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Sociolinguistique et changement linguistique

2.2.1 La naissance de la sociolinguistique

Si le terme « linguistique » est communément accepté comme étant l’étude du lan-gage, la sociolinguistique pourrait donc être considérée comme une sous-discipline de la linguistique, s’intéressant au lien entre le social et le linguistique. L’apparition relati-vement récente de la sociolinguistique à l’échelle de l’histoire de la linguistique semble abonder dans ce sens : on l’associe généralement aux années soixante. Mesthrie (2001, p. 1) et Chambers & Schilling-Estes (2013, p. 3) notent que la première utilisation du terme « sociolinguistique » est généralement attribuée à Currie en 1952 (mais Mesthrie et al. 2009, p. 4 rapportent également une utilisation antérieure et indépendante du même terme par Hodson en 1939).

Nous souhaitons adopter une position claire ici, semblable à celle de nombreux ciolinguistes dans le monde, notamment Labov : pour nous, toute linguistique est so-ciale. Nous ne rejetons pas les avancées de la linguistique « théorique » ou « formelle », mais il nous semble que les théories qu’elle formule doivent être mises à l’épreuve de données réelles ou authentiques. De la même manière, nous pensons que les travaux variationnistes doivent permettre d’affiner les modèles théoriques dont la communauté des chercheurs dispose. Labov a longtemps évité le terme de sociolinguistique dans ses travaux, pour la raison suivante : « I have resisted the term sociolinguistics for many years, since it implies that there can be a successful linguistic theory or practice which is not social. » (Labov 1972, p. xiii) Ce sont des propos auxquels nous souscrivons totalement, car nous ne concevons pas le langage comme un objet abstrait, mais bien comme un sujet d’étude qui doit être analysé en situation.

Néanmoins, comme nous l’avons dit plus haut, nous ne rejetons pas catégorique-ment la linguistique dite « classique », puisque la sociolinguistique a une dette intellec-tuelle et historique envers elle. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que la sociolinguistique ait eu une éclosion relativement tardive. En effet, nous verrons que les cadres théo-riques dominants avant l’avènement de la sociolinguistique reposaient sur des postulats théoriques difficilement compatibles avec l’étude de la variation.

Le structuralisme de Ferdinand de Saussure a bien conscience que le langage est un instrument social : « le langage a un côté individuel et un côté social, et l’on ne peut concevoir l’un sans l’autre. » (Saussure 1916, p. 24) Saussure va même jusqu’à définir la langue comme « la partie sociale du langage », mais ajoute néanmoins qu’elle est « extérieure à l’individu » et « de nature homogène » (ibid., p. 31–2). En définissant l’objet d’étude de la linguistique comme étant la langue, c’est-à-dire le système commun à un groupe donné, et non la parole (qui est la mise en pratique de ce système par un individu), Saussure considère que l’étude de la variation est secondaire à la théorisation du système de l’ensemble des locuteurs d’une langue donnée. C’est pour Petyt (1980,

p. 101–103) un premier coup porté aux chercheurs travaillant dans le cadre de la dialectologie traditionnelle (voir 2.2.2). En outre, le passage des études synchroniques au premier plan fait que les études diachroniques sont quelque peu délaissées.

Le paradigme dominant de la linguistique au début de la seconde moitié du xxeest sans nul doute la linguistique générative de Chomsky. On trouve en son cœur la notion de locuteur idéal, membre d’une communauté linguistique homogène, ce qui laisse peu de place à la variation :

Linguistic theory is concerned primarily with an ideal speaker-listener, in a completely homogeneous speech-community, who knows its language perfectly and is unaffected by such grammatically irrelevant conditions as memory limitations, distractions, shifts of attention and interest, and errors (random or characteristic) in applying his knowledge of the language in actual performance (Chomsky 1965, p. 3).

Chomsky ne reprend pas exactement la distinction saussurienne entre langue et parole, mais sa propre division entre compétence (la connaissance que possède le locuteur idéal de sa propre langue) et performance (l’usage qu’il en fait), ainsi que sa décision de se concentrer sur l’étude de la compétence ont les mêmes effets pour ce qui est de l’étude de la variation.

Dès lors, on comprend aisément que les travaux qui se concentraient sur la va-riation aient longtemps eu du mal à être reconnus, face à des cadres théoriques qui considéraient que l’on devait faire fi de la variation individuelle, pour pouvoir dégager des principes universaux qui s’appliquaient à tous. Petyt (1980, p. 107–110) remarque d’ailleurs que la notion de variation a été dans l’ensemble ignorée dans la première moitié du xxe siècle (ou considérée comme étant de la variation « libre »), jusqu’à un article de Fischer (1958), dans lequel l’auteur critique l’utilisation répandue du terme free variation : il ne s’agit pas pour lui d’une véritable explication sur l’origine ou même l’usage des différentes variantes.

Chambers & Schilling-Estes (2013, p. 6) soulignent également que la maturité tardive des sciences humaines par rapport aux sciences dites « dures » (relativement plus anciennes que les sciences humaines, dont Chambers & Schilling-Estes situent la naissance au début du xxesiècle) a retardé les possibilités d’études faisant le lien entre langue et société. C’est dans ce contexte que les travaux de Labov, qui sont aujourd’hui considérés comme étant véritablement les études fondatrices de la sociolinguistique moderne, furent publiés. Les idées et la méthodologie sur lesquels ils se fondent furent immédiatement adoptés, au grand étonnement du principal intéressé :

I had imagined a long and bitter struggle for my ideas, where I would push the social conditioning of language against hopeless odds, and finally win belated recognition as my hair was turning gray. But my romantic imagination was cut short. They ate it up! (ibid., p. 2)

Il ne faudrait pas en revanche tomber dans une réécriture de l’histoire de la lin-guistique, et penser que variation et changement n’ont jamais intéressé les linguistes jusqu’ici. C’est d’ailleurs l’avis de Foulkes : « Interest in linguistic variation is probably as old as interest in language itself. Comments on variation trace back as far as the Sanskrit grammarian P¯an.ini (ca. 600 bc) » (Foulkes 2006, p. 6). Kiparsky (1979), cité par Chambers & Schilling-Estes (2013, p. 5), avance que P¯an.ini était conscient de l’existence de la variation, mais que les termes qu’il utilisait pour la désigner ont été traduits d’une autre manière par les chercheurs qui se réclamaient de la tradition pani-nienne. Quelques siècles plus tard, l’écrivain romain Varron s’intéressait à la variation, qu’il liait à l’usage vernaculaire (ibid., p. 5–6). De plus, de nombreuses disciplines ont entretenu ou entretiennent toujours un lien plus ou moins étroit avec la sociolinguis-tique, au nombre desquelles la dialectologie traditionnelle et la linguistique historique, comme l’atteste cette citation de Llamas, Mullany & Stockwell (2007, p. xv) dans leur introduction au The Routledge companion to sociolinguistics5 :

Sociolinguistic interest in variation and change can be drawn in a straight line back to the earlier traditional concerns of dialectology and philology, which described the different varieties that make up a language and traced the historical development of particular features of vocabulary and gram-mar.

Koerner (2001) reconstruit d’ailleurs la généalogie intellectuelle de certains sociolin-guistes, notamment celle de Labov, dont plusieurs idées font écho à celles d’autres chercheurs de la fin du xixe et du début du xxe siècle. Ainsi les concepts de chaînes de traction et de propulsion (pull chain et push chain) sont-ils présents dans les travaux de Martinet (Martinet 1952 ; Martinet 1955). Koerner avance que Labov ne pouvait pas ignorer l’existence de ces travaux, car Uriel Weinreich, le directeur de recherche de Labov, était lui-même l’étudiant de Martinet à Columbia University, où Martinet enseigna de 1948 à 1955 (2001, p. 4, 12) et Labov reconnaît d’ailleurs clairement son influence (voir Labov 1999). Weinreich joue d’ailleurs un rôle déterminant dans cette généalogie de la linguistique, puisque Koerner rapporte que son père, Max Weinreich, travailla sous la direction de Ferdinand Wrede. Ce dernier était le successeur de Georg Wenker à l’Université de Marbourg, qui lança le projet du Deutscher Sprachatlas (sur lequel nous reviendrons ultérieurement), dirigé après sa mort par Wrede. Ce même Wrede faisait, dès le tout début du xxe siècle, des parallèles entre l’ethnographie et la dialectologie (Koerner 2001, p. 9).

Peut-être de manière plus inattendue, Koerner parvient à trouver un lien entre Saussure et Labov. En effet, l’un des étudiants de Saussure était Antoine Meillet avec

5. Petyt a également un point de vue similaire : « The essential point is that ‘dialectology’ is a wider subject than the study of regional varieties. But the fact that until relatively recently the social dimension was relatively neglected in favour of the geographical has left many people with the impression that dialectology is only concerned with geographical differences » (Petyt 1980, p. 30).

lequel Martinet avait travaillé. Par l’intermédiaire de Weinreich, on peut donc remonter de Labov à Saussure.

2.2.2 La dialectologie

Comme nous l’avons vu, Koerner tisse un lien intellectuel entre Labov et Georg Wenker. Nous allons nous intéresser brièvement au travail de ce dernier, qui représente pour Chambers & Trudgill (1998, p. 125) le premier travail pouvant véritablement se réclamer de la dialectologie traditionnelle6, puisqu’il s’agit de la première enquête de grande envergure (Petyt 1980, p. 40), menant à terme à la publication du Deutscher Sprachatlas auquel nous venons de faire référence. Dès 1876, Wenker envoie des listes de phrases écrites en allemand standard à des instituteurs, auxquels il demande de réécrire ces mêmes phrases dans le dialecte local. Les premiers courriers sont envoyés dans le nord de l’Allemagne (plus précisément, de l’Empire Allemand de l’époque) et Wenker poursuit cette récolte de données jusqu’en 1887. Chambers & Trudgill sou-lignent l’ampleur du travail accompli : Wenker a envoyé sa liste de phrases à plus de 50000 instituteurs, et reçu environ 450007 réponses (1998, p. 15). Dès 1881, Wen-ker est en mesure de publier un ouvrage comprenant des cartes à partir des données déjà recueillies, même si Chambers & Trudgill (ibid., p. 16) notent que l’ampleur des données le force à se limiter à certaines zones du nord et du centre de l’Allemagne : il s’agit du Sprach-Atlas von Nord- und Mitteldeutschland. Quelques années plus tard, le Sprachatlas des deutschen Reichs verra le jour. Après la mort de Wenker en 1911, c’est Ferdinand Wrede qui continue ce projet, avec la publication du Deutscher Sprachatlas en 1926 (ibid., p. 16). Le travail colossal de Wenker et de ses successeurs a porté ses fruits, puisqu’aujourd’hui encore leurs données sont utilisées. C’est notamment le cas du projet DiWA (Digital Wenker Atlas), lui aussi hébergé à l’université de Mar-bourg, qui est non seulement une version en ligne des diverses cartes du Sprachatlas des deutschen Reichs, mais qui permet également de superposer d’autres cartes (repré-sentant des informations qui ne sont pas nécessairement d’ordre linguistique) à celles de Wenker (Herrgen 2010, p. 91–2).

Quelques années après ces travaux pionniers, d’autres projets dialectologiques sui-virent. Nous pensons notamment au travail mené par le linguiste Jules Gilliéron et son enquêteur sur le sol français, Edmond Edmont, qui conduisit à la publication de 1902 à 1910 de l’Atlas linguistique de la France (Chambers & Trudgill 1998, p. 16–17). D’un point de vue méthodologique, on observe quelques points de divergence par rapport au travail entamé par Wenker. Pop (1950) rapporte d’ailleurs qu’après la publication du Sprachatlas des deutschen Reichs, l’Abbé Rousselot, phonéticien et dialectologue,

6. On pourrait également parler de « géographie des dialectes » pour faire écho à l’expression « dialect geography ».

écrivait :

Je ne sais dans quelle relation se trouvent les dialectes allemands avec la langue littéraire, ni quel degré de compétence ont les instituteurs pri-maires pour la collaboration qui leur a été demandée. Mais je dois dire qu’en France une œuvre entreprise sur de pareilles bases serait certaine-ment mauvaise. En effet, nos parlers populaires possèdent des nuances trop délicates pour qu’il soit possible de les percevoir et de les noter sûrement sans une préparation spéciale (Pop 1950, p. 114).

Effectivement, Edmont suivit d’abord une formation à la notation phonétique, avant d’être envoyé faire un tour de France à bicyclette de 1897 à 1901 (Hill 2001 ; Durand, Laks & Lyche 2003), au cours duquel il visita plus de 600 points d’enquête. Dans chacun de ces lieux, il notait les réponses de locuteurs (dont le nombre final s’élève à plus de 700) à un questionnaire établi préalablement par Gilliéron. Là où ce travail se détache clairement de l’ouvrage de Wenker (1890ff), c’est qu’alors que la nature écrite des données récoltées par Wenker laissait aux instituteurs (qui, rappelons-le, n’étaient pas nécessairement habitués à retranscrire des dialectes) le temps de réfléchir à leur réponse, Edmont notait la première chose qui venait à l’esprit des personnes qu’il interrogeait (Pop 1950, p. 119). Petyt (1980, p. 42) considère que le travail de Gilliéron et d’Edmont a été le modèle pour de nombreuses autres travaux ultérieurs sur les dialectes. Deux des étudiants de Gilliéron, Karl Jaberg et Jakob Jud8, ont d’ailleurs appliqué des méthodes inspirées du travail de Gilliéron dans leur étude des dialectes de l’italien en Suisse du sud et Italie (Jaberg & Jud 1928–1940), avant de rejoindre les États-Unis, où ils conseillèrent Hans Kurath, directeur du projet Linguistic Atlas of the United States and Canada (Petyt 1980, p. 43 ; Chambers & Trudgill 1998, p. 17), dont le premier volume fut publié en 1939 (Kurath 1939–1943).

En comparaison, ce n’est que plus tard qu’eut lieu la première enquête dialectolo-gique d’envergure en Grande-Bretagne : Petyt (1980, p. 88) note que ce n’est que dans les années 1940 que Dieth souligne cette absence. Avec Orton, il entreprend alors de mettre en place le projet qui aboutira à la publication de la Survey of English Dialects. L’ensemble du territoire anglais (et quelques localités du Pays de Galles) est divisé en 4 grandes zones (nord, sud, « west midlands » et « east midlands »), et entre 70 et 80 locuteurs sont recrutés pour chaque zone. Un questionnaire comprenant plus de 1300 éléments est utilisé pour les entretiens, et la plupart des locuteurs sont même enregistrés à l’aide de bandes magnétiques (ibid., p. 89–90). Les recherches prennent près d’une dizaine d’années (Petyt 1980, p. 90 ; Chambers & Trudgill 1998, p. 19), et le premier volume n’est publié qu’en 1962, quelques années après la mort de Dieth en

8. Koerner (2001, p. 12) note que le directeur de recherche de Labov, Uriel Weinreich, a eu Jud pour professeur lors d’une année universitaire passée à Zurich : on peut donc établir une « gé-néalogie intelectuelle » entre Saussure et Labov, mais aussi entre ce dernier et les premiers travaux dialectologiques.

1956.

De nombreuses autres études que l’on pourrait rattacher à la dialectologie existent, et le propos de la présente thèse n’est pas de les recenser de manière exhaustive. Nous souhaitons néanmoins, avant d’aborder ce qu’on appelle la linguistique historique, puis de présenter quelques études (voir 2.2.4.2 et 2.2.4.3) qui relèvent plus de la dialectologie urbaine (par opposition à la dialectologie traditionnelle), revenir sur les caractéristiques des locuteurs sélectionnés dans les travaux présentés plus haut. C’est, en fait, pour Chambers & Trudgill : « perhaps the most typical feature shared by all of the major projects in dialect geography » (Chambers & Trudgill 1998, p. 29). En effet, dans la plupart des cas, l’immense majorité des individus interrogés font partie de ce qu’on appelle les NORMs, pour « nonmobile, older, rural males ». Ainsi, Chambers & Trudgill notent que sur les quelques 700 locuteurs étudiés par Edmont, on ne trouvait que 60 femmes. En ce qui concerne leur niveau d’études, environ 500 n’avait quasiment pas reçu d’éducation. Finalement, presque tous venaient de petits villages (ibid., p. 29). On retrouve un profil similaire chez les locuteurs de la Survey of English Dialects : « The preferred informants were over sixty, male . . . and agricultural workers » (Petyt 1980, p. 89). Nous verrons dans la section 2.2.4 que les enquêtes véritablement sociolinguistiques diffèrent clairement de la dialectologie traditionnelle sur ce point.