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La vision du développement durable mise de l’avant dans la norme

5   PROPOSITIONS PRAGMATIQUES DESTINÉES SPÉCIFIQUEMENT À L’ENTREPRISE 67

6.3   Lecture pragmatique de la norme 83

6.3.1 La vision du développement durable mise de l’avant dans la norme

Le premier thème abordé, celui de la vision du développement durable proposée dans la norme, nous semble particulièrement crucial, puisqu’il en est l’élément central et le véritable point de départ. C’est aussi un élément très important de l’approche pragmatique que nous avons esquissée au chapitre précédent. Nous avons déjà noté, en parlant du développement durable, que c’est un concept généralement consensuel, personne ne s’opposant ouvertement à la vertu. À cet égard, les différentes définitions retrouvées dans la norme nous apparaissent elles aussi assez consensuelles et ne semblent pas contradictoires a priori avec une approche pragmatique, comme nous l’avons développée jusqu’à maintenant. Les choses deviennent plus compliquées cependant lorsque l’on tente de donner un sens plus précis à ce concept, notamment un sens plus pratique, comme il est proposé dans la norme.

On peut retenir des auteurs pragmatiques analysés dans les chapitres précédents au moins trois caractéristiques essentielles d’une démarche de développement durable : 1 — le développement

durable est un projet qui doit nécessairement être de l’ordre collectif et il doit, pour faire du sens, être minimalement pensé à l’échelle des communautés; c’est un appel à faire travailler ensemble une variété d’acteurs, dont les buts, objectifs et valeurs ne vont pas tous, a priori, dans la même direction; de façon corollaire, un projet de développement durable ne peut se penser en terme d’application d’une série de principes par un agent décisionnel isolé, aussi pertinents ces principes puissent-ils être. À cet effet, on a proposé de parler à l’entreprise, au chapitre 5, de « participation » à un projet collectif de développement durable, projet qui aurait bien sûr en vue, dans le contexte québécois, l’actualisation au niveau de la collectivité des 16 principes du développement durable proposés dans la loi québécoise. 2 — La mise en œuvre d’un développement durable, qui doit nécessairement se penser à l’échelle de la collectivité, va inévitablement être conflictuelle, c’est-à- dire qu’elle devra notamment permettre de rendre publique les inévitables différences de valuation que font chacun des acteurs de la société quant à l’importance à accorder aux divers éléments constituants des sphères économiques, sociales et environnementales. Pour que le développement durable puisse s’opérationnaliser, la collectivité devra, à différentes échelles, mettre en œuvre des modalités permettant une résolution satisfaisante de ces multiples conflits. 3 — Si l’on a proposé au dernier chapitre que les 16 principes du développement durable proposés dans la loi québécoise pouvaient très bien servir de guide ou de référence dans le cadre d’une démarche pragmatique, on a par ailleurs précisé que l’on ne peut parler de développement durable si ladite démarche ne permet pas (notamment) l’atteinte d’une véritable soutenabilité écologique. Voilà pour la position pragmatique.

Que dit la norme au sujet du développement durable? Avant de répondre à cette question, il faut préciser d’emblée que le document est équivoque dans son traitement pratique et théorique du concept. Cela dit, la norme ne met clairement pas l’accent sur chacune des trois caractéristiques que nous venons de présenter.

On souligne très peu ou pas l’aspect collectif du développement durable dans la norme. On peut ainsi avoir l’impression par moment que le projet de développement durable de l’entreprise peut être un projet individuel, par exemple : l’entreprise prend toujours seule ses décisions et peut le faire selon ses propres critères; elle a le dernier mot dans sa relation avec les parties prenantes; on lui suggère bien, à la page 18 de la norme, de consulter la Stratégie gouvernementale de développement durable pour voir si certaines complémentarités ne seraient pas possibles, mais cela demeure à son entière discrétion. Tout au long de la norme, on lui propose par ailleurs d’appliquer, selon son propre jugement, c’est-à-dire seule, les principes du développement durable. En somme, une approche de développement durable telle que décrite dans la norme peut sembler

être une démarche que l’entreprise peut emprunter en tant qu’agent décisionnel isolé, ce qui situerait cette norme à l’opposé d’une approche pragmatique.

La norme semble par ailleurs pousser jusqu’au bout cette logique d’un développement durable mis en œuvre par un agent isolé. L’entreprise, au stade ultime de son cheminement, est décrite alors comme un véritable « générateur » de développement durable (Cadieux et Roy, 2012, p. 44). Parvenue à ce niveau, elle aura pleinement intégré chacun des 16 principes de la loi. Une telle entreprise s’assurera ainsi non seulement que ses propres activités respectent les principes du développement durable, elle utilisera de plus, comme on l’a vu plus tôt, « son influence pour aider ses fournisseurs et la collectivité à progresser » eux aussi « en termes de développement durable » (ibid.). Elle aura également mis en œuvre des tables de concertation permanentes faisant participer toutes les parties prenantes (Chénier, A.-A., 2012), et elle permettra la conciliation des intérêts divergents de ces dernières (BNQ, 2011). Devenue pleinement responsable, elle redistribuera ensuite elle-même la « valeur ajoutée » obtenue de son travail et de ses efforts d’une manière équitable (BNQ, 2011, p. 34). Est-ce que tout cela est bien réaliste?

Cela dit, comme mentionné plus tôt, le développement durable n’est pas présenté de façon univoque dans la norme. À cet égard, dans les définitions présentées au chapitre 3, on mentionne plutôt qu’une entreprise responsable est celle qui, plus simplement, « contribue » au développement durable (BNQ, 2001, p. 4). À noter par ailleurs qu’il y a une nette distinction à faire selon nous entre les diverses formulations retrouvées dans la norme en lien avec les principes du développement durable : si l’on parle souvent à cet effet « d’appliquer » ces principes, ailleurs on parle plus simplement de les « prendre en compte ». À d’autres endroits, comme à la page 9, on en fait plutôt des critères d’analyse pouvant aider à choisir des pratiques plus innovantes. On en fait aussi des références pratiques permettant d’inscrire davantage les actions de l’entreprise dans une démarche de développement durable. Ce type de formulation, qui atténue quelque peu les aspirations suggérées à l’entreprise en matière de développement durable, tout en leur donnant néanmoins une direction claire, nous semble beaucoup plus proche de ce que l’on pourrait retrouver dans le cadre d’une démarche pragmatique.

On parle par ailleurs très peu (ou pas) dans la norme de l’aspect conflictuel du développement durable et de la nécessité d’arbitrages difficiles qu’un tel développement implique selon les auteurs pragmatiques analysés dans cet essai. On semble au contraire s’efforcer de présenter ce développement de façon très attirante pour l’entreprise. À cet effet, on présente l’application des principes du développement durable comme allant pratiquement de soi pour cette dernière et l’on souligne, comme on l’a dit plus tôt, qu’elle peut en attendre de multiples bénéfices. Mentionnons

par ailleurs, pour clore l’analyse de ce premier thème, que l’application de la norme par les entreprises ne nous assure malheureusement pas, au final, qu’elles contribueront dans un avenir prévisible à assurer la soutenabilité écologique de nos communautés, l’entreprise ne se voyant imposer aucune nouvelle contrainte, ni aucun objectif spécifique à cet égard.