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Émilie Hache : accompagner un monde en transformation 50

4.   PROPOSITIONS PRAGMATIQUES DESTINÉES À LA COLLECTIVITÉ 49

4.1.   Émilie Hache : accompagner un monde en transformation 50

Nous commencerons notre analyse en nous penchant sur un essai de la philosophe française Émilie Hache, publié en 2011, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique. Par celui-ci, l’auteure tente à sa manière de réactualiser au niveau environnemental la vision naturaliste de la morale proposée par les pragmatistes classiques James et Dewey. Bien que nous ayons certaines réserves à son égard (comme on pourra le constater ici), le texte de Hache nous semble intéressant comme point de départ d’une analyse de propositions d’auteurs pragmatiques contemporains, puisqu’il nous permet notamment de présenter une vue d’ensemble des contributions potentielles du pragmatisme. Hache nous y présente une variété d’approches, allant du concept de décroissance jusqu’à des propositions visant à insuffler de la morale à l’économie.

Hache établit d’entrée de jeu dans son essai que les multiples problèmes environnementaux auxquels nous sommes confrontés, ceux liés à la perte de la biodiversité, aux changements climatiques ou à la pollution pour ne nommer que ceux-là, sont autant d’appels de non-humains (tant les animaux, l’eau, l’air, le climat, etc.) pour que nous revoyions notre relation avec « eux ». Ce sont des appels moraux que l’on peut considérer comme autant d’occasions pour nous de devenir plus responsables en y répondant de manière intelligente. Pour ce faire, il ne s’agit pas de répondre à une « loi morale ou à la raison universelle », mais de « répondre à quelqu’un/quelque chose » d’extérieur à nous (Hache, 2011, p.26). Il faut pour ce faire, au tout premier rang, se

préoccuper des conséquences concrètes de nos idées et de nos actions sur les autres, les autres incluant bien sûr les non-humains.

En réponse à ces multiples appels moraux dont elle fait le constat, Hache souligne que de nombreux changements dans les pratiques morales de ses contemporains se produisent actuellement au sein de nos sociétés démocratiques et souhaite en rendre compte le plus justement possible, c’est-à-dire qu’elle cherche à « les décrire au mieux » (Hache, 2011, p. 13). Elle le fait notamment en nous présentant, d’une manière se voulant aussi factuelle que possible, le récit de quelques « évènements », certains largement médiatisés (on pense notamment aux manifestations en France contre les OGM), d’autres un peu moins connus (comme la proposition de zooféministes américaines de permettre la cohabitation de pumas sauvages et d’humains en Californie). Ces différents évènements ont en commun de mettre en scène des acteurs qui proposent de nouvelles façons de voir notre relation avec l’environnement. En faisant ainsi « parler » les autres, on comprend que pour Hache, le rôle du philosophe moral n’est pas d’imposer ses valeurs, ni même de chercher à guider ses semblables par l’étendue de sa prétendue sagesse. Son rôle est plutôt de chercher à rendre compte le mieux possible de la vie morale qu’il est à même d’observer, c’est-à-dire des évènements moraux dont il est le témoin, et d’accompagner, ce faisant, les changements qui ont cours dans nos sociétés et qui s’articulent tant par des discours moraux novateurs que par des gestes concrets.

Le travail de Hache doit ainsi, du moins c’est ce que nous croyons en comprendre, nous aider à faire des choix plus judicieux en matière environnementale. Mais ne nous y trompons pas, ces choix ne seront pas pour autant faciles à faire. Par exemple, face à la perte vertigineuse de la biodiversité, face à l’extinction massive d’espèces vivantes, il faudra faire des choix : nous ne pourrons pas sauver chacune de ces espèces. Mais comment répondre à ces demandes morales incompatibles les unes avec les autres? Les décisions morales, à l’évidence, nous placent souvent devant des choix inconfortables pour lesquels il n’existe pas de solution optimale (Talisse and Aikin, 2008, p. 114). La crise environnementale nous forcera ainsi selon Hache à faire des deuils. Mais face à une multiplicité de demandes morales, une approche pragmatique nous inciterait cependant selon la philosophe à faire en sorte « qu’un maximum d’entre elles soient satisfaites » (Hache, 2012, p.136).

Pour tenter ainsi de formuler des réponses plus satisfaisantes à la crise environnementale, c’est-à- dire notamment des réponses plus inclusives, Hache nous propose « trois façons, trois obligations » (Hache, 2012, p. 37) à inclure dans une approche morale pragmatique : relativiser nos différentes fins, c’est-à-dire tenter de faire coexister une pluralité de fins plutôt que de chercher à

faire de certaines des absolus; faire appel à l’expérience, c’est-à-dire tenter notamment de se mettre dans les souliers de l’autre afin de comprendre et ultimement de tenir compte de ses « expériences »; finalement, faire des compromis, ce qui ne revient pas selon Hache à se contenter d’une morale aux rabais, comme l’affirmeraient certains en parlant avec un certain mépris du pragmatisme, les compromis n’étant pas à faire selon la philosophe française sur la morale proprement dite, mais sur nos principes particuliers, qui ne sont jamais, précisons-le de nouveau, des absolus et qui ne sont de plus pas toujours adaptés à la situation particulière à laquelle nous sommes confrontés. On est ainsi invité à adopter un point de vue moral dynamique, qui, sans être pour autant relativiste, est en mesure de se remettre en question, qui est ouvert à s’adapter à de nouvelles situations, à prendre en compte de nouvelles données, de nouveaux points de vue, donc de nouvelles « expériences ».

Parmi les réponses proposées pour faire face à la crise environnementale, Hache s’intéresse longuement dans son essai à l’articulation qui serait aujourd’hui tentée entre l’économie et la morale, à travers laquelle l’on cherche notamment à prendre en compte des problèmes écologiques dans les opérations économiques en présentant les premiers comme des préoccupations morales. Si l’on peut penser ici aux approches de RSE dont on a déjà parlé, Hache nous dirige plutôt vers le développement durable, qui en serait selon elle « une des expressions les plus connues et pourrait être défini ici comme une des versions de l’ambition renouvelée d’une économie moralisée » (Hache, 2012, p. 101). Une telle réduction du développement durable, qui semble en faire pratiquement un synonyme de la RSE, peut sembler assez étonnante, puisque le développement durable, à l’évidence, ne vise pas uniquement à repenser le fonctionnement de l’économie, c’est un projet beaucoup plus large, voire une approche globale, qui interpelle notamment le citoyen, la société civile et l’État et qui a déjà transformé, entre autres, la façon dont on conçoit aujourd’hui tant le développement urbain, l’architecture de bâtiment que l’architecture de paysage. Cela dit, le point de vue de Hache sur la question mérite selon nous d’être considéré avec intérêt puisqu’il peut informer une démarche en RSE. Il peut aussi sans doute nous permettre de comprendre un peu mieux pourquoi des personnes, pourtant visiblement sensibles aux problèmes environnementaux, se montrent néanmoins réticentes à adhérer avec un minimum d’enthousiasme au développement durable.

Selon Hache, l’articulation entre économie et morale qui serait aujourd’hui proposée serait périlleuse à plusieurs niveaux. Elle pose d’abord un problème de crédibilité : peut-on croire les entreprises, lorsque l’on constate que la morale a souvent été instrumentalisée par elles « comme justification de pratiques économiques immorales » (Hache, 2012, p. 100)? Il y a risque également

seule discipline apte à traiter des problématiques écologiques, discréditant ce faisant des mesures alternatives innovantes proposées pour faire face à la crise environnementale, en tout premier lieu selon Hache les propositions orientées vers les mouvements de décroissance et de la simplicité volontaire. Cela dit, on ne pourrait pas selon la philosophe française, d’un point de vue pragmatique, écarter a priori la possibilité de faire occuper à la morale une plus grande place dans l’économie, ce serait « passer à côté de quelque chose d’important en train de se jouer » (Hache, 2012, p. 102). Il faut toutefois se rendre compte qu’il sera difficile d’intéresser réellement les acteurs de l’économie à l’environnement, sans une intervention du politique.

Pour Hache, politique et morale sont ainsi indissociables : nos demandes morales ne pourront pas être prises en compte selon elle sans une participation politique active. Son projet se révèle en ce sens très ambitieux et nous oriente à tenter de composer rien de moins qu’un nouveau « monde commun ». En guise de réponse à l’actuelle crise environnementale, et à l’instar de plusieurs philosophes pragmatiques, la position morale de Hache l’amène notamment à considérer l’approche « démocratique » de Dewey et sa notion de publics. Par publics, Hache entend des regroupements plus ou moins spontanés d’individus de milieux et d’horizons variés autour d’une problématique particulière que l’État ne semble plus en mesure de traiter convenablement. À travers ces regroupements, les individus peuvent manifester plus efficacement leur opposition à des propositions qu’ils trouvent inacceptables. Hache donne en exemple la mobilisation citoyenne en France contre l’utilisation des OGM, autour d’inquiétudes sur les conséquences néfastes possibles que de tels organismes pourraient avoir sur les « autres non-humains » et sur « la santé de la population humaine à moyen et long terme » (Hache, 2012, p.183). Cette mobilisation a amené à la création d’une « conférence de citoyen », réponse originale, du moins d’un point de vue québécois, de l’État français à une contestation qui ne s’estompait pas.

On peut relier ce type de réponse, auquel les États européens auraient de plus en plus recours, aux forums hybrides dont nous parle Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, dans leur ouvrage de 2001, Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique. Par de tels forums, on vise la prise en compte de savoirs dits « non experts » pour permettre à la collectivité de mieux prendre position au sujet de controverses « sociotechniques », qui sont le produit de situations où persistent d’importantes incertitudes scientifiques et où l’on retrouve des « stratégies divergentes d’acteurs » (Goxe, 2003). Généralement organisés par l’État, ces forums cherchent à faire côtoyer experts et non-experts pour qu’une position, disons plus largement informée, puisse émerger en réponse au sujet de controverse. De tels dispositifs visent ainsi à permettre au citoyen non expert de se « mêler de ce qui ne le regarde (habituellement) pas » (Callon et autres, 2001), lui donnant ainsi un certain pouvoir dans la prise de décisions complexes et techniques, qui

ont par le passé été laissées à des experts, souvent avec des conséquences très fâcheuses, précisons-le. Le simple citoyen pourrait donc, en travaillant conjointement avec les scientifiques et les autres décideurs, participer à « l’élaboration d’un monde commun » (Goxe, 2003).

L’espoir derrière de telles initiatives, qui font ainsi écho en plusieurs points à la pensée de Dewey, est pour Hache de permettre le développement d’une véritable intelligence collective capable d’imaginer et de proposer des solutions novatrices et mieux adaptées en réponse aux problèmes environnementaux. L’idée étant ainsi de voir comment il serait possible de mieux faire face « ensemble » à la crise environnementale. Ce ne sont cependant pas les seules réponses à envisager selon la philosophe face à cette crise. Hache souligne à cet égard dans son livre quelques autres initiatives individuelles et collectives, « expérimentant des modifications de nos manières de vivre à différentes échelles » et qui tournent autour du mouvement de la simplicité volontaire et de la décroissance (Hache, 2011, p. 202). Elle en traite assez brièvement dans son essai, mais s’y intéresse tout de même parce que « chacune à sa manière » tente de « recréer des formes de commun » (Hache, 2012, p. 203), visant notamment à prendre en compte le plus de personnes possible. Sans proposer ici une critique de la décroissance, ni chercher à la discréditer, il semble cependant légitime, afin de mettre une telle proposition en perspective, de se demander non seulement jusqu’à quel point la décroissance peut être considérée comme un projet réaliste, mais aussi jusqu’à quel point elle pourrait permettre dans les faits de prendre en compte le plus de personnes possible ou la plus large étendue de valeurs. On sait très bien qu’une partie importante de la population (à notre connaissance une forte majorité des populations québécoises et nord- américaines) accorde toujours une grande valeur à l’économie (et à son développement). Elle le fait non sans raison, puisque l’économie de marché a su démontrer, malgré tous ses défauts, son efficacité à contribuer de multiples manières (pour un grand nombre d’entre nous) non seulement à la réalisation de fins ayant de façon pratiquement universelle une importance capitale, mais un éventail quasi infini d’autres fins plus particulières qui enrichissent (à différents degrés) nos vies tant à un niveau individuel que collectif. On pense ici par exemple à un accès très large à l’éducation et à des soins de santé de qualité, à la sécurité alimentaire, à l’accès à un logement, à la possibilité de vivre plus de quatre-vingts ans, à la possibilité de favoriser l’épanouissement de nos enfants, à l’accès à la culture ou au divertissement, à la préservation du patrimoine bâti, à l’accès à un certain niveau de confort, à la possibilité de voyager à l’étranger, à la possibilité de pratiquer une grande variété de sports ou de développer nos talents artistiques ou encore à une grande liberté de choisir nos propres fins plutôt que de se les voir imposer par autrui; la liste pourrait continuer ainsi pour un bon moment. Puisqu’une forte majorité de citoyens accordent une grande valeur à l’économie (et souhaite encore son développement) et puisque l’économie

tous nos efforts) à voir comment pourrait se concilier en pratique le concept de décroissance avec cette idée pragmatique, avancée par James, nous encourageant à être aussi inclusifs que possible dans la prise en compte des valeurs portées par les différents membres de la société. Par ailleurs, s’il semble impératif en réponse à la crise environnementale de demander à la société dans son ensemble de mieux prendre en compte l’environnement, on peut difficilement lui demander du même souffle de renoncer à tant de choses qui ont de la valeur pour elle et s’attendre à obtenir de sa part une réponse favorable. Pour le dire aussi simplement que possible : la décroissance en tant que projet à mettre en œuvre à une échelle pouvant apporter des bénéfices substantiels à l’environnement, malgré tout le bien que l’on peut en penser, ne nous semble pas pragmatique, tant dans l’acception philosophique de ce terme que dans son acception courante.

Cela dit, malgré les quelques réserves que nous avons exprimées à leur sujet, il y a beaucoup à retenir selon nous des propositions pratiques avancées par Hache. On retiendra notamment, outre l’appel à une plus grande participation citoyenne, sur laquelle l’on reviendra dans la suite de ce chapitre, l’idée d’accompagner les changements qui sont en cours au sein de la société pour mieux prendre en compte l’environnement. Validant l’analyse que nous avons présentée au chapitre 2 à ce sujet, Hache nous incite à cet égard à voir si l’on ne pourrait pas accompagner les changements qui se produisent actuellement au sein de l’entreprise privée en matière de gestion environnementale. Ces changements, bien qu’ils soient jusqu’à présent assez décevants selon certains chercheurs comme on l’a déjà noté, méritent sans aucun doute que l’on s’y intéresse. Nous verrons comment un tel accompagnement pourrait être pensé en termes pragmatiques aux chapitres 5 et 6.