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1.2.2 – LE VISAGE COMME MATIÈRE

RELATIONS DU NUMÉRIQUE AVEC LE VIVANT

1.2.2 – LE VISAGE COMME MATIÈRE

La tête, mémoire de la représentation du vivant

Dans Problèmes des trois corps, Paul Valéry formule que le corps « n’a d’unité que dans notre pensée.77 » Face/Off de John Woo corrobore la citation du poète français en démontrant que l'identité et l'humanité d'un sujet ne sont pas subordonnées à la ressemblance mais à la

conscience d’être-au-monde à travers un corps. Le film mêle l’histoire de deux hommes, l’agent du FBI Sean Archer (John Travolta) et le terroriste Castor Troy (Nicolas Cage). Après six ans de traque, le policier fédéral parvient enfin à appréhender son adversaire au cours d’un raid spectaculaire. Plongé dans le coma, le criminel est hors d’état de nuire. Mais l’intrigue entre les deux protagonistes est relancée par la découverte d’une bombe que son ennemi eut le temps de programmer avant son arrestation en plein cœur de Los Angeles. Pollux Troy, le frère de Castor (Alessandro Nivola), sous haute surveillance dans un pénitencier d’État, est seul à en connaître l’emplacement. Afin d’empêcher son explosion, Sean Archer est contraint de se greffer le visage de Castror Troy pour lui extorquer l’adresse de la cachette. L’agent du FBI change littéralement de peau, troquant son identité contre celle de son antagoniste dans le laboratoire de chirurgie plastique Walsh Institute. Sa métamorphose physique est exposée en détail lors d’une séquence caractéristique des transmutations technologico-organiques.

Le film montre d’abord un plan où des lasers confectionnent une oreille à partir de peau humaine. Pilotés par ordinateur, deux rayons à onde continue bleue et rouge réalisent la reproduction de l’organe à l’identique. La greffe s’effectue ensuite sur le patient toujours au laser, dont la précision micrométrique réalise et cautérise l’implant en même temps. Pendant que s’effectue cette opération, le docteur Malcolm Walsh (Colm Feore) explique à Sean Archer le projet de la transplantation du visage de Castor Troy avec un masque de démonstration.

Une fois décidé, Sean Archer est endormi sur la table d’opération. Les contours de son faciès sont dessinés sur la peau avant d’être découpés par un crayon laser. L’image est saisissante et illustre de façon sidérante l’idée de face humaine. Un masque en plastique aspire et décolle le visage et laisse apparaître le tissu ensanglanté sous l’épiderme. La peau est ensuite baignée dans un liquide de stérilisation tandis que la tête dépouillée de sa couche superficielle est couverte de pansements. L’opération se répète pour Castor Troy plongé dans le coma puis le transfert des visages s’effectue d’une tête à l’autre. À son réveil, Sean Archer se découvre avec effroi sous les traits de son pire ennemi. Une fois remis de ses émotions, l’agent poursuit sa transformation jusqu’à entraîner ses cordes vocales à imiter les intonations de voix de sa nouvelle persona.

La séquence de Face/Off touche aux aspects les plus évidents de ce qui constitue la nature humaine et de ce qui compose l’identité d’une personne et actualise les articulations

fondamentales de l’image. En 1997, John Woo utilise les trucages traditionnels du masque en latex et du maquillage pour la métamorphose de Sean Archer. Aujourd’hui, à l’ère numérique et des imprimantes 3D, la transmutation d’un visage à l’autre impressionne toujours et questionne de ce fait la création des personnages de synthèse. Elle livre les clés d’interprétation de notre regard porté sur les incarnations artificielles en relation avec l’art. La séquence condense l’histoire du portrait, des momies égyptiennes, de l’icône byzantine, du portrait personnalisé et psychologique de la Renaissance jusqu’à la photographie et au cinéma. Sans être littérales, ces références constituent le fond iconographique du film. Méconnues ou non par le spectateur, elles enrichissent le sens de cette scène centrale, l’une des plus déterminantes quant à l’identification du spectateur face aux personnages créés pour les besoins du cinéma par le truchement du numérique ou de techniques assimilées.

Dès le début, la découpe du visage de Sean Archer n’est pas sans rappeler les rites ancestraux de la momification, symbolisés plus distinctement quand sa tête est couverte de bandelettes. Le décollement de sa surface épidermique évoque le masque mortuaire et dévoile le crâne comme motif allégorique de la vanité en peinture et en sculpture. La peau du faciès plongée dans le bain stérile convoque le voile de Véronique et les représentations qui dépendent de sa tradition esthétique, l’icône byzantine, les portraits peints et photographiques et les incarnations du cinéma. Les raccourcis sur les corps font allusion aux tableaux du Christ mort, dont les plus célèbres restent ceux du peintre italien Andrea Mantegna (1480) et de l’artiste allemand Holbein le Jeune (1521). Modèles de composition dramatique, ils continuent d’inspirer la photographie et le cinéma pour sublimer la présence cadavérique.

La séquence se termine par l’image la plus riche de sens. Vu de face, le visage de Sean Archer est maintenant recouvert par celui de Castor Troy. Les mains du chirurgien s’appliquent à poser avec soin le masque de peau du criminel sur la tête de l’agent. De façon étonnante, à la fois fascinante et monstrueuse, le faciès se montre ici sous son aspect le plus directement lié à l’image. La couche épidermique superficielle se modèle sous nos yeux comme une pâte pour une peinture, comme de l’argile pour une sculpture, comme un masque pour un acteur, comme une enveloppe synthétique pour un personnage de synthèse : l’histoire de l’art figuratif soudain se cristallise dans ce seul plan. Des débats iconoclastes liés au motif de l’Incarnation des VIIIe et IXe siècles jusqu’aux discussions récentes sur le bien-fondé de la

performance capture, la création d’un personnage, ici dans une fiction cinématographique, ailleurs pour d’autres raisons artistiques, soulève un pan entier des questions esthétiques.

Mais en définitive, l’intérêt spectatoriel ne réside pas dans l’emploi de telle ou telle technique mais dans sa croyance en l’histoire qui lui est contée par les moyens mis en œuvre, quelle que soit leur nature. Le spectateur reste insatisfait quand il ne trouve pas dans ce qu’il voit matière à penser, à spéculer et à allégoriser. John Woo réaliserait certainement aujourd’hui Face/Off avec des images de synthèse. Il substituerait même l’ambiance d’une salle de chirurgie plastique à celle d’une cellule technologique. Le virtuel s’est substitué à la transplantation organique, à la conversion transgénique et au clonage. Le numérique n’altère pas et le retour en arrière est sans dommage. Sean Archer opterait sûrement pour un transfert d’identité artificiel. Les risques sont moins grands qu’avec les expériences où le corps subit des métamorphoses irréversibles.

La plasticité du visage devient masque

La démonstration en est faite avec les masques imprimés en 3D dont s’affuble l’agent Ethan Hunt (Tom Cruise) dans la saga Mission Impossible, en particulier M :i :III de J.J. Abrams et Rogue Nation (2015) de Christopher McQuarrie. Comme dans Face/Off, l’objectif dans les deux films est d’usurper l’identité de criminels. Mais contrairement au long-métrage de John Woo, les prothèses sont produites à partir de logiciels de reconnaissance faciale, de morphing et d’imprimantes 3D. Une fois réalisées, elles s’enfilent comme des enveloppes de chair en latex souple. La ressemblance des « copies » par rapport aux « originaux » n’est nullement mise en doute puisque qu’elles s’appuient sur des technologies qui assurent la reproduction à l’identique. Le numérique cultive les paradoxes de sa fidélité. Dans M :i :III qui s’attarde sur la fabrication des masques 3D, le processus commence par une série de photos prises par l’agent Zhen Lei (Maggie Q) qui tourne autour de son sujet, le criminel Owen Davian (Philip Seymour Hoffman). Les multiples profils de ce dernier sont téléchargés à distance sur ordinateur. Un logiciel les combine ensemble pour restituer la tête de l’homme. Pendant ce temps, Ethan Hunt place un masque en latex sur un mannequin puis le programme lance l’impression 3D du faciès sur le matériau élastique, convertissant la synthèse des captures photographiques en volume. Achevé, le masque est tout de suite colorisé pour donner l’illusion de la chair. Un focus montre que la modélisation est si précise qu’elle a ciselé les pores de la peau, prouvant que les photographies prises par Zhen Lei ne pouvaient être que de très haute définition. Tacitement, ce gros plan expose, sans remise en cause, les

capacités du numérique à copier la réalité jusque dans ses moindres détails. Le masque est ensuite pourvu de sourcils et de cheveux semblables à ceux d’Owen Davian. Ethan Hunt enfile aussitôt la prothèse terminée. Comme dans Face/Off, la scène se poursuit en montrant que l’agent Hunt, pour parfaire la ressemblance, doit aussi se doter de la voix de celui dont il usurpe l’identité. Comme pour le visage, la « copie » vocale passe par ordinateur en faisant lire au criminel une phrase type qui permet de saisir les intonations de sa voix.

J. J. ABRAMS, Mission Impossible : M :i :III, 2011

Les technologies numériques auraient-elles cette capacité d’accomplir des répliques parfaites ? Leur puissance de calculs et leurs performances accomplissent des copies qui ne sont pas de l’ordre de l’empreinte analogique (directe ou lumineuse) mais de l’impression coordonnée. Le passage de l’analogie au simulacre est admis comme une autre façon d’imiter la réalité comme celui de l’organique (Face/Off) à l’artificiel (Mission Impossible) est perçu comme le résultat fiable d’un programme qui duplique le réel. Du transfert anatomique à la duplication artificielle d’un visage à l’autre, un « original » reste nécessaire pour accomplir une copie. Il atteste que sous les apparences prévaut une identité réelle ou usurpée mais qui

articule la matière mise en forme. Rien ne peut s’animer sans la présomption que se cache du vivant derrière l’image, même lorsque les figures paraissent informelles au premier regard.

Le visage comme matière est aussi au cœur des deux films A.I. et Minority Report de Steven Spielberg. Les têtes des deux acteurs principaux, Haley Joel Osmont et Tom Cruise, sont utilisées comme des matériaux supplémentaires à la mise en scène. Leurs faciès respectifs sont montrés comme des corps capables de métamorphoses. L’idée de masque organique emporte le discours des images vers le leurre des apparences et induit que vivant et mécanique partagent le même destin.

Inspiré d’une nouvelle de Brian Adliss, Les supertoys durent tout l’été (1969), A.I.

Artificial Intelligence est un projet longuement porté par Stanley Kubrick, finalement réalisé par Steven Spielberg en 2001. A.I. Artificial Intelligence commence en évoquant avec une voix off un avenir apocalyptique engendré par les gaz à effet de serre. La fonte des glaces a recouvert les grandes villes côtières, a submergé la majorité des terres habitables et provoqué famines et exodes. Le maintien de la richesse dans les pays développés s’accompagne d’une limitation des naissances qui pousse au développement de la robotique pour des raisons économiques. Les androïdes font partie intégrante de la société et accomplissent les tâches quotidiennes et les services ordinaires. Mais le professeur Allen Hobby (William Hurt) des laboratoires Cybertronics veut aller plus loin dans l’anthropomorphisation de la cybernétique en créant le premier androïde capable d’aimer. L’intrigue d’A.I. se construit dès lors autour d’un nouveau type d’androïde, le Méca, qui prend la forme d’un enfant qui aime ses « parents » adoptifs comme s’il était leur propre fils. Le Méca David (Haley Joel Osmont) fait son entrée chez Henry et Monica Swinton, un couple dont le jeune fils a été cryogénisé en attendant la découverte d’un remède pour guérir sa grave maladie. Lors de la scène du repas de famille, l’absorption d’aliments par le Méca provoque un dérèglement qui déforme son visage. Les chairs synthétiques s’affaissent. Leurs mollesses dévoilent la nature mécanique du robot. L’aspect monstrueux de la métamorphose suggère un vieillissement imprévu du Méca qui, plus encore que sa capacité d’aimer, le rapprocherait en définitive de la nature humaine et de sa mortalité. La séquence prévient de la dimension tragique de sa quête éperdue d’être d’aimé. Elle précède son épopée pour retrouver sa mère adoptive qui hors programmation modifiera son aspect et ses traits impassibles.

Dans Minority Report, le personnage incarné par Tom Cruise est en fuite et se défigure intentionnellement avec un appareil afin de se rendre méconnaissable. Ses traits s’échappent de l’asymétrie faciale et s’enlaidissent jusqu’à l’altération. Leur monstruosité, semblable à la difformité mécanique du robot dans A.I., n’appartient plus au genre humain.

« Ici, Cruise se superpose à lui-même, Jekyll et Hyde. L’effet produit est effrayant, et préfigure déjà l’étape suivante, reproduction exacte de ce qui était arrivé à David dans A.I. : le côté du visage qui dégouline comme de la pâte à modeler, et pourtant Tom Cruise n’est pas (dans le film) un robot.78 […] Comme ce dernier, Haley Joel Osment utilise évidemment son propre statut, déjà effrayant, d’enfant- acteur surdoué (révélé dans Sixième Sens (1999) de M. Night Shyamalan) pour animer le visage légèrement ciré, les yeux qui ne clignent jamais et les gestes en décalage de cet être différent.79 »

L’analogie entre les deux mutations, involontaire pour le premier, recherchée pour le second, montre le visage comme une matière dont la plasticité est révélatrice du drame de l’un comme de l’autre. Son image ne trompe pas quand le sort décide d’une destinée fatale. Elle est liée à la raison d’être, qui lors de défaillances, exhibe le masque facial comme une chair ouverte, qui ne peut plus se cacher derrière le monde des apparences.