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1.1.4 LE SENTIMENT DE LA MATIÈRE

RELATIONS DU NUMÉRIQUE AVEC LE VIVANT

1.1.4 LE SENTIMENT DE LA MATIÈRE

L’imprégnation de la matière

L’ère numérique génère et connaît d’importantes mutations technologiques, artistiques et culturelles qui modifient notre façon d’aborder la tradition et le patrimoine. Pour autant, elle est tourmentée en retour par l’histoire de l’art et les images du passé. Comme le précise Georges Steiner :

« Chaque ère nouvelle se contemple dans l’imaginaire de sa propre histoire ou d’un passé emprunté à d’autres cultures. C’est là qu’elle met à l’épreuve son identité, son intuition d’un progrès ou d’un recul. Les échos grâce auxquels une société s’efforce de déterminer la portée, l’influence et la logique de sa

propre voix, proviennent toujours de l’arrière – les mécanismes en jeu sont évidemment complexes et pétris d’un besoin confus, mais fondamental, de continuité. Aucune société ne peut se passer d’antécédents.54 »

Les spirales du temps culturel déterminent en grande partie notre approche du numérique. Irrémédiablement, la perception des images digitales est liée à l’histoire de l’art. La mémoire et l’imagination hébergent tant de références visuelles, plus ou moins conscientes et assimilées, que le numérique ne peut s’extraire d’une lecture induite par et sur ce fond culturel. Comme l’écrit Tonio Hölscher, l’une des figures majeures de l’archéologie classique allemande :

« Toutes les images, dans des situations données, sous l’effet d’une perception émotionnelle d’une intensité particulière ou d’actes culturels emphatiques, sont susceptibles d’être intégrées à la vie sociale et de jouer le rôle d’êtres vivants. Il faut bien voir que le phénomène n’est pas circonscrit à une époque particulière. Ces forces vivantes sont attribuées aux images depuis l’époque archaïque et jusque dans l’Antiquité tardive. On racontait que les œuvres de Dédale, inventeur et archégète de l’art archaïque le plus ancien, étaient si vivantes qu’il aurait fallu les enchaîner pour les empêcher de s’enfuir. Nul besoin donc d’attendre le ‘naturalisme’ des époques tardives, qui conféra aux images un aspect ‘vivant’ : cette qualité leur était propre d’emblée. À l’inverse, on trouve des histoires de statues ‘vivantes’ jusqu’à l’époque impériale romaine et jusque dans l’Antiquité tardive. Il ne faut donc pas voir là non plus le fruit d’un animisme archaïque magique sur lequel aurait été fondée la croyance en la vie des statues : une telle représentation traversa sans s’altérer toutes les époques ‘éclairées’ de l’Antiquité grecque et romaine.55»

Les Égyptiens de l’Antiquité croyaient à l’enchantement de leurs symboles, les Grecs présumaient de la force d’incarnation de leurs statues polychromes, les Byzantins fondaient le pouvoir de l’icône sur l’exacerbation symbolique, les artistes de la Renaissance convertirent la mimèsis des Antiques en illusionnisme allégorique. Du XVIe au XIXe siècle, selon la thèse platonicienne de l’Idea et suivant les dogmes religieux qui ont diabolisé le côté charnel de l’image, la représentation artistique s’est rapprochée de l’expression de l’intelligible, se convertissant en « une chose de l’esprit » (« la pittura e cosa mentale » de Leonard de Vinci.) La perspective albertienne a durablement influencé notre vision du monde et elle continue d’inspirer notre conception des images dans les différents genres, du paysage au portrait.

54 Georges STEINER, Dans le château de Barbe-Bleue, Notes pour une redéfinition de la culture, op. cit., pp. 13-14

55 Tonio HÖLSCHER, La vie des images grecques, Sociétés de statues, rôles des artistes et notions esthétiques dans l’arc grec ancien, Paris,

Antonello de MESSINE, Portrait d’homme dit Le Condottière, 1474-76, Louvre, Paris Jean-Auguste Dominique INGRES, Monsieur Bertin, 1832, Louvre, Paris Pablo PICASSO, Gertrude Stein, 1905-06, Metropolitan Museum of Art, New York

Même après les avant-gardes des XIXe et XXe siècles qui se détournent à dessein des conventions, la composition d’un sujet se mesure encore aujourd’hui à l’aune de l’interprétation des données sensorielles selon l’illusionnisme optique. La perspective domine la création et la lecture de la plupart des images contemporaines. La raison n’est en rien liée à la force de l’analogie et à la séduction des effets du système perspectif mais à un paradoxe souligné par Régis Debray. À partir de la Renaissance, « l’idée de la création artistique s’est construite contre celle de création ontologique, tout en se modelant formellement sur elle. L’art est une ontologie inversée par primauté de la représentation sur la présence.56 » Pour cette raison, le regardeur cherche dans la matière des images, figuratives et abstraites, l’imprégnation de l’être dans le sens métaphysique du terme. La profondeur d’une composition se conçoit selon ce qu’elle a saisi d’une réalité et d’une existence et selon ce qu’elle transmet potentiellement de cette même réalité et de cette même existence. Une représentation ne vaut que si elle invoque une présence. Les exemples dans l’histoire de l’art sont innombrables, dans le figuratif et l’abstraction, dans les portraits comme Le Condottière (1474-76) d’Antonello de Messine, le Portrait de monsieur Bertin (1832) de Jean-Auguste- Dominique Ingres, Gertrude Stein (1905-06) de Pablo Picasso, Femme lisant (1994) de Gerhard Richter et dans les tableaux abstraits de Malevitch, Rothko, Newman, De Kooning, Kirkeby d’une intensité aussi forte que les portraits cités. Comme une « ontologie inversée par primauté de la représentation sur la présence », l’impression ne se rapporte pas à un sujet. Elle ne résulte pas du motif mais de l’imprégnation de la matière.

Bill VIOLA, Man Searching for Immortality / Woman Searching for Eternity, 2013

L’allégorisation des matières

Dans le cas de la photographie comme celui d’un film, tel que le précise Nicole Brenez, « L’exercice s’avère particulièrement difficile puisque le cinéma, art de la reproduction par excellence, favorise la réduction mimétique selon laquelle on rapporte immédiatement l’image à sa provenance – comme si les phénomènes pouvaient un instant équivaloir à leur enregistrement. (Instant que, sous le nom d’aura, Walter Benjamin accordait à la photographie.)57 […] Par exemple sur le corps : comment un film prélève, suppose, élabore, donne ou soustrait-il le corps ? De quelle texture le corps filmique est-il fait (chair, ombre, projet, affect, doxa) ? Sur quelle ossature tient-il (squelette, semblance, devenir, plastiques de l’informe) ? À quel régime le visible est-il soumis (apparition, épiphanie, extinction, hantise, lacune) ? Quels sont ces modes de manifestation plastique (clarté des contours,

57 Nicole BRENEZ, De la figure en général et du corps en particulier, L’invention figurative au cinéma, Paris, Bruxelles, De Boeck

opacité, tactilité, transparence, intermittences, techniques mixtes) ? […] Quelle créature au fond est-il (un sujet, un organisme, un cas, un idéologème, une hypothèse) ?58 »

L'allégorisation des matières travaille les œuvres du vidéaste Bill Viola qui intègrent l’évolution de notre regard porté sur le numérique et parient sur la perception des médias électroniques en correspondance avec l’histoire de l’art. Plusieurs pièces de l’artiste américain démontrent ainsi que nous ne pouvons pas nous passer d’imprégner l’image d’une valeur ontologique.

Man Searching for Immortality / Woman Searching for Eternity est un diptyque vidéo en couleur. Les images sont projetées sur deux grandes dalles de granit noir adossées au mur comme des pierres tombales verticales. Sur l'une et l'autre, un homme et une femme surgissent du noir et s’avancent vers le spectateur. Entièrement nus, ils se présentent à nous comme des Adam et Eve vieillissant. Leurs apparitions évoquent deux fantômes. L’impression est d’autant plus manifeste que les deux êtres épousent la verticalité des deux pierres noires comme des gisants. Puis l’un et l’autre allument une petite lampe torche qu’ils tiennent dans leur main droite, ils en projettent la lumière sur celle de gauche. La paume, filtrant son rayon, s’illumine de l’intérieur. Presque étonnés de cette phosphorescence, les deux personnages décident alors de parcourir leur corps tout entier, présumant que la peau serait une surface sensible. Progressivement, passant d’un membre à l’autre, de la tête aux pieds, de face comme de dos, ils observent que leur enveloppe charnelle enregistre l’écriture de la lumière comme une pellicule-film. La chair à l’endroit où se fige le faisceau de la lampe devient transparente parce que surexposée. Elle se métamorphose photographiquement. Par cette alchimie particulière, Bill Viola convertit l’imprégnation lumineuse en un effet de matière picturale, proche des glacis de la peinture à l’huile, qui subliment un portrait en une émanation d'une présence. Dans Man Searching for Immortality / Woman Searching for

Eternity, dont le titre affirme la différence entre une recherche physique masculine et une recherche métaphysique féminine, l’artiste américain expose le corps – et donc la chair – comme un support de métamorphose à la fois plastique et spirituelle.

Bill VIOLA, Man with His Soul, 2013

En 2013, Bill Viola réalise un autre diptyque titré Man with His Soul. Deux écrans sont accrochés côte à côte, à 90°, à la verticale. Ils présentent cette fois le même homme assis sur une chaise, calme et songeur. Le moniteur de gauche, en couleur HD, le montre en train de lire une lettre, celui de droite propose sensiblement la même mise en scène mais en noir et blanc, d’une définition semblable à celle d’une captation vidéo des années 1970. Le grain de l’image poudroie en surface ; l’homme apparaît ainsi comme le fantôme de celui en couleur. Progressivement, les deux films n’énoncent plus le même propos. L’homme en couleur reste impassible, visiblement troublé par la lettre, mais il n’affiche pas ses tourments, comme pour se donner une constance, tandis que celui en noir et blanc extériorise une souffrance intérieure qui défigure son visage et qui tord son corps de douleur. Les expressions de ce dernier paraissent manifester la peine de celui qui par contraste contrôle ses émotions. La différence entre les deux images donne l’impression que l’image en noir et blanc révèle l’intériorité, peut-être « l’âme », tourmentée de l’homme filmé en couleur.

L’installation en diptyque se réfère à un dispositif traditionnel de la peinture composé de deux panneaux dont les sujets se répondent l’un l’autre. La relation entre les deux écrans inspire une communication allégorique entre l’homme « vivant » en couleur et son image fantomatique en noir et blanc. L’interprétation symbolique dépend de la comparaison entre les deux types de captation. L’image en couleur HD représente un portrait de composition classique, l'autre, grainée par la pixellisation, semble proposer sa transfiguration.

Man with His Soul confronte deux aspects de la même image, l’une dénotée comme actuelle, l’autre dénotée comme appartenant à un passé technique. Le diptyque, comme le précédent Man Searching for Immortality / Woman Searching for Eternity, parie sur le fait que le synthétique est parvenu à concurrencer l’analogique sur le plan technique mais aussi sur le plan symbolique. L'évolution technologique affranchit aujourd’hui la vidéo et le numérique de la comparaison avec la photographie et le cinéma. Plus encore, elle conditionne autrement notre lecture des images digitales, donnant l'impression d’avoir affaire à deux temporalités et à deux imaginaires différents. Le parallèle entre les deux images insinue qu'une aura « spirite » aurait été surprise par un appareil du passé, comme si son mode d’enregistrement témoignait d’une époque lointaine. Man with His Soul démontre que notre œil conjugue la perception même de la matière vidéo avec le vocabulaire symbolique de l’histoire de l’art, composant ainsi différents niveaux de réalités. Associant la vidéo traditionnelle au numérique de haute définition, donc deux matières d’images différentes, évocatrices de sentiments distincts, suscitant des émotions contradictoires, elles composent avec notre conscience historique des technologies de la représentation.

Avec The Dreamers, Bill Viola choisit de présenter des femmes et des hommes de tous âges, allongés dans des lits de pierres plongés dans l’eau. Sur des écrans plasma à la verticale, ces portraits réunis dans une seule pièce fondent une assemblée de rêveurs immobiles. Seules quelques gouttes perlent et s’échappent de leurs nez pour mourir à la surface de l’eau. Petit à petit, nos regards ne s’inquiètent plus de leur immobilité mais se concentrent sur les mouvements de l’eau qui animent la surface des écrans. Les corps, les vêtements, les mains, les visages monopolisent notre attention. Les figures ne bougent pas mais leurs images à travers l’eau ne cessent de changer. Nous ne contemplons plus des personnes ensommeillées, statiques, plongées littéralement dans leurs rêves mais des portraits continûment bouleversés par les oscillations transparentes de l'élément liquide.

Bill VIOLA, The Dreamers, 2013

Nous convoquons alors plusieurs références simultanées. Les premières nous sont familières comme l’image du défunt sur son lit de mort, du gisant sculpté dans la pierre ou encore de la symbolique de l’élévation de l’âme qui quitte le cadavre. Celles qui nous viennent en second sont plus artistiques, l’Égypte et ses momies, Byzance et ses icônes, les portraits peints et sculptés. Mais plus encore, les vidéos donnent l’impression que les visages se défont des crânes, que les corps s’échappent du squelette, que l’esprit des rêveurs se dérobe pour gagner un au-delà. L’effet de décollement de la face comme de l’anatomie entière renvoie à la Vera Icona et aux origines spirituelles de l’art qui inspirent le vidéaste américain. L’installation démontre comment un visage et son fantôme cohabitent. Dans un mouvement continuel des images jouant de leur transparence et de leur inconsistance matérielle, The

Dreamers propose de contempler l’insaisissabilité de la vie, même contrainte, immobile et plongée dans un milieu contraire à sa nature. Elle synthétise la volonté de Bill Viola de convertir l’image numérique en support iconique. Elle démontre par l’exemple qu’il est possible de l’exciper de la grille de pixels pour être sublimée.

Concret ou évanescent, le matériau compte peu en définitive. La quête artistique compose avec la conception substantialiste d'origine grecque, qui admet l'existence de réalités permanentes, et avec l'esthétique anthropologique chrétienne, qui a établi une culture de l'image à partir des attributs et des qualités « substantiels » de la nature humaine. De ce fait, la représentation figurative demeure assignée à une « présence » dans les œuvres profanes ou à une « rémanence » pour celles d'inspiration religieuse. Dans sa version moderne et courante, cette conception de l'art tend à considérer le substantialisme anthropologique comme une qualité qui lui est inhérente. Elle n'est pas comprise comme la résultante d'une anthropogenèse culturelle, mais comme une évidence première, quasi naturelle. Elle inspire un mouvement de transcendance, ancré dans notre perception des choses. Et elle ne s'efface pas avec le numérique. Les images digitales prolongent, elles aussi, la nécessaire conciliation entre le concept de permanence d'une « substance », que le temps n'affecterait pas, et la temporalité du vivant. Elles se fondent, comme d’autres images, sur la tension entre l’éphémère et l’inaltérable, entre l'immuable et le mouvement.

CHAPITRE 1.2. - L’IMAGE « VIVANTE »