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1.1.3 LA REPRÉSENTATION DU VIVANT SANS CORPS

RELATIONS DU NUMÉRIQUE AVEC LE VIVANT

1.1.3 LA REPRÉSENTATION DU VIVANT SANS CORPS

« Les corps s’éloignent » (Amiel)

À l’heure de la dématérialisation numérique, l’art funéraire de l’Égypte antique de conserver à leurs défunts l’apparence du vivant semble a priori loin de nos préoccupations contemporaines mais il n’en est rien, bien au contraire.

« Que re-présente-t-on avec une image de synthèse, qui n’est pas la ‘trace du réel’, la momie d’un changement ? » s’interroge Réjane Hamus-Vallée. « Que choisit-on, quand on opte pour une technique plutôt qu’une autre : un visuel différent […] ou bien encore un rapport au réel différent ? […] Est-ce parce que l’ordinateur s’affranchit du réel, qu’il lui est plus aisé ensuite de le reconfigurer à sa guise ? 50 »

Contrairement à la photographie, au cinéma et même à la vidéo, le numérique ne s’imprègne pas de son modèle. Il s’en inspire. Il l’imite. Il peut suppléer à sa réalité, mais il ne peut se prévaloir d'emprunter à son aura. Aussi le numérique, pour ses détracteurs, ne convainc pas parce qu’il ne témoigne pas de l’empreinte, d’une analogie avec le réel. Artificiel et virtuel par définition, discrédité comme tel, il n’atteste d’aucun lien avec un « original ». Les images synthétiques s’éloigneraient trop du vivant pour faire imago. Mais comme l’affirme Georges Steiner, « la reproduction n’est jamais la force vive51 ».

49 Christine BERGÉ, La Peau, Totem et tabou, Auxonne, Collection Borderline, Le Murmure, 2015, p. 19

50 Réjane HAMUS-VALLÉE, Les effets spéciaux, Paris, Cahiers du cinéma, les petits cahiers, Scéren-CNDP, 2004, p. 60

51 Georges STEINER, Dans le château de Barbe-Bleue, Notes pour une redéfinition de la culture (1971), trad. L. Lotringer, Paris, Collection

Or, l’apparition du numérique prend place dans le contexte plus large d’émergence de nouvelles conceptions et techniques du vivant, les biotechnologies nées de la découverte de l’ADN et leurs développements exponentiels à partir des années 1990. Il faut donc penser les liens des images avec le vivant en parallèle à l’évolution des conceptions de l’existence simultanément physiologique, individuelle et sociale.

« Tout d’abord, l’arsenal des techniques biomédicales. La chirurgie des organes de rechange, l’utilisation des ressources de la chimie pour combattre le vieillissement des tissus, le choix du sexe de l’embryon, la sélection des facteurs génétiques à des fins éthiques ou stratégiques, préparent, au sens propre, une nouvelle typologie de l’homme.52 »

On ne peut que spéculer sur l’avenir de ces expériences scientifiques ou pseudo- scientifiques, mais elles modifient notre rapport à la vie, au corps, à notre intériorité, à notre conscience et à notre rapport au temps et à l’espace. En correspondance, l’image numérique n’est pas perçue comme une empreinte, mais comme une représentation labile où tout est envisageable. L'absence d’impression analogique et l'intelligence de ses effets sont vécues, selon les sensibilités et l’attachement aux traditions, comme un manque ou au contraire comme une potentialité infinie. Le spectateur se soucie plus de se rapprocher de l’image comme événement visuel que de ses fondements ontologiques. Nous sommes loin de l’embaumement d’un corps, de sa momification dans des bandelettes parfumées, prenant l'apparence du défunt. Comme le remarque Vincent Amiel :

« Sur nos écrans, les corps s’éloignent. Et la chair, qui palpitait encore dans la matière de la lumière, disparaît de nos représentations électroniques. La surface, peu à peu, remplace la texture. […] Les couleurs, les formes, les densités et le mouvement sont codés, numérisés, […] (construisant) des types de représentation desquels la densité physique se trouve de plus en plus exclue. Avec les facilités contemporaines de transmission, ce sont les qualités sensibles de l’image qui s’éloignent, ce sont ces corps tangibles qui, de Rubens à Salgado, de Vigo à Cassavetes, ont pesé sur le mouvement des êtres, ont pesé sur l’acte et le geste, ont infléchi l’idée ou la narration. Corps lourds, muscles tendus, chairs abandonnées ; ils ont été, pendant des siècles, la part d’image offerte à l’homme, le fragment indicible d’une représentation aux ordres idéologiques successifs par ailleurs trop explicites (religieux, organiques, romantiques…). Sur quels écrans les voir désormais ? Le cinéma sans doute est le dernier (ou le fut-il ?) à offrir au regard un mouvement lesté, non dégagé de la corporéité des formes, où le grain ne s’efface pas au profit de la rapidité d’action, ni la matière au profit du récit.53 »

52 Ibid., p. 141

Les images synthétiques se sont libérées des actes de transsubstantiation qui définissaient les rituels funéraires antiques mais elles accordent, elles aussi, une place essentielle à l’interaction avec les sens. Le virtuel délivre du lien direct avec un corps mais il ambitionne d’imiter et de développer ses capacités. La symbolique du numérique, où se conjuguent les apports des sciences cognitives, telles les neurosciences en lien avec la psychologie et l’intelligence artificielle comme avec la philosophie et la linguistique, n’échappe pas aux « mystères de l’esprit » et aux rapports de ce dernier avec la matière.

L’embaumement s’est changé en cryogénisation. La préservation des organes dans les vases canopes se reconnaît dans la cryoconservation des tissus et des cellules. Les nanotechnologies qui permettraient la régénération des tissus et des organes au niveau moléculaire pourraient inverser le cours de la vie. Les sciences ou pseudosciences expérimentales tentent d’exorciser le temps et les lois naturelles. Elles s’accompagnent du rêve d’ajourner le vieillissement, de perpétuer le fonctionnement des organes vitaux et ainsi de subsister au-delà des limites naturelles. Parallèlement, les représentations répondent à un besoin psychologique, intellectuel et moral profond car elles reflètent notre propre expérience, l’intimité de l’être, la projection de soi, vivre, exister, physiquement, mentalement en tant que sujet et objet de l’autre. Elles proposent d’expérimenter une nouvelle dimension de l’être dans laquelle nous projetons notre désir de voir plus loin, en profondeur mais d’une autre manière.