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2.3. Dynamiques des violences

2.3.2. Violences sexuelles

Les violences sexuelles semblent s’être également opérées de façon très répandue et presque systématique, dans l’ancien espace yougoslave. Les données relatives aux viols commis durant cette période sont cependant sujettes à de nombreuses controverses et surtout, extrêmement difficiles à recenser pour des raisons évidentes. Selon une étude menée par des experts de la Commission des droits humains de l’ONU, à travers divers hôpitaux en Croatie, en Serbie et en Bosnie-Herzégovine, il est possible de rapporter environ 12 000 victimes de viols majoritairement commis par des serbes (ECOSOC 1993, cité par Burg et Shoup 1999, 170). Or, selon une enquête de l’Union européenne, approximativement 20 000 femmes auraient été victimes de violences sexuelles, en Bosnie-Herzégovine, en 1992 seulement (Wood 2008, 326). Cela dit, la nature même de ces violences et les circonstances dans lesquelles elles ont été

commises suggèrent que l’obtention d’un chiffre précis demeure inatteignable (Burg et Shoup 1999, 170), les victimes étant la plupart du temps réticentes à faire part de leurs expériences. En dépit de ces difficultés, les recherches menées par une commission du Conseil de sécurité de l’ONU sont néanmoins parvenues à identifier certaines configurations spécifiques, propres aux violences sexuelles qui se sont déployées durant cette période, et qui semblent avoir été généralisées à travers la Croatie et, plus particulièrement en Bosnie-Herzégovine : 1) avant que de véritables affrontements prennent place dans une région donnée, le groupe ethnique ciblé par les attaques imminentes était, en premier lieu, soumis à de l’intimidation par des individus ou des petits groupes, par le biais de pratiques de pillage et de violences sexuelles; 2) conjointement aux combats, des individus, agissant seuls ou en petits groupes, perpétraient une violence sexuelle à l’encontre des femmes, souvent soumises à des viols en public; 3) les centres de détention et les centres collectifs de réfugiés constituaient des lieux où l’usage massif des violences sexuelles était presque systématique; 4) les viols ont souvent été commis avec l’intention affichée de féconder les femmes et de les garder incarcérées jusqu’à ce qu’il ne leur soit plus possible de subir un avortement; 5) la détention des femmes, en plus de soumettre ces dernières à diverses pratiques d’abus sexuels, servait également à fournir aux combattants des incitatifs sexuels et des récompenses du même ordre (UNSC 1994, Annex IX.I.A, cité dans Wood 2008, 327-8 et West 2005, 27). De façon générale, selon Amnistie internationale, « the rape of women has been

carried out in a organized or systematic way, with the deliberate detention of women with the purpose of rapes and sexual abuses » (Amnistie internationale 1993). Ces pratiques étaient

généralement accompagnées, selon les témoignages recueillis par la commission spéciale de l’ONU, d’une insistance particulière sur les formes qui accentuaient le sentiment de honte et d’humiliation des victimes, comme le démontrent les assauts sexuels en public ou devant la famille, le ciblage des jeunes filles ou des femmes éduquées et membres respectées de la

communauté, etc. (Wood 2009, 328). Les conclusions de la commission onusienne suggèrent qu’en dépit des cas isolés de viols résultant de l’action d’un individu ou d’un petit groupe agissant sans le concours d’ordres provenant d’un échelon supérieur, la majorité de ces incidents semble avoir fait partie d’une stratégie systématique promouvant le viol et les assauts sexuels, dans la mesure où ils étaient la plupart du temps exécutés de façon conjointe avec les actions militaires et la déportation des populations civiles (Wood 2009, 329).

2.4. Conclusion

Comme le présent chapitre a tenté de démontrer, la dynamique des violences s’est complexifiée au contact des évolutions sur le terrain et a pris également son origine au cœur même du contexte dans lequel elle s’est développée. Ainsi, une lecture plus attentive des évènements révèle que les violences sont issues de la fusion de facteurs complexes tout en prenant leur source au niveau des processus sociaux déjà existants, caractéristique qui s’applique également à la compréhension des vagues migratoires de la région. Ces processus sont bien entendu altérés et redirigés par les conflits au sein desquels ils prennent place. Cela dit, ils sont également à l’origine de certaines des conséquences qui composent le paysage post-conflit. Dans ces conditions, il convient de demeurer prudent, autant à l’égard de l’analyse des violences qu’à l’élaboration subséquente des politiques mises en place, dans le cadre d’une opération de consolidation de la paix. Celles qui se sont déployées, en Croatie comme en Bosnie, ont privilégié une interprétation assez étroite des conflits, ce qui s’est répercuté sur les solutions qui ont été élaborées par la suite. L’objectif de la prochaine section consistera précisément à appréhender plus en détails les interventions internationales à travers les trois aspects suivants : la compréhension des causes des conflits par les acteurs internationaux, les objectifs des missions et les modalités d’application.

CHAPITRE III

NÉGOCIER LA PAIX : DIMENSIONS NATIONALES ET INTERNATIONALES DES ACCORDS DE PAIX DE DAYTON ET D’ERDUT ET LA CONSOLIDATION DE LA PAIX

La complexité des violences qui se sont déchainées en Croatie et en Bosnie-Herzégovine a rendu très laborieuse l’atteinte d’un règlement entre des parties aux objectifs irréconciliables. En outre, les propres désaccords de la communauté internationale sur la nature de l’intervention tout au long des deux conflits se sont traduits par la difficulté de parvenir à une approche stratégique cohérente qui viendrait à bout des hostilités. En dépit de ces écueils, l’Accord de Dayton est signé à Paris, le 14 décembre 1995, par le président bosniaque Alija Izetbegovi!, son homologue serbe, Slobodan Milo"evi! et le chef de l’État croate Franjo Tu#man. Quant à l’Accord d’Erdut entre le gouvernement croate et les représentants serbes de la Slavonie orientale, il est signé le 12 novembre 1995, à Erdut. Ces ententes mettent fin aux deux conflits et entraînent respectivement le déploiement d’une mission de consolidation de la paix d’une envergure inégalée, en Bosnie- Herzégovine, ainsi qu’une opération similaire, bien que beaucoup plus modeste en terme de durée et de moyens, en Croatie7. La nature et la teneur des accords auxquels parviennent les parties

sous l’auspice des intervenants internationaux laissent deviner la prédominance d’une conception spécifique des violences qui, en définitive, partage certaines ressemblances avec celle des mêmes acteurs ayant perpétré les pratiques de nettoyage ethnique. En effet, bien que les acteurs internationaux croient posséder un point de vue sur l’ethnicité et l’identité diamétralement opposé à celui des ethno-nationalistes croates, bosniaques et serbes, leur interprétation recèle certains des principes qu’il est également possible de retrouver au sein du discours de ces derniers. Leur

7 La mission internationale en Croatie constitue l’Administration transitoire des Nations Unies en Slavonie orientale

(ATNUSO) et celle en Bosnie-Herzégovine s’intitule la Mission des Nations Unies en Bosnie-Herzégovine (MINUBH) dont les provisions militaires sont confiées à une force opérationnelle de l’OTAN, l’IFOR.

conception de l’identité individuelle et collective comme étant inéluctable et mutuellement exclusive et la notion d’une convergence naturelle entre le territoire et l’identité se profilent en filigrane de la compréhension des hostilités en Bosnie-Herzégovine et en Croatie par les intervenants internationaux (Campbell 1998) ainsi que des solutions que ceux-ci élaborent subséquemment. Dans ces conditions, les accords de paix et les missions qu’ils engendrent ont tendance à réifier les mêmes structures discursives ethniques qu’ils tentent simultanément d’abolir (Belloni 2006, 9). Cette section vise précisément à présenter, dans un premier temps, les perspectives prédominantes (sans cependant argumenter qu’elles furent uniformément adoptées par tous les intervenants de la scène internationale de façon homogène) et qui se retrouvent à l’origine même des solutions qui sont proposées afin d’instaurer la paix dans la région. En effet, il semble crucial d’aborder brièvement la nature des explications mises de l’avant par les acteurs extérieurs de manière à démontrer le fossé entre la situation réelle, caractérisée par une grande complexité, et la lecture internationale des évènements. De plus, cette interprétation encore ancrée dans la conception ethnique des affrontements se poursuivra par rapport à la lecture de la nouvelle réalité post-conflit créée par les évènements sur le terrain. Par la suite, je procéderai à une présentation sommaire des objectifs des deux missions internationales, et enfin, j’appréhenderai brièvement les modalités d’application ou, autrement dit, la manière dont les intervenants ont entrepris de mettre en œuvre les deux accords, afin d’expliciter à l’intérieur de quel cadre général les politiques relatives au retour des réfugiés ont été mises en oeuvre.