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Deux problèmes ontologiques peuvent surgir lorsqu’il s’agit d’appréhender la violence et les conflits au sein desquels elle prend généralement place. D’une part, la violence revêt une importance tellement totalisante qu’elle tend à obscurcir tous les autres processus sociaux qui peuvent se déployer parallèlement à celle-ci avec tous les effets qu’ils peuvent également engendrer. Cette tendance à l’ériger comme l’unique conséquence d’un conflit influencera l’analyse subséquente de la guerre et surtout des comportements en temps de conflit. Comme le suggère Lubkemann,

Violence is thus treated, either explicitly or by default, as the only concern of consequence to people in war zones. In this manner violence is implicitly ascribed hegemonic status as both the singular determinant of agency and the sole genitor of all warscape social processes (including displacement) (Lubkemann 2008, 11).

Cette violence, à laquelle sont attribuées toutes les conséquences du conflit, tend ainsi à masquer les autres processus sociaux, c’est-à-dire, la transformation des acteurs, des structures, des normes et des pratiques au niveau local, qui se profilent parallèlement à celle-ci laissant également, dans son sillage, de profondes mutations sociales (Wood 2008, 540). L’accent mis sur les conséquences de la violence contribuerait à négliger l’agence des individus ordinaires et la façon par laquelle ils se battent afin de réaliser leurs projets de vie, dans un contexte caractérisé par la violence mais également par des normes sociales et des pratiques collectives, qui précèdent l’avènement du conflit, mais dont l’importance peut cependant se perpétuer (Wood 2008, 540). Autrement dit, « the lack of emphasis on the dynamics of social processes in politics (or during the war) had led to the study of human problems by excluding humanity » (Slack et Doyon 2001, 144).

D’autre part, bien que la violence et le conflit soient analytiquement distincts, dans la mesure où ils renvoient à des phénomènes différents, les deux concepts sont souvent utilisés de

façon interchangeable (Laitin et Brubaker 1998). Dans ces conditions, il semble avoir une confusion consistant à amalgamer les causes d’une guerre avec celles produisant la violence, au lieu de les traiter séparément (Kalyvas 2006, 20). Or, ce brouillage analytique ne permet pas d’expliquer et de comprendre les variations substantielles de la violence au sein d’un même conflit. Il est clair que la violence et la guerre sont intimement liées et que cette dernière ne peut se passer de la première. Cela dit, la guerre ne peut toutefois pas être réduite à la simple manifestation de la violence pas plus que les causes qui en sont à l’origine ne permettent de capturer les logiques même de la violence telle qu’elle se déploie empiriquement. De plus, le dynamisme inhérent à tout processus social n’épargne pas le déroulement d’un conflit dont les conséquences évoluent de façon complexe et parfois imprévisible et dont les effets sont essentiellement endogènes. Kalyvas résume bien ce deuxième problème ontologique et méthodologique lorsqu’il affirme que,

Civil wars are typically described as binary conflicts, classified and understood on the basis of what is perceived to be their overarching issue dimension or cleavage: we thus speak of ideological, ethnic, religious, or class wars. Likewise, we label political actors in ethnic civil wars as ethnic actors, the violence of ethnic wars as ethnic violence, and so on. Yet such characterization turns out to be trickier than anticipated, because civil wars usually entail a perplexing combination of identities and actions (Kalyvas 2003, 476).

Les conflits dans l’ancien espace yougoslave n’échappent pas à cette complexité et les variations spatiales et temporelles de la violence qui s’y est déployée exigent que nous allions au- delà des explications privilégiant les ressentiments ethniques entre les diverses communautés. En effet, cette interprétation ne permet pas, par exemple, d’élucider les nombreuses manifestions de collaboration croisée entre les groupes ethniques ou encore de saisir pourquoi la fureur nationaliste présumée des serbes ne s’est pas déchainée à l’encontre des communautés musulmanes à l’intérieur même de la Serbie, dans le Sand!ak (Ron 2000). De plus, plusieurs

comptes-rendus et analyses soulignent le caractère profondément local des guerres en sols croate et bosniaque (Bart 2001; Kalyvas et Sambanis 2005; Burg et Shoup 1999) dont la dynamique même de la violence ne correspond pas toujours à une représentation purement ethnique du conflit, laquelle tendrait plutôt à brouiller des animosités d’ordre privé ou personnel. Les erreurs conceptuelles et méthodologiques d’appréciation relatives à la réalité des violences sur le terrain peuvent s’expliquer par un « biais urbain » (urban bias) identifié par Kalyvas au niveau de la recherche sur les guerres civiles. Selon lui, ce travers peut se décliner de diverses façons. Essentiellement, il privilégierait 1) les sources écrites par rapport aux sources orales; 2) une perspective d’en haut (top-down) mettant l’accent sur la haute politique et les interactions entre les élites, au détriment des celles se déroulant au niveau local au sein de la population; 3) les motivations idéologiques des participants plutôt que les motifs non-idéologiques; 4) une interprétation fixe et immuable des identités et des choix en omettant leur caractère fluide; 5) une démarcation claire entre les victimes et ceux qui perpètrent la violence en dépit de la frontière souvent floue entre les combattants et les civils; 6) une interprétation culturaliste de la violence rurale au détriment d’une lecture stratégique et instrumentale des actions commises (Kalyvas 2004, 8-9). Ces six dimensions peuvent s’appliquer à la compréhension générale des violences et du nettoyage ethnique dans la région des Balkans et ont beaucoup contribué à projeter des conflits une image irrationnelle et chaotique, accompagnée par des désastres humanitaires de grandes ampleur, où les civils auraient subi uniformément et sans discernement une violence insensée. Il ne s’agit pas ici de nier la dimension ethnique des violences puisqu’il serait faux d’affirmer qu’elle était absente. Mais, comme Kalyvas et Sambanis le soulignent, il est peut-être plus juste de convenir que « once the war began, it endogenously generated additional waves of

violence and further polarization, through the mechanism of revenge; this process consolidated, magnified and hardened ethnic identities » (Kalyvas et Sambanis 2005, 216).