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Certaines propositions se dégagent de cette version très abrégée de la littérature théorique sur la question : l’importance ou non de prendre en considération les causes originelles d’un conflit, la standardisation des modèles de consolidation de la paix, les motivations des intervenants extérieurs et l’approche prescriptive et « déresponsabilisante » (disempowering) des interventions internationales. La question des réfugiés et des personnes déplacées est ainsi problématisée dans son rapport avec ces caractéristiques. Or, elle doit également se comprendre à l’intérieur d’une certaine représentation propre aux individus déplacés par les violences. En effet, comme le suggère Peter Nyers, les sujets au régime de classification de l’état de réfugié sont souvent emprisonnés dans un espace humanitaire dépolitisé et les divers descriptifs qui servent à les présenter – invisibilité, passivité, sans parole – sont à l’inverse de l’identité souveraine de citoyenneté (Nyers 2006, xvi). Présenter les réfugiés comme des problèmes techniques à la recherche d’une solution a grandement affecté la manière par laquelle les efforts de la communauté internationale, pour résoudre leur sort, ont été structurés (Nyers 2006, 3). Il convient également de comprendre comment le retour des minorités a été réalisé à l’intérieur du modèle plus large, préconisant la libéralisation politique et économique, sur lequel l’intervention internationale reposait. Est-ce que les divers objectifs mis de l’avant parvenaient à être harmonisés au sein d’une stratégie globale cohérente ou est-il possible de relever certaines contradictions entre les diverses activités ? Enfin, si la représentation des réfugiés et les solutions

qui sont préconisées à leur égard ont suscité une attention considérable chez les chercheurs, le lien indéfectible entre le retour des personnes déplacées et la consolidation de la paix a rarement été remis en cause (Black 2001, 194 ; Adelman 2002). Sans sous-estimer l’importance de la solution du retour pour de nombreux individus, il s’agit plutôt de poser les jalons d’une réflexion sur le paradigme général à travers lequel le problème des réfugiés a été abordé, dans la région des Balkans, et sur l’inadéquation parfois flagrante entre les objectifs, les moyens mis en place et les résultats. Celle-ci permettra peut-être d’identifier quels enjeux recouvre le lien entre le retour et la reconstruction post-conflit, au-delà de ses considérations strictement humanitaires.

CHAPITRE II

ORIGINES ET DYNAMIQUES DE LA VIOLENCE EN BOSNIE-HERZÉGOVINE ET EN CROATIE

Tenter de reconstituer les causes, les dynamiques inhérentes et les conséquences des conflits ayant déchiré l’ancien espace yougoslave n’est certainement pas une tâche aisée, d’autant plus qu’elles sont soumises à de nombreux débats. En effet, de multiples interprétations rivalisent entre elles, privilégiant différents niveaux d’analyse, ce qui suggère toute la complexité d’un conflit qui peut difficilement être réduit à l’expression des haines ancestrales qui auraient rejaillies à la chute du communisme. L’ambition de ce travail n’est pas de restituer exhaustivement l’origine des violences en abordant toutes les dimensions qu’elles auraient présentées. Il apparaît néanmoins nécessaire d’esquisser les sources politiques et socio- économiques ayant conduit à la désintégration de la fédération afin d’identifier le contexte au sein duquel les vagues de migrations forcées se sont déroulées. La conception généralement admise des déplacements forcés, au sein de la région, a découlé d’une représentation spécifiquement ethnique du conflit. En effet, c’est cette dimension qui a été particulièrement privilégiée par les divers acteurs internationaux et érigée comme la caractéristique fondamentale des violences dans la région. Sa centralité est cependant contestée par certains chercheurs. Comme le soutient Richard Black, dans le cas de la Bosnie-Herzégovine et de la Croatie, cette conceptualisation spécifique et exclusive de la guerre et des pratiques de nettoyage ethnique tend à masquer les autres processus, économique et politique, qui se sont profilés parallèlement au phénomène de polarisation ethnique, durant la même période (Black 2001, 179). Susan Woodward apporte un point de vue similaire lorsqu’elle affirme que ces conflits, loin de

s’expliquer par une conception primordialiste relative à des animosités historiques, résulteraient plutôt de la désintégration de l’autorité gouvernementale, de la transformation d’une société socialiste à une économie de marché et des difficultés subséquentes du déclin économique causé par la crise de la dette (Woodward 1995, 15). Autrement dit, « the conflict is not ethnic, (...), but

national; the real clash is social and economic and not of civilisation » (Woodward 1995, 271).

Selon elle, les pratiques de nettoyage ethnique qui se sont déroulées dans la région ne constituent pas la cause du conflit mais bien l’une de ses conséquences. En effet, « outsiders explained the

character of the fighting in Croatia and Bosnia-Herzegovina, including the ethnic cleansing and brutal violations of humanitarian law, by citing ethnic conflict, historical enmities, and – in the actions of Serbs – genocide. But, in fact, these were the results of the wars and their particular characteristics, not the causes » (Woodward 1995, 237). Elizabeth Allen Dauphinee suggère que

la réification du conflit ethnique, au sein d’un discours sur l’inévitabilité historique d’une telle situation par les médias et les acteurs extérieurs, a conduit à éclipser et à marginaliser les processus politiques spécifiques qui sont à l’origine de l’éclatement des violences (Dauphinee 2003 114). Kalyvas et Sambanis se réfèrent, quant à eux, au caractère dynamique du conflit, dans le cas de la Bosnie-Herzégovine, suggérant que ce n’est qu’une fois celui-ci mis en branle que la violence fut assujettie à une rapide « ethnicisation », alimentée par le cours même des évènements, et qu’elle ne s’explique donc pas tant par la présence a priori de communautés ethniques déjà animées par des « haines ancestrales » (Kalyvas et Sambanis 2005, 216). Dans ces conditions, une interprétation figée et étriquée, presque déterministe, des causes des conflits en Croatie et en Bosnie-Herzégovine ne pouvait conduire à des solutions viables au cours de la consolidation de la paix.

En outre, comme il est également statué que le déplacement forcé comprend, en dépit des circonstances, une dimension stratégique et qu’en conséquence, il constitue une option parmi

d’autres (demeurer sur place, collaborer, prendre les armes etc.), les dynamiques spécifiques que la violence a endossé et les logiques qu’elle semble avoir manifesté tout au long de la guerre doivent être identifiées de façon à discerner, dans la mesure du possible, les liens unissant les pratiques de la violence en tant que telle et les décisions ultérieures de trouver refuge au sein d’une autre localité ou en dehors des frontières des États en question. Enfin, il semble important de postuler que les logiques de la violence qui se sont déployées tout au long de la guerre ne sont pas uniquement rattachées aux causes de celle-ci mais ont évolué au gré des soubresauts politiques, des multiples accords et résolutions qui ont jalonné sa trajectoire jusqu’à la signature des Accords de Dayton et d’Erdut, et des changements démographiques et militaires sur le terrain. Dans ces conditions, l’élaboration du présent chapitre vise à puiser au sein du des approches théoriques du champ d’étude sur les guerres civiles, de façon à éclaircir notre compréhension des causes multiples et complexes des migrations forcées. Il sera donc question, dans la prochaine section, de la conceptualisation de la violence ainsi que de son opérationnalisation à l’intérieur de la compréhension des conflits. Ensuite, j’aborderai, de façon succincte, les causes socio-politiques et économiques plus immédiates, responsables du démembrement de la Fédération yougoslave, ainsi que les évènements les plus importants ayant jalonné le déroulement de la guerre en Croatie, puis en Bosnie-Herzégovine. L’objectif consiste à présenter brièvement le contexte au sein duquel la violence, traitée de façon distincte, s’est déchaînée. Enfin, la partie suivante appréhendera les formes plus spécifiques qu’a endossé la violence au sein de ces conjonctures. L’idée sera d’expliquer plus en profondeur ses logiques, de façon à rendre compte des variations de la violence, au sein de contextes très similaires, lesquelles suggèrent toute l’importance d’aller au-delà des animosités ethniques.