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Les bidonvilles d’étrangers de la région parisienne se structurent autour d’un fort sentiment d’appartenance, favorisé tant part un regroupement ethnico-familial que par une séparation spatiale et nationale d’avec le reste de la population. Au Château-de-France, si la présence de nationaux essentiellement, sans liens de famille pour la plupart, pourrait laisser penser à une ségrégation moindre qui faciliterait les contacts avec le reste de la ville, il n’en n’est rien.

1- En marge

La mise à distance du bidonville par le reste de la commune passe par un processus de rejet. La mairie invisibilise le territoire et ses habitants et les Noiséens se présentent comme les victimes de cette marge.

La construction d’un discours clivant

Durant les premières années, la mairie adopte un discours compréhensif à l’égard du « 77 » et cherche à faire pression sur les pouvoirs publics pour améliorer la situation. En 1955, un courrier adressé à la préfecture explique ainsi : « Les personnes hébergées dans ce camp sont des familles d'ouvriers, en majorité des familles nombreuses sans logis par suite d'expulsion ou d'impossibilité de payer un loyer ». La mairie demande une aide spéciale pour le Bureau d’Aide sociale : « Dans une certaine proportion les chefs de familles ont pu conserver leur emploi, les autres ont perdu leur emploi et ne peuvent toucher les allocations de chômage par suite

120 d'insuffisance de la durée de résidence »1. Si la mairie ne cherche pas à intégrer ce nouveau quartier dans la ville, elle ne marque pas non plus une opposition franche, peut- être convaincue du règlement rapide de la situation.

Le changement mayoral marque un tournant du discours. A sa mort, en septembre 1957, Paul Serelle est remplacé par André Ory, lui aussi membre du PCF2. Il s’est intéressé à la question du camp et y a tourné un petit film avant son accession au poste de premier édile. Loin de reprendre à son compte l’empathie relative de son prédécesseur, il cherche à mettre fin à une situation qui dure depuis plus de trois ans au lieu des six mois prévus. Son discours repose sur deux arguments : accusation de l’incurie des services publics et de la préfecture de la Seine, volonté de délégitimer la population sur place.

La préfecture est accusée de tenir un double langage face aux problèmes de relogement : « les projets des autorités Préfectorales sont en contravention (sic) avec les objectifs de l’Etat semble –t-il »3. Pour la mairie, Noisy-le-Grand devient une marge de la région parisienne où sont reléguées les populations dont la préfecture de la Seine ne veut plus, impression amplifiée par le projet, en 1955, d’un centre d’hébergement pour des familles sous tente aux portes de Paris, au Fort de Villiers, un ancien fort de Noisy-le-Grand abandonné de la fin du XIXe siècle4. Ce projet n’aboutit pas et, dans les années soixante, le fort devient un bidonville de Nord- Africains. En 1956, la préfecture envisage un autre centre d’hébergement, dans la ville, pour des travailleurs nord-africains que la mairie parvient à faire échouer5.

Le discours mayoral se renverse, stigmatisant fortement les habitants du Château-de- France. La population du camp n’est plus composée « d’ouvriers », statut social prestigieux dans la terminologie communiste ; « Le camp est un abcès de fixation pour tous les indésirables provenant de tous les coins de la France », « Il est impensable qu’on ait jamais songé à ce qu’un tel rassemblement d’épaves et de dévoyés pouvait les inciter entre eux à donner libre cours à leurs plus bas instincts »6. La figure de l’abbé Pierre qui sert les premières années de caution au Château-de-France est malmenée, les familles ayant quitté leur logement pour venir à Noisy- le-Grand suite à ses promesses non tenues. De victimes, elles deviennent coupables : « les

1 AMNlG 9W1.1, Lettre du 30 avril 1955 du maire Paul Serelle au Conseil général de la Seine-et-Oise. 2 AMNlG 46W83, Délibération du conseil municipal de Noisy-le-Grand, 26 octobre 1957.

3 AMNlG 9W1.1, Considérations et résultats sur l'expérience des camps de l'abbé Pierre à Noisy-le-Grand

d’André Ory, 30 juillet 1957.

4 AMNlG 46W83, Délibération du conseil de Noisy-le-Grand, 26 octobre 1955.

5 AMNlG 46W83 Délibération du conseil, 18 avril 1956. Ce projet s’inscrit dans celui de la résorption des ilots

insalubres de la capitale, voir p.68.

121 habitants de ces camps venant de tous les coins de France et de Navarre, ne sont pas assimilables et ne sont pas récupérables »1.

La population du « 77 » ne fait plus partie de Noisy-le-Grand et est présentée comme l’antithèse des Noiséens « de souche »2. Le bidonville devient un quartier hors la ville, perception largement facilitée par son emplacement en marge. La dernière mention nominative répertoriée au sujet du camp dans le bulletin municipal date d’avril 1958, après la mort de Paul Serelle. Elle pointe les coûts supportés par la commune et l’espoir d’un relogement des familles dans d’autres villes3. Par la suite, les rares références au Château-de-France se font par périphrase, notamment lors de la dénonciation de l’inaction de l’Etat :

Malgré cela la ville n’échappe pas au lourd fardeau de la crise du logement, qui est un problème national. En effet près de 500 demandes de relogement restent déposées en mairie 4.

La mairie modifie le discours qu’elle porte envers ces populations afin de se présenter comme le fer de lance inflexible de la dispersion : « La municipalité de Noisy-le-Grand ainsi que moi-même, le Conseil municipal tout entier et la population ont toujours, en plein et parfait accord, lutté pour obtenir la disparition de ce camp »5. En 1958-1959, elle publie plusieurs enquêtes pour prouver l’état de délabrement du bidonville et l’immoralité de sa population. Le « 77 » devient une « gare de triage » ne conservant que les irrécupérables : « Malgré tous ces efforts, les familles qui restent au camp constituent pour la plupart des foyers instables ou illégitimes »6, ne respectant aucune des règles élémentaires d’hygiène et ce avec le soutien tacite des autorités du camp7. Il faut aboutir à la destruction rapide du Château-de-France et à un relogement dans de nouvelles constructions hors de la ville8.

Abandonné par l’abbé Pierre, la figure légitime qui a permis sa création, le camp devient une marge de Noisy-le-Grand. Il s’oppose à l’entre-soi de cette commune ouvrière et communiste des années 1950. Ses habitants sont décrits comme l’antithèse de la fierté populaire en banlieue rouge. Les hommes sont alcooliques, les Noiséens laborieux ; les mères, dénaturées,

1 AMNlG 46W83, Délibération du conseil municipal de Noisy-le-Grand, 14 août 1958. 2 Le terme est employé dans un rapport de la mairie.

3 AMNlG, Bulletin municipal, avril 1958.

4 AMNlG, Bulletin municipal récapitulatif de l’action de l’équipe communale entre 1953 et 1959, 1959. 5 AMNlG 9W1.1, Rapport d’André Ory, 22 juillet 1958.

6 AMNlG 9W1.1, Rapport du chef de bureau Michel Goldenberg, 25 juin 1958

7 AMNlG 9W1.1, Rapport du docteur Robert, vétérinaire sanitaire de la commune de Noisy-le-Grand, 26 juillet

1958.

122 se voient retirer la garde de leurs enfants à l’opposé de la mère courage de la morale communiste. Les infrastructures communales ignorent le camp : le réseau d’assainissement ne va pas jusqu’au 77 rue Jules-Ferry ; la route, qui ne sera jamais bitumée, devient une frontière entre Noisy-le-Grand et le Château-de-France. Dans cette marge, la population, bien que française, n’est perçue ni comme citoyenne, ni comme noiséenne - ce qualificatif ne leur est jamais accordé, ravalée à un problème et à une charge. Leur présence finit par devenir illégale, avec l’arrêté d’insalubrité proposé par la mairie et accepté par l’Etat et Emmaüs, qui sont les principaux responsables de l’enlisement de la situation, le premier en bloquant tout projet de rénovation urbaine, le second en ne parvenant pas à imposer une solution au niveau communal ou national et le troisième en se désengageant de l’administration du camp.

Une opposition des Noiséens ?

D’après une enquête auprès des commerçants menée en 1963 par ATD, les Noiséens sont largement opposés aux habitants du camp parce que responsables de l’augmentation des impôts communaux et perçus comme dangereux pour l’ordre social local. Certains propos sont d’une extrême violence :

Le pire ce sont les gosses, il faudrait leur enlever tous les enfants (…) Et comme dit le commissaire (…) il faudrait arroser tout le camp de pétrole et brûler tous les vieux.1

Ce rejet s’est construit au fil des années, comme pour le pharmacien qui se disait « apitoyé » au début et faisait crédit, avant d’arrêter devant les impayés. Les Noiséens s’opposent largement à un relogement sur place car, comme le dit le directeur de l’entreprise de peinture Sautour, « ils ne payeront pas ». La directrice de l’école primaire du centre est très disserte sur le sujet :

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La majorité de Noisy sera contre ce village car les contribuables en ont assez de payer (…) La seule solution c’est de les disperser dans toutes les communes pour partager les frais 1.

Certains séparent cependant le bon grain des « irrécupérables », comme le souligne le ferrailleur Lafont qui fait souvent affaire avec eux :

Aussitôt qu’ils touchent la caisse d’allocation c’est pour se saouler (…) Il y en a des biens, j’ai ma femme de ménage qui vient du camp, elle est sérieuse, j’en suis très content.2

Monsieur D. se souvient que les Noiséens demandaient expressément à leurs enfants de ne pas fréquenter « ceux du camp ». Dans les années 1960, il est l’un des rares à aller à l’école du centre où son intégration se fait sans peine, jusqu’au jour où les parents d’élèves et les enfants apprennent son origine. Il est alors totalement rejeté3. Jean Labbens remarque sans peine que l’intégration des enfants du camp au sein de leur classe est toujours moins forte que celle des autres ; ils ne peuvent pas inviter leurs camarades et ne sont pas reçus chez eux. Le refus des parents noiséens empêche la constitution d’amitiés enfantines4.

Les habitants du Château-de-France se retrouvent isolés de la commune et font tout pour ne jamais y aller. Monsieur D. se rappelle des sorties en villes comme d’une « humiliation », le Château-de-France étant l’espace sécurisant, « On se sentait bien entre nous »5. Ce sentiment d’altérité est illustré par la boue qui salit. Comme dans les autres bidonvilles, les habitants, lorsqu’ils sortent, prennent deux paires de chaussures, une pour traverser le camp et la route boueuse qui est laissée au bord de la route et une autre pour se déplacer en ville6.

1 Ibid.

2 Ibid.

3 Entretien avec monsieur D, 4 avril 2016. 4 Jean Labbens, Le quart-monde, op.cit. p.127. 5 Entretien avec monsieur D., 4 avril 2016. 6 Ibid.

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Le rejet des clubs

Comme d’autres communes de banlieue, la ville de Noisy-le-Grand se dote durant les années soixante de nombreux équipements de loisirs pour la jeunesse. Comme la plupart des villes à gestion communiste de la région parisienne1, Noisy ne possède pas de Maison des Jeunes et de la Culture (MJC). La ville préfère investir dans des structures qu’elle contrôle directement, tant pour le financement que pour le personnel, comme les colonies de vacances mises en place grâce à la Caisse des écoles2. Elle compte également plusieurs clubs de football et un « foyer laïque » pour les enfants3.

Toutes ces pratiques excluent les habitants du Château-de-France. Aucune référence archivistique ne mentionne la fréquentation d’un enfant du camp dans un des clubs noiséens et madame K atteste qu’elle n’en a jamais vu. L’enquête Badin va plus loin et affirme qu’il y a un refus de la part de ces associations d’accepter les enfants du bidonville : « Un jeune se plaint de n’avoir pu être admis à un club sportif de Noisy »4, ce que confirme l’ensemble des personnes sollicitées en entretien, comme monsieur D. :

J’ai essayé de m’inscrire dans le club à Noisy de football (…) ils étaient en train de s’entrainer (…) le mec a vu comment j’étais habillé (…) et il m’a dit – c’est bon, tu peux partir – moi quand j’ai vu comment on m’accueillait j’y suis jamais retourné5.

Lorsque des clubs de loisirs se constituent au sein du bidonville, la mairie refuse tout partenariat. Une équipe de football, créée au Château-de-France en 1966, demande à utiliser les terrains communaux pour s’entrainer6 - ce qui leur est refusé – de même que l’organisation de matchs amicaux entre l’équipe municipale et celle du Château-de-France en raison, officiellement, « d’une non affiliation à la Fédération Française de Football »7 mais plus certainement par mise à l’écart délibérée. Reconnaitre l’équipe de football serait en effet reconnaitre une légitimité au camp.

1 Laurent Besse, op.cit., p.83.

2 AMNlG, Bulletin municipal récapitulatif de 1953 à 1959. 3 AMNlG, Bulletin municipal, 1964.

4 ATDBF, Enquête Badin, op.cit., p. 37. 5 Entretien avec monsieur D., 4 avril 2016.

6 ATDBF WK13, Lettre du 26 mars 1966 de Joseph Wresinski au maire de Noisy-le-Grand.

7 ATDBF WK13, Lettre du 29 mars 1966 du secrétaire sportif du club de football de Noisy-le-Grand à Joseph

125 Avec les élections municipales de 1965, l’alternance modifie la politique mayorale à l’égard des associations, avec la construction en 1968 – 1969 d’un « Mille Club ». Ces équipements soutenus par l’Etat, doivent concurrencer les MJC sur lesquelles les pouvoirs publics n’ont pas de réel contrôle. Ces « Mille-Clubs » s’interdisent dans leurs statuts toute discussion sur la religion ou la politique. La mairie en constitue un en 1968, rue de Layon dans le quartier des Yvris, très loin du camp. Un projet est ensuite envisagé à l’angle de la rue Jules- Ferry et de la rue Transversale, mais seulement en 1969, soit dans les tout derniers mois du bidonville1. La mairie ne met en place des structures sociales et un aménagement du territoire à l’est de la ville que lorsqu’elle est certaine de la résorption du camp.

La mairie a toujours refusé d’intégrer les enfants du « 77 » à ses clubs, que ce soit en les accueillant dans ses associations ou en donnant une quelconque légitimité à ceux créés au Château-de-France. Cette exclusion délibérée se retrouve à l’égard des autres bidonvilles de la région parisienne2. Puisque le bidonville n’a pas d’existence officielle et ne doit en aucun cas se pérenniser, il ne doit pas se voir doter de ce qui pourrait en faire un quartier comme un autre.