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Le camp compte au départ trois groupes distincts : les habitants, les communautaires s’occupant des travaux et les prêtres assurant l’administration et de la communauté. Les premiers arrivants sont logés dans des tentes marabout fournies par l'armée américaine, montées sur place par la communauté Emmaüs(document 4)1. Le 10 août 1954, moins de deux mois après les premières arrivées, la mairie dénombre déjà plus de 100 enfants2. La particularité de ce camp est d'accepter des familles complètes à la différence des autres centres d’accueil d’Emmaüs qui séparent les hommes, logés dans des foyers, des mères et des enfants regroupés dans des auberges maternelles3.

1 Photothèque ATD Quart-Monde Baillet-en-France (PATD) 1673 001 025 (21), auteur inconnu, 1954. 2 AMNlG 46W81, Délibération du conseil municipal, 28 août 1954.

3 Francine de la Gorce, La Gaffe de Dieu, op. cit. Francine de la Gorce commence son bénévolat à Emmaüs dans

40 Document 4

Photothèque ATD Quart-Monde Baillet-en-France (PATD) 1673 001 025 (21), Photo d'un enfant dans une tente à Noisy-le-Grand, auteur inconnu. 1954.

Lieu de naissance, lieux de vie

Les familles de la cité de Noisy-le-Grand ont des parcours de vie très divers1 comme le montrent les lieux de naissance répertoriés pour 148 adultes arrivés en 19542 (document 5).

1 La seconde partie du mémoire propose une étude plus approfondie des familles du camp.

2 Ces données sont issues d'un croisement du fonds du Service départemental de la Main d’œuvre (AMNlG

FC25 – FC 26, 1FC56 – 1FC75) et des dossiers constitués pour l'enquête Labbens (YN 36). Ce corpus de 148 personnes référencées comme étant arrivées au camp en 1954, soit durant les 6 premiers mois, ne comptabilise pas l'ensemble des individus concernés mais reste représentatif de la population du « 77 ».

41 Document 5

Carte des lieux de naissance des 148 adultes référencés, établie par nous à partir de AMNlG FC25 – FC26, 1FC56 – 1FC75 et ATDBF YN34.

29 % des résidents sont nés dans la capitale et 40 % en région parisienne. Ce chiffre est très élevé. En effet, à cette époque, la pauvreté parisienne émane surtout de migrants de l'intérieur (Ouest, Centre et Nord de la France) qui, lors de leur installation, sont confrontés à

42 des problèmes de logement liés à la faiblesse de leurs revenus et à la pénurie du parc locatif. Se retrouvent donc à Noisy-le-Grand ceux qui, depuis longtemps, appartiennent à la grande pauvreté urbaine.

Le Pas-de-Calais, dont sont issus 12 % des adultes et le nord de la côte Atlantique, de la Bretagne à la Normandie (9 % des adultes), forment, comme ailleurs alors en région parisienne, le second pôle migratoire1.

Une autre partie des adultes a quitté le Maghreb, surtout l'Algérie. Ce sont soit des rapatriés comme Ernest W.2, ou des ex-coloniaux comme Mohand M. Quelques étrangers européens, quatre Espagnols, un Allemand, trois Italiens et un Polonais, dont certains sont des réfugiés politiques comme la famille de madame K., logent aussi au camp en 19543. Les méridionaux hexagonaux sont absents, Lyon et Marseille polarisant leurs migrations4. Cette population du Château-de-France est très majoritairement de nationalité française et née en métropole.

Très peu d'adultes déjà noiséens s’installent au camp. On en retrouve quatre pour l’ensemble du fonds du service départemental de la main-d’œuvre5 et aucun dans les dossiers de l'enquête Labbens. Il n'attire donc pas les franges en marge ou les plus pauvres de la ville, à l'exception de Jacques A. qui réside au lotissement Bellevue en amont de la rue Jules-Ferry avant son arrivée6.

En 1954, si, plus de la moitié de la population du camp n'est pas née en région parisienne, l’immense majorité y réside depuis plusieurs mois, et bien souvent depuis plusieurs années. Les dossiers de placement d'emploi donnent pour soixante-et-une personnes arrivées en 1954 le dernier lieu d'habitation avant leur installation communale. Six viennent de la Porte de Vanves, trois de Saint-Ouen, deux de la Pomponnette et un de la porte de Brancion – soit des camps qu'Emmaüs a installés pour faire face aux multiples demandes après l'appel du 2 février7. Vingt- neuf résidaient à Paris dont treize dans les arrondissements périphériques des 17è, 18è, 19è et 20è. Le reste vient de la proche banlieue nord (Bois-Colombes, Drancy, Nanterre) ou de la banlieue sud (Ivry-sur-Seine, Villejuif et Vincennes). Seules trois personnes arrivent de plus loin que la région parisienne : de Saint-Vallier en Saône-et-Loire, de Monnai dans l'Orne et de

1 Jacques Dupâquier, op.cit.,

2 Nous avons anonymisé les personnes résidantes du Château-de-France, sauf Bernard Järhling parce qu’il a

écrit un ouvrage sur le camp et son frère Georges qui nous a autorisé à le citer en toute lettre.

3 Entretien avec madame K., 4 avril 2016. 4 Jacques Dupâquier, op.cit.

5AMNlG, Service départemental de la Main-d’œuvre, FC25 – FC 26, 1FC56 – 1FC75. 6 ADSSD 93 – 101, recensement à Noisy-le-Grand, 1954.

43 La Rochelle1. Ceux ayant résidé à Paris n’y sont pas forcément nés. Bernard G. qui habite dans le 14è arrondissement depuis cinq mois lorsqu'il déménage pour le camp, est né à Caen dans le Calvados. Alexis F., né à Quimper-Guezennec indique Neuilly-Plaisance comme dernier lieu de résidence. Les lieux de naissance des enfants référencés dans l'enquête Labbens valident ce constat. Hélène T. naît à Noyal-Muzillac dans le Morbihan, son mari à Treignac en Corrèze, leurs deux enfants à Saint-Germain-en-Laye en Seine-et-Oise2.

Structures familiales

Beaucoup de photographies et de témoignages présentent le camp de Noisy-le-Grand comme le terrain de vie et de jeux de nombreux enfants. Les sources archivistiques apportent cependant une vision contraire : ces familles ont moins d'enfants que la moyenne nationale, paradoxe qu'il faut expliquer.

Les relevés des dossiers du Service départemental de la Main-d’œuvre ne prennent en compte que les enfants qui vivent sous le toit parental. Ceux placés ne sont donc pas comptabilisés, de même que ceux décédés dans le camp avant l'enquête, partis au service militaire, entrés dans la vie active ou ayant déménagé. La conservation de quarante-deux dossiers d’habitants (trente-neuf hommes et trois femmes) parmi ceux arrivés au Château-de- France en 19543 permet d'avoir une meilleure idée de ces premières familles. Ils permettent de constituer un panel de 175 personnes (quarante-et-un hommes, trente-neuf femmes et quatre- vingt-quinze enfants) soit en moyenne 4.17 personnes par foyer dont 2.26 enfants. Cette proportion qui est en dessous de la moyenne nationale (autour de 2.6 enfants par femme en 1955 – 19564) invalide d'une part l'idée attendue que les familles les plus pauvres sont les plus fécondes et d'autre part les dires des acteurs locaux qui pointent fréquemment le grand nombre d'enfants. Ce paradoxe s’explique en raison de la configuration particulière des familles du camp. La seule famille nombreuse compte 6 enfants, 27 en comprennent deux ou trois. L'âge moyen des enfants est de quatre ans et demi avec une surreprésentation des 0 – 3 ans (40 %) et des 4 – 6 ans (30 %) (document 6). On ne trouve aucun adolescent de plus de 14 ans ce qui

1AMNlG, Service Départemental de la Main-d’œuvre, FC25 – FC 26, 1FC56 – 1FC75. 2 ATDBF YN36, Fiches de l’enquête Labbens.

3 Les tout premiers dossiers étant classés par ordre de création, il est facile de connaitre leur date de

constitution. Cela concerne les boîtes 1FC24 et 1FC25. En revanche la majeure partie des dossiers créés en 1954, encore actifs après mai 1955, sont classés par ordre alphabétique avec l'ensemble des autres dossiers constitués après cette même date dans les boîtes FC 56 à FC75.

44 s’explique par les placements en foyer et les envois en formation et en apprentissage, comme pour Bernard Jährling1.

Document 6

Données constituées à partir de 42 dossiers du service départemental de la main-d’œuvre. AMNlG, 1FC24 et 1FC25.

Cette faiblesse du nombre d'enfants ne peut se comprendre a priori par l'âge des adultes2. En revanche, il semble que la mise en couple soit souvent récente. En effet sur les trente-six couples, dix-huit (50%) datent de 1950 ou après, seulement deux ont plus de plus de vingt ans de vie commune. La part du concubinage est aussi très élevée avec dix-sept couples vivant maritalement pour vingt-et-un mariés, deux célibataires vivant seuls et deux célibataires avec enfants, ce qui s’explique par des divorces et des séparations suivis d'un remariage ou d'une remise en couple3. Une partie des enfants de couples séparés loge alors chez le parent qui n'est pas au camp, celui-ci ayant dû trouver un logement plus conventionnel que celui de son ancien conjoint, d’autres sont placés par les services sociaux. Venant de logements souvent insalubres, les familles du Château-de-France sont depuis longtemps en contact avec ces services. Si les statistiques n’évoquent pas les placements avant l'arrivée à Noisy-le-Grand, ceux-ci peuvent être néanmoins considérés comme courants.

1 Entretien avec Georges Jährling, 4 avril 2016.

2 Les chefs de famille ont en moyenne trente-deux ans, vingt-deux individus ont moins de trente ans (54%),

seuls six en ont moins de vingt-cinq (14%), les deux plus jeunes étant célibataires.

3 Les enfants peuvent porter des patronymes différents. Une des filles de Julien F. porte son nom, mais son fils

s'appelle H. 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 0 2 4 6 8 10 12 14 16

Nombre d'enfants par âge dans le camp en 1954

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Des emplois non qualifiés

Le problème de l'absence d'emploi constitue une réalité douloureuse pour les premiers habitants du camp. En quelques semaines au moins quarante-deux chefs de famille – et sûrement beaucoup plus – font ainsi une demande auprès du service de la Main-d’œuvre de Noisy-le-Grand. La perte d'un travail coïncide fréquemment avec l'arrivée au camp. Albert D. quitte ainsi son poste d'OS-presse qu'il occupe depuis six mois et quatre jours avant d'être enregistré comme habitant à Noisy. Pour d'autres, le temps entre le dernier emploi et l'entrée au camp est beaucoup plus long. Jean R. écrit avoir été manutentionnaire entre mars et juin 1947, puis sans emploi avant son arrivée au Château-de-France. Son cas reste tout de même unique par la durée de son inactivité, au moins sept ans. Certains gardent pourtant leur emploi quelques mois après leur installation au « 77 ». Roger B. reste manutentionnaire dans le 11è arrondissement de Paris durant quatre mois ; Bruno A. est graisseur-mécanicien depuis plus de deux ans dans le 15è et conserve son poste pendant encore deux mois après son arrivé. Beaucoup le perdent bien plus vite. Andrée F. tient pendant plusieurs années un commerce avec son mari dans la capitale. A la mort brutale de ce dernier, elle trouve un emploi de dactylographe dans le 2è arrondissement. Quelques temps plus tard, alors qu’elle a appris son licenciement imminent et qu’elle prévoit ne plus pouvoir payer son loyer, elle s’installe au 77 rue Jules-Ferry. Enfin, parmi l'ensemble des dossiers, huit inscrivent avoir travaillé pour Emmaüs comme Julien F. qui se définit comme « communautaire ».

Les emplois occupés sont presque tous sans qualification. Sur les 102 emplois référencés dans les quarante-deux dossiers, 53% indiquent manœuvre, ouvrier spécialisé, terrassier ou manutentionnaire. Trois personnes occupent un poste à responsabilité ou demandant une qualification : un chef d’atelier, un chef magasinier et une dactylographe, tous ayant perdu leur emploi à l'arrivée au camp ou dans les jours qui suivent.

Les rémunérations s’établissent dans la moyenne basse d’un ouvrier en France de cette époque puisque rares sont celles qui atteignent les 30 000 francs par mois1. Les habitants du Château-de-France connaissent une instabilité salariale avec de nombreuses périodes de chômage.

Le déménagement et l’arrivée au camp illustrent les mécanismes de l’entrée dans le cercle vicieux de la grande pauvreté : prix élevé des loyers et/ou perte d’un emploi ; structure des foyers - familles souvent relativement âgées avec une mise en couple récente et des enfants

1 Olivier Marchand et Claude Thélot, Le travail en France 1800 – 2000, Paris, Nathan, 1997. Le salaire nominal

46 en bas-âge ou à naître (38 % des familles arrivées en 1954 ont une naissance dans l’année) - et insuffisance des superficies locatives du parc conventionnel de la région parisienne 1 ; précarisation avec la disparition du conjoint comme madame F. qui arrive avec ses deux enfants après le décès de son mari2.

Ces familles sont alors directement amenées à Noisy-le-Grand par les services d'Emmaüs de ses propres camps3 de la porte de Brancion ou de la Pomponnette4 ou arrivent par connaissance de l'existence du « 77 » grâce à la médiatisation de l'abbé Pierre et de ses actions. Il est fort probable que certains religieux dirigent vers Noisy-le-Grand les familles pauvres dont ils ont la charge. Bernard Jährling se rappelle de la forte présence de prêtres dans le camp durant les premières années. L'un d'eux incite sa mère à s'y installer5. Cela peut notamment expliquer la surreprésentation des Parisiens puisque l'action d'Emmaüs et le Château-de-France sont largement connus au sein de l’Église francilienne.

L’installation d’un camp de mal-logés au 77 rue Jules-Ferry se fait dans la précipitation. Le nombre de ménages demandant de l’aide à Emmaüs et les pressions préfectorales pour mettre fin aux regroupements de miséreux aux portes de la capitale imposent à l’abbé Pierre de trouver une solution rapide. Une centaine de familles sont ainsi transportées aux confins de la banlieue parisienne sur un terrain sans eau ni bâtiments en dur. Issues de la très grande pauvreté, la grande majorité logeait auparavant dans le département de la Seine, loin de Noisy-le-Grand. Emmaüs se doit de rendre viable cette solution d’urgence avant un relogement dans une de ses premières cités sortant de terre.

1 Alain Faure et Claire Levy-Vroelant, op. cit. 2Francine de la Gorce, La Gaffe de Dieu, op.cit.

3 ANMdT 2000 050 0277, Note sur un projet de Village d'accueil 1955 – 1956 par HLM-Emmaüs. 4 Bernard Jährling, op. cit., p. 18.

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Chapitre 2 –