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L’institutionnalisation d’ATD (1961 – 1968)

3- Surveiller et punir

Territoires de la marginalité résidentielle des populations paupérisées et non intégrées, les bidonvilles sont considérés par les pouvoirs publics comme des espaces dangereux à contrôler.

Servir de lien avec les services de police

Le Château-de-France devient un lieu de tension avec les forces policières, notamment durant les premières années. Les interventions dans les années 1950 sont presque quotidiennes principalement pour des accusations de vol dans des épiceries ou des menus cambriolages de la part des adolescents et des jeunes adultes du quartier1. Cette pression est favorisée par le discours mayoral et la réputation rapidement acquise par le Château-de-France. Le bidonville devient le lieu des « rapines et des vols »2. Pourtant, de l’aveu même des services policiers,

1 ATDBF WK5, Carnet des relations extérieures du 23 mars 1957 au 10 juillet 1957.

2 AMNlG 9W1.1, Considérations et résultats sur l'expérience des camps de l'abbé Pierre à Noisy-le-Grand du 30

154 « les gros méfaits sont très rares ». Le camp est avant tout présenté comme un terreau de la petite délinquance où le crime organisé ou les réseaux de proxénétisme n’ont pas court1.

La gestion d’une population, que les aides sociales et l’Etat-providence ne suffisent pas à normer, se règle par l’envoi de la police et l’enfermement. Rien ne permet de dire que ce soit une politique délibérée, pensée comme telle, mais les résultats sont là. Loïc Wacquant parle de « pénalisation de la précarité » dans ces lieux où l’Etat s’est retiré2, « C’est un territoire séparé et stigmatisé, situé au plus bas du système stratifié des lieux qui composent l’ordre spatiale de la métropole. »3

Peu à peu le commissariat délègue les affaires courantes à l’administration du Château- de-France. Joseph Wresinski est alors présenté comme ayant un rôle bénéfique4. L’accueil du camp permet de faire le lien entre les services de police et les habitants sans qu’il y ait recours à l’envoi d’une patrouille pour les conflits de voisinage ou les convocations5.

ATD cherche à comprendre ce qui pousse les jeunes du camp à multiplier les petits délits6. Elle utilise aussi la légitimité acquise grâce à ses différentes actions comme l’AEMO pour entrer en contact avec des magistrats. Il s’agit avant tout de constituer la liste des casiers judiciaires et des détenus. Les peines relevées montrent l’écart entre la faiblesse des délits (vol de voiture sans revente, cambriolage) et la lourdeur des peines7.

1 ATDBF WK6, Note pour le ministère de l’Intérieur de 1960, certainement du commissariat de Neuilly-

Plaisance.

2 Loïc Wacquant, Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale, Marseille, Agone, 2004,

p.50. Loïc Wacquant analyse la politique de répression concomitante à un retrait de l’Etat social aux Etats-Unis dans les années 1970. On peut percevoir des similitudes avec la situation du camp. Les pouvoirs publics n’ont pas la main, et ni l’assistance sociale ni la médiation politique ne peuvent avoir raison de la pauvreté.

3 Loïc Wacquant, Paria urbain. Ghetto, banlieues, Etat, La Découverte, Paris, 2007, p.206.

4 ATDBF WK6, Note pour le ministère de l’Intérieur, certainement du commissariat de Neuilly-Plaisance, 1960. 5 ATDBF WK7, Carnet téléphonique de l’accueil du camp du 28 juillet 1961 au 22 janvier 1962.

6 ATDBF WK19, Divers entretiens avec des jeunes adultes du camp sortant de prison. 7 ATDBF WK16, Rapport du 28 octobre 1968 de la magistrate Chalufour.

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Du fichage à l’enquête sociologique

Contrôler et connaitre la population du Château-de-France est une préoccupation majeure de l’ensemble des acteurs sur place. A partir de janvier 1955 la commune procède au comptage des habitants, notamment sous tente marabout, ainsi qu’à l’établissement des employeurs des chefs de famille1.

Le commissariat de Neuilly-Plaisance, auquel la ville de Noisy-le-Grand est rattachée, tient un registre du camp, dès lors que la situation se dégrade 2. La dispersion rapide promise par Emmaüs n’est plus à l’ordre du jour. Les habitants passent du statut de victime du mal- logement à menace potentielle pour la sécurité publique. Fin 1959, alors que le décret d’insalubrité vient d’être promulgué et que la direction du camp est en pleine crise de gouvernance, le système est amplifié par la mairie. Une fiche complète mentionne pour chaque famille qui arrive son dernier logement, les causes de son départ et la situation socio- professionnelle du chef de famille. Ce dernier doit, pour s’installer, demander une attestation de résidence à l’administration du camp ainsi qu’aux « autorités administratives communales et préfectorales »3. Pour la mairie il s’agit de mettre fin, en janvier 1960, à une zone de « non- droits ».

Par la volonté seule des administrateurs d’Emmaüs, leurs réalisations sont donc devenues des petits Etats autonomes dans l’Etat ? Pour tous leshabitants duCamp, pas de papiers, pas de formalité, pas de règle, pas de loi, la Mairie pourvoira à tout et c’est la réalité4.

Le manque de moyens et la mauvaise volonté des associations présentes entraînent l’échec du fichage. La direction d’Emmaüs se plaint dès le mois de juin de la multiplication des « non-inscrits »5. Un rapport envoyé au ministère de l’Intérieur en répertorie au moins 13 pour l’année 19606 et Jean Labbens recense des arrivées conséquentes les années suivantes. En 1963, 15 % du total des familles sont arrivées après l’arrêté d’insalubrité de novembre 1959. L’objectif de limiter les nouvelles arrivées de familles est un échec, d’autant que la mairie

1 ATDBF WK5, Lettre du 24 mars 1956 du chef du Service départemental de la Main-d’œuvre de la Seine-et-

Oise à madame Desmaret, assistante sociale à Noisy-le-Grand.

2 ATDBF 1C2, Lettre du 21 août 1958 de Jean Bouchy à Joseph Wresinski.

3 ATDBF 1C6, Règlement intérieur du camp affiché par l’administration du camp suite au décret d’insalubrité. 4 AMNlG 9W1.1, Rapport de la mairie de Noisy-le-Grand, 4 janvier 1960.

5 ATDBF 1C2, Lettre du 7 juin 1960 de Jacques Lazard à Joseph Wresinski.

156 estime ne pas pouvoir faire confiance à l’administration du camp qu’elle dénonce régulièrement comme trop permissive1.

Le contrôle social des habitants du Château-de-France passe alors bien plus par le Bureau d’Aide sociale ou le Bureau de la main-d’œuvre. Les familles sont nombreuses à s’adresser à ces services publics pour obtenir des aides – allocations familiales, chômage ou d’handicap – ou faciliter l’accès à un emploi, ce qui permet alors à la mairie d’obtenir des informations précieuses sur les adultes du camp. Certains témoignages d’habitants accusent même ces services de faire pression sur les familles avec un chantage aux aides ou aux privilèges au sein des administrations.

L’idée d’un fichage de la population dans l’optique d’un relogement s’instaure dans les années 1960 avec, comme précurseur, l’enquête de la CEDER2. Cette dernière se donne pour objectif de connaitre les situations de l’ensemble des familles ainsi que les caractéristiques sociales générales du camp, elle cherche également à avoir une « connaissance des attitudes et des comportements [des habitants] »3. Grâce à des moyens importants l’équipe peut établir des questionnaires très précis soumis à une grande majorité des adultes du bidonville sur les origines, la position personnelle et les attentes, notamment dans le cadre du relogement. L’enquête conclut aussi sur la nécessité d’établir un « fichier socio-économique sur le camp et sur l’ensemble des familles »4.

Ce travail d’enquête se retrouve chez Jean Labbens. Le panel est plus réduit mais il s’intéresse plus finement aux enfants et cherche à comprendre les relations interpersonnelles, les types de familles et les attentes sociales sur le long terme.

Ce relevé statistique associé à une recherche sociale se généralise au sein d’ATD par le biais de ses différentes antennes, notamment le Foyer féminin et la bibliothèque pour les enfants. Cette dernière permet par exemple de faire des « monographies des enfants » la fréquentant pour corréler la situation socio-professionnelle des parents, leur niveau scolaire et leurs intérêts culturels5. Joseph Wresinski et ses proches théorisent la nécessité de cette étude

1 ATDBF WK6, Lettre du 15 octobre 1960 du maire de Noisy-le-Grand à Jean Lazard d’Emmaüs. 2 ATDBF WK6, Note du début des années 1960 par un membre d’ATD.

3 ATDBF, Enquête Badin, introduction. 4 Ibid, p. 41.

5 ATDBF WK13, Rapport « pour une évaluation de la bibliothèque pour enfants de février à juillet 1966 » de

157 des populations afin de rationaliser le travail social grâce aux outils sociologiques et psychologiques.

L’objectif est double : mettre en place des activités socio-culturelles « adaptées » et permettre un relogement efficace. Cet ensemble d’étude et les réflexions qui en découlent structurent pour toute la fin des années 1960 la classification des habitants du camp et la sémantique qui s’y rattache. L’enquête Labbens divise la population en quatre grands groupes suivant le revenu moyen de chaque famille : « misérables », « pauvres », « satisfaisantes » et « aisées ». D’autres études sont menées dans la continuité de l’universitaire lyonnais. Cette subdivision s’impose ainsi comme grille de lecture lors du projet de Centre de Promotion familiale1. Le relevé de mars 1966 qui doit servir aux relogements, divise les familles françaises en trois catégories : « misérable », « ambivalentes » et « pauvre ». Les « étrangers » forment une colonne à part2. Le classement ne concerne plus seulement le revenu par tête mais aussi l’intégration sociale de la famille, les pratiques éducatives et la capacité supposée à résider dans tel ou tel type de logement. Cette question du relogement se perçoit encore plus avec l’enquête sur l’état de la population d’octobre 1967 puisque les familles sont classées soit en « HLM », en « Recyclables » (sic) pour celles à reloger en cité d’urgence ou au Centre de Promotion familiale et « Lourdes »3. En 1971 HLM-Emmaüs utilise cette catégorisation lors du relogement en en faisant sa grille d’analyse dans son bilan de la résorption4.

De contrôle social d’une population perçue comme essentiellement dangereuse, les enquêtes statistiques sur les habitants du camp se veulent de plus en plus sociologiques avec des aspects plus qualitatifs. L’objectif affiché est de permettre un relogement plus efficace tant par le lieu choisi que par les actions sociales qui doivent suivre et accompagner les familles tout en adaptant au mieux les pratiques culturelles et sociales, comme avec le choix des ouvrages de la bibliothèque ou le fonctionnement de l’atelier Scotch.

Pour pallier à la crise de gouvernance des années 1959 – 1961 Joseph Wresinski et ses amis se présentent comme des partenaires incontournables en multipliant les actions sociales dans un cadre théorique et scientifique. L’État y voit alors une aubaine pour mieux contrôler,

1 Pour la négociation du CPF, voir infra, chapitre 9.

2 ATDBF WK13, Relevé de la population du Château-de-France, mars 1966. 3 ATDBF WK15, Etat de la population en octobre 1967.

4 ANMdT 2010 018 344, Bilan résorption du bidonville du château de France à Noisy-le-Grand de 1966 à 1971

158 comprendre et aider un territoire qui lui échappe complètement alors que la mairie et Emmaüs se présentent comme démissionnaires. Cette institutionnalisation va de pair avec une normalisation des pratiques. L’association ne remet pas en cause les logiques de contrôle et se les approprie pour administrer les populations dont elle a la charge.

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Chapitre 8-