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Le relevé de la population de 1959 préparant l’arrêté d’insalubrité est le seul qui fournit le nom de l’ensemble des 502 adultes. Le lieu de naissance de 218 d’entre eux a pu être identifié en croisant le fichier du Bureau de la main-d’œuvre, les listes électorales de 1956 et de 1968 et les fiches de l’enquête Labbens (document 1). L’année 1959 est d’autant plus représentative de la sociologie du camp que l’arrêté fige en grande partie le bidonville : peu des familles présentes seront relogées avant le projet Emmaüs-ATD et peu de nouvelles s’installent.

Pourtant, comme en 1954, les départements de naissance sont très divers, avec plus de la moitié représentée, mais toujours avec une surreprésentation de la région parisienne, notamment la Seine en premier lieu (33 % des habitants, dont 24% pour Paris). Aucun département de province n’apporte un fort contingent, sauf la Seine-Maritime dont sont issus 6 % des résidents, devant la Seine-et-Oise et la Seine-et-Marne. Ces résidents sont à 85 % des urbains de naissance2.

Dans les bidonvilles d’étrangers ou de coloniaux comme à la Folie de Nanterre, c’est souvent la présence d’un proche, de la famille ou du village, qui favorise l’installation3. Si, au Château de France, il y quelques exemples de regroupements familiaux, le frère et la sœur D.,

1 Voir chapitre 1 sur le parcours de vie des primo-arrivants. 2Jean Labbens, Le sous-prolétariat, op.cit., p.50.

85 nés dans le Pas-de-Calais, ou bien Catherine T. arrivée au camp « sur l’invitation de sa cousine »1, les liens interpersonnels ne constituent aucunement une explication suffisante de l’arrivée de nouvelles familles à partir des années 1955 – 1956 ainsi qu’après l’arrêté préfectoral. La multiplicité des départements de naissance et la faible récurrence des patronymes (25 noms retrouvés deux fois ou plus, soit 63 personnes sur les 502), montrent que les arrivées après 1954 ne se font pas ou peu par des liens interpersonnels.

Document 1

86 Ce phénomène s’explique par l’impossibilité de s’installer librement, du fait de l’obligation d’obtenir un igloo. L’arrivée au 77 rue Jules-Ferry procède donc rarement de la présence d’une connaissance mais plus surement de la redirection de la part d’Emmaüs, de la police ou des services sociaux, notamment parce que le bidonville est connu à Paris comme celui de la « dernière chance »1. La majorité des nouveaux résidents après 1954 logeaient auparavant dans la région parisienne. Certains y sont depuis longtemps comme André P., breton de naissance, parisien depuis 1930 avant d’arriver en 1955 au Château-de-France. D’autres, en revanche, arrivent directement de province à l’exemple de Camille. G., originaire du Morbihan.

L’étude du dernier emploi occupé avant l’arrivée au Château-de-France montre une forte présence autour de Paris et de la banlieue est, notamment Noisy-le-Grand, Neuilly-sur- Marne et Villiers-sur-Marne (document 2). Les nouveaux résidents gravitent déjà près du bidonville. Ils sont en revanche très peu à travailler en banlieue ouest sauf chez Renault à Billancourt.

Document 2

Ville du dernier emploi exercé avant l’installation au Château-de-France.

1 Entretien avec G.E, 27 juillet 2016.

87 90 % des adultes étudiés par Jean Labbens sont passés par l’Assistance publique, issus de la misère ou « gitans », soit des populations marginalisées dès leur plus jeune âge (document 3).

Document 3

Ce sont donc des familles connaissant déjà la grande précarité urbaine qui se retrouvent au Château-de-France, ce qui invalide l’hypothèse d’une migration interne qui recouvrirait les mêmes réalités sociales que l’immigration rurale maghrébine.

Les raisons d’une arrivée francilienne au 77 rue Jules-Ferry sont multiples, entre expulsion d’une cité pour mauvais payement, impossibilité de trouver un meublé après la naissance d’un nouvel enfant ou invitation par un proche. Le Château-de-France devient alors le « dernier recours »1 pour des familles logeant en région parisienne.

1 Ibid. 0 10 20 30 40 50 60 70 Assistance Publique Gitans et miséreux Pauvres non miséreux étranger, conjoint d'un miséreux ou d'un AP "Cas social" Origine sociale des adultes du camp (%

)

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2- La composition des familles

Les familles issues de la grande pauvreté sont souvent essentialisées comme nombreuses, dépravées et déviantes. Ces stéréotypes cachent mal une multiplicité de parcours et de conduites de vie que les relevés et les études faites au Château-de-France permettent d’approcher.

Les couples

Si la majorité des ménages sont des couples mariés, le taux de concubinage est cependant extrêmement élevé puisqu’il atteint 33 % pour une moyenne nationale de 10 %1 (document 4). De nombreux adultes vivent « à la colle », comme ceux de la cité de transit des Blanchardins de L’argent des pauvres2 : souvent une femme seule, fréquemment avec des enfants, et un homme plus jeune qui apporte un salaire. Selon les fiches de la main-d’œuvre, 90 des 295 adultes recensés vivent en concubinage ; parmi eux, la moitié se sont mis en couple après leur installation3. Ce sont avant tout des adultes ayant déjà été marié comme le montrent les patronymes différents des enfants d’un même ménage. Selon Jean Labbens, beaucoup de concubinages sont très stables, certains durent depuis plus de 10 ans lorsqu’il fait son étude.

1 Anne-Marie Sohn, « Concubinage et illégitimité », Encyclopedia of European Social History, 4, pp.259-267,

2001.

2 Jean-François Laé, Numa Murard, op.cit. 3 AMNlG, Fichier du Bureau de la main-d’œuvre.

89 Document 4

Le mariage n’influe pas sur le nombre d’enfants (4,3 et 4,2 pour les concubins). Les familles non légitimées ont en revanche plus de risque de voir leurs enfants placés1. Le concubinage devient alors au sein du Château-de-France une situation normale et acceptée parce que largement répandue. Elle ne reflète pas une opposition de principe au mariage, socialement mieux vu, mais elle correspond à l’impossibilité d’assurer le coût financier d’un divorce2.

Les enfants

Les premières familles arrivant au 77 rue Jules-Ferry ont paradoxalement un nombre d’enfants inférieur à la moyenne nationale. Trois enquêtes nous permettent de connaitre l’évolution de la taille des fratries : le relevé de 1959, l’enquête Labbens de 1963 et l’état de la population du camp en mars 1966. Dès 1959, on remarque une hausse importante du nombre moyen d’enfants par couple (document 5). 971 mineurs sont référencés dans le bidonville pour 264 familles soit 3,67 enfants par famille alors que l’indice national de fécondité s’établit

1 Jean Labbens, La condition sous-prolétarienne, op.cit. 2 Ibid., p.122.