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Après la fièvre des premiers mois, Emmaüs compte mettre de l’ordre au camp de Noisy- le-Grand et lui donner un aspect plus conventionnel. Le terrain doit être aplani, l’eau évacuée et surtout des logements décents doivent remplacer les tentes pour permettre aux familles de vivre dans des conditions plus dignes avant un relogement en cité d’urgence. La situation se dégrade pourtant rapidement. Aux graves problèmes internes d’aménagement et d’administration s’ajoute une crise majeure au sein d’Emmaüs qui entérine la marginalisation de l’abbé Pierre1.

1- De la boue aux igloos

Les premiers habitants du 77 rue Jules-Ferry se souviennent surtout de la chaleur de l’été, par manque d’abris pour se protéger et de la boue en hiver. Le premier chantier d’Emmaüs porte donc sur la construction de logements en dur et des aménagements collectifs.

De Pomponne à Noisy-le-Grand, construire un camp de transit

Le but de l’abbé Pierre est de transformer ce camp de tentes en un véritable camp de transit en attendant que les différentes cités d’Emmaüs sortent de terre et permettent un relogement pérenne. L’homme d’Eglise a déjà constitué un camp similaire, en 1953, à Pomponne, commune excentrée de Seine-et-Marne. Ce projet est un échec retentissant. Le terrain, choisi pour sa très faible valeur financière, est éloigné de tout point d’eau : « Pour l’eau

48 il faut aller la chercher à Neuilly-Plaisance »1 et tout installation viable s’avère impossible. Sur ce terrain gorgé d’eau, le premier raccordement à l’eau potable et l’évacuation sont à plus de trois kilomètres2. La préfecture s’alerte d’ailleurs rapidement des conditions d’hygiène, craignant une épidémie3. Georges Jährling qualifie les maisonnettes occupées de « cages à lapins »4. En réponse à cet échec l’abbé Pierre veut créer le camp dont il présente le projet dans un article de Faim et Soif, un journal dont il est le fondateur. L’article, titré « De Pomponne à Noisy-le-Grand », l’assure :

Noisy ne sera pas le campement de la désolation : il y aura l’eau, l’électricité, un réseau d’assainissement. On y vivra humainement [Il est prévu] 500 Maisonnettes de fibrociment et de carreaux de plâtres5.

Les igloos sont de longs tubes de cinq mètres de large sur huit de long (document 1). La majeure partie correspond à une habitation pour une famille de trois pièces – deux chambres et un salon6 (document 2). Dans le secteur I, les igloos sont divisés en deux pour permettre l’installation de deux familles dans une pièce chacune. Par souci d’économie, le bâti est posé à même le sol sans isolation complémentaire. Les constructions commencent fin août 1954 alors que les tentes du Château-de-France hébergent déjà 115 ménages, soit près de 600 personnes7.

1 ANMT 2010 018 917, Conférence de l’abbé Pierre pour le Bulletin mensuel des Œuvres sociales et Courrier de

l'Action sociale de Seine-et-Oise, mai 1954.

2 ANMT 2010 018 301, Lettre du 31 mars 1953 du maire de Pomponne à l’abbé Pierre.

3 ANMT 2010 018 301, Lettre du 4 juillet 1953 de la préfecture de Seine-et-Marne à l’abbé Pierre. 4 Entretien avec Georges Jährling, 4 avril 2016.

5 ANMT 2000 050 0936, « De Pomponne à Noisy-le-Grand », Faim-et-Soif, août 1954.

6 ANMT 2010 018 343, Photographie de l’intérieur d’un igloo, sûrement l’accueil du camp, date et auteur

inconnus.

49 Document 1

ANMdT 2010 018 341, Vue extérieur d’un igloo, date et auteur inconnus. Document 2

50 Le plan-masse édité en janvier 1955 par Emmaüs prévoit 346 igloos pour 379 logements – une trentaine sont divisés en deux. S’y ajoutent des structures médico-sociales placées sous l’administration d’Emmaüs1. Le tout est divisé en dix-sept quartiers – de A à R (document 3). L’usine de parpaing d’Emmaüs de Pontault-Combault doit y être transférée, « les habitants du camp verront [ainsi] s’élaborer les parpaings de leur future maison »2. Emmaüs se lance auparavant dans de grands travaux de nivellement et d’asséchement des mares à l’est, où doit se situer le complexe séchoir-lavoir3. L’idée est donc de bâtir un véritable « village » Emmaüs4 permettant à des familles de mal-logées d’attendre l’ouverture des cités d’urgence et des nouveaux HLM. L’association fonde sa communication sur la présentation des igloos comme étant de véritables habitations. L’abbé Pierre parle de « maisons » et affirme que « rien n’est provisoire au point de vue matériaux de construction, c’est en dur exclusivement »5.

1 ANMT, Plan-masse du Centre de dépannage Emmaüs de Noisy-le-Grand du 11 janvier 1955. 2 ANMT 2000 050 0936, « De Pomponne à Noisy-le-Grand », art. cité.

3 ATDBF WK5, Plan de nivellement du camp de l’abbé Pierre. Date inconnue, probablement début 1955. 4 ANMT 2000 050 0277, Note sur un projet de Village d'accueil par ATD.

5 ANMT 2010 018 917, Conférence de l’abbé Pierre pour le Bulletin mensuel des Œuvres sociales et Courrier de

51 Document 3

ANMdT, Plan-masse du Centre de dépannage Emmaüs de Noisy-le-Grand du 11 janvier 1955.

Les premiers retards

L’inauguration des cinquante premiers igloos a lieu en novembre 1954 alors que 200 autres sont en cours de construction1. L’abbé Pierre en annonce également 200 supplémentaires, comme indiqué sur le plan directeur. Ils ne verront pourtant pas le jour puisque seuls 254 igloos seront réellement montés2, ceux marqués en rouge sur le plan-masse de janvier 1955 – c’est-à- dire construits ou en construction à cette date. L’arrêt des travaux peut s’expliquer par trois facteurs. D’abord des problèmes de financement. En effet les premiers igloos sont construits en partie grâce à des dons de l’acteur Charlie Chaplin et de la famille du chocolatier Menier et

1 ANMT 2010 018 926, Lettre de l’abbé Pierre envoyée à Noisy-le-Grand pour l’inauguration des premiers igloos

en novembre 1954.

52 avec le bénévolat d’ouvriers du nord de la France1. L’abbé Pierre ne trouve pas de source de financement similaire pour les suivants alors qu’Emmaüs doit faire face à de grosses dépenses liées à un programme de construction de cités d’urgence et de HLM conventionnés très ambitieux2. De plus le coût à l’unité a été largement sous-estimé, évalué à 105 000 francs par pièce en octobre 19543, il est de 200 000 francs un mois plus tard4. La seconde raison correspond au début d’un « malaise à la HLM »5 sensible avec l’arrivée de Jean Bouchy à la présidence d’HLM-Emmaüs en juin 1954 : « Depuis cette date c’est la paralysie complète »6. Emmaüs a également du mal à poursuivre son action sociale au 77 rue Jules-Ferry. Dès février 1955, la biberonnerie prévue est reportée sin die « du fait des trop nombreux problèmes dans le camp » et des vasistas sont commandés en urgence pour les igloos afin de remédier aux nombreuses infiltrations constatées7. L’aménagement extérieur du « 77 » s’avère lui aussi bien plus compliqué à mettre en place que prévu, notamment pour la réparation de la rue Jules-Ferry, simple chemin de terre inadapté au passage de nombreux piétons et camions. Une première tentative est opérée en mi-1955 mais "Monsieur Jeanjean [un agent communal] signale que le goudronnage de la rue Jules-Ferry aurait été fait sans avoir bouché les trous"8.