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Le choix des vignettes cliniques suivantes nous sert à introduire la complexité des parcours des jeunes décrocheurs. Bien sûr, la question de l'élaboration des typologies, quelle que soit la méthodologie utilisée, rend la vision du phénomène du décrochage scolaire beaucoup plus restreinte que ne pourrait le faire la diversité des parcours singuliers des élèves rencontrés dans un cadre plus « clinique ». Cependant, les témoignages des jeunes décrocheurs dans une démarche inductive est un moyen d'élaborer des hypothèses qui s'appuient sur l'évaluation « in vivo » des parcours des élèves.

Donc, à l'instar de Blaya (2010) dans son ouvrage récent sur les processus de décrochage, nous nous sommes d'abord appuyés sur des rencontres dans le cadre scolaire d'élèves en situation de décrochage. Nous devons préciser que nous n'avons pas provoqué ces rencontres, et que c'est parce que nous avons partagé pendant plus d'un an et demi le quotidien scolaire des élèves d'un lycée professionnel que ces situations se sont dégagées d'autres situations pour illustrer notre problématique. Cette immersion dans le cadre scolaire nous a révélé ce qui rend le décrochage si complexe, et nous tâcherons de mettre en lien ces observations avec les travaux que nous présenterons par la suite.

Vignette n°1 : « Jason y était presque ».

Jason1 a 20 ans. Il est élève en deuxième année de BEP serrurerie et métallerie au moment de quitter le lycée. Lorsque nous le rencontrons pour la première fois, il est en première année de BEP, classe qu'il a intégrée après avoir obtenu un CAP dans la même formation professionnelle. Il a lui-même demandé à poursuivre ses études malgré un parcours scolaire compliqué, émaillé de nombreuses absences et de sanctions tout aussi nombreuses en rapport avec un comportement provocateur lors de ses deux années de CAP.

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1 Les noms des jeunes ont été anonymés ainsi que l'ensemble des informations susceptibles de faire le lien entre les éléments évoqués dans cette thèse et les personnes rencontrées dans le

Ce comportement a perduré lors de sa première année de BEP ce qui a conduit l'établissement à l'interroger sur sa réelle volonté à poursuivre dans son cursus. À cette époque, Jason semble donner peu d'importance à l'école, et continue à arriver systématiquement en retard en classe et à « sécher » régulièrement les cours. Malgré cela, il ne semble pas exprimer d'envie particulière de quitter le lycée bien qu'il exprime régulièrement qu'il n'aime pas l'école. Il est d'ailleurs fréquemment exclu de la classe.

Jason est un garçon qui donne l’impression d’être toujours très « fatigué ». Quand nous lui faisons remarquer qu’il a des « petits yeux » le matin en arrivant au lycée, il nous dit que c’est parce qu’il vient de fumer du cannabis. Il évoque ouvertement sa consommation et nous dit ne pas pouvoir s’en passer.

Contre toute attente, et en contradiction avec ses habitudes au sein de l'établissement, le comportement de Jason change radicalement deux mois avant qu'il ne quitte l'école. Il dit avoir arrêté de fumer. Il ne sort plus lors des récréations et reste presque tout le temps seul. Il partage avec nous ses difficultés familiales en rapport notamment avec l'état psychologique de sa mère qui l'inquiète beaucoup. Lors de cette période il ne fait plus du tout parler de lui. Nous le croisons un jour dans les couloirs, il en profite pour nous dire qu'il sort du bureau de la conseillère principale d'éducation, qu'il vient de signer sa démission et qu'il quitte le lycée.

À notre grand étonnement, Jason reviendra un mois plus tard au lycée dans sa classe habituelle assis à un bureau comme l'ensemble de ses camarades pour le premier cours de la journée. Il lui sera demandé de quitter l'établissement puisqu'il n'y est plus scolarisé. Nous apprendrons plus tard que Jason qui arrivait tous les jours en retard prend le train tous les matins avec ses amis et qu'il traîne en ville toute la journée pour reprendre le train le soir avec eux.

Vignette n°2 : « Ilies… Décrocheur tout simplement ».

Ilies, 15 ans, est un élève de CAP serrurerie-métallerie drôle et agréable qui passe le plus clair de sont temps en étude lorsqu'il n'est pas absent. Son comportement, volontairement provocateur sans agressivité ni violence consiste à refuser systématiquement le travail qui lui est demandé. Il semble avoir pour unique objectif de pousser les enseignants à l'exclure de cours. Ce comportement récurrent nous pousse à lui demander ce qui le conduit à se comporter de cette manière quand il est au lycée. Pour lui la raison est simple et est en rapport avec l'activité professionnelle de son père qui vend des fruits et légumes sur les marchés de la région avec ses frères. Pour Ilies, la scolarité n'a pas de sens et c'est simplement parce qu'il est soumis à l'obligation scolaire qu'il vient à l'école de temps en temps. Son orientation en CAP est une orientation de dernier recours puisqu'il n'a jamais fait de vœux après le collège. Ilies veut travailler sur les marchés et prendre la suite de son père. C'est, d'après lui, sa seule motivation, il se sent bien dans cet environnement et partage avec nous la difficulté qu'il a de se lever pour aller à l'école alors qu'il se lève régulièrement à 3 heures du matin pour aller travailler avec son père. Il attend donc d'avoir 16 ans pour faire « ce qu'il aime ».

Au fil des semaines suivantes, ces absences augmentent jusqu'à son abandon des études quelques jours après son anniversaire.

Vignette n° 3 : « Hicham ? C’est le premier pas qui coûte ».

Hicham, 17 ans, est censé être scolarisé en première année de CAP serrurerie-métallerie. Son nom apparaît sur les listes d'appel et son dossier d'inscription est à jour. Malgré cela, et après plus de trois semaines de cours depuis la rentrée scolaire, Hicham n'a jamais mis les pieds dans l'établissement. Sa mère répond systématiquement au téléphone quand les surveillants cherchent à le joindre, et leur répète jour après jour qu'il sera au lycée le lendemain, mais qu'aujourd'hui il est « fatigué », et qu'il ne peut

pas se lever pour aller à l'école. Hicham répond lui aussi de temps en temps au téléphone et dit également poliment qu'il viendra à l'école le lendemain, ce qu'il fait au bout d'un mois d'appels quotidiens.

Lorsqu'il se présente pour la première fois dans l’établissement, Hicham semble effectivement hébété et mal réveillé. C'est un grand jeune homme aimable, poli et très réservé. La lourdeur de son pas en dit long sur sa motivation et son engagement, mais il intègre malgré tout sa classe naturellement. En tout et pour tout, il passera trois ou quatre jours au lycée avant de repartir sans donner de nouvelles. Les surveillants continueront à appeler jusqu'à la fin du premier trimestre pour savoir si Hicham reprendra les cours.

Le hasard lié à la vie des petites villes fera que nous croiserons régulièrement Hicham se baladant en ville dans la journée.

Nous savons peu de choses qui pourraient venir donner un éclairage sur le décrochage d'Hicham, cependant nous l'évoquons car il illustre le cas des décrochages scolaires « joués d'avance » dans la mesure où il semble clair qu'Hicham avait décroché de l'école avant même de s’y être accroché. Finalement, la situation d'Hicham a constitué une situation de « non-accrochage »1.

Vignette n° 4 : « Etienne ? Bon élève ! Et alors… ».

Etienne, 19 ans, est inscrit en Première année de Bac Pro mécanique à la suite d'un BEP mécanique obtenu dans le même lycée l'année précédente. C'est un bon élève discret, assidu et apprécié de ses professeurs. Il est bien intégré dans la classe et a des amis avec qui il partage la même passion pour les belles voitures. Il semble être bien engagé dans son cursus pour lequel il montre des qualités certaines. L'année scolaire se déroule bien. Ses notes sont bonnes et il se prépare a priori à continuer sa scolarité en Terminale.

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Contre toute attente, Etienne nous apprendra qu'il a décidé de ne pas continuer parce qu'il n'en voit pas l'intérêt, et qu'actuellement il est en attente d'une embauche dans une chaîne de magasins spécialisés en réparation mécanique. Il terminera son année jusqu'au bout, et quittera l'école au moment des vacances d'été.

Vignette n° 5 : « Juliette n’en pouvait plus ».

Juliette a 14 ans. C'est une adolescente souriante qui mesure plutôt bien le caractère incongru d'être, avec une autre jeune fille de BEP mécanique, les deux seules élèves féminines du lycée. Quand nous la rencontrons, elle est inscrite en 3éme de découverte professionnelle dans le même lycée que Jason, Ilies, Hicham et Etienne. Son année de troisième de découverte professionnelle se passe plutôt bien même si ses résultats scolaires sont relativement fragiles. Malgré cela, elle s'inscrit l'année suivante en CAP serrurerie-métallerie, qui n’est pas, à proprement parler, la voie la plus régulièrement choisie par les jeunes filles dans les filières professionnelles. Au fur et à mesure que l'année avance, Juliette est de plus en plus souvent absente jusqu'à quitter l'école pendant plusieurs semaines de suite. Ses résultats se sont effondrés, et elle exprime le souhait de quitter l'école. Lorsque nous la rencontrons pour la deuxième fois, elle a perdu son sourire et exprime clairement son besoin de « s'échapper » du lycée. Elle a perdu beaucoup de poids, ce que l'infirmière du lycée nous confirmera suspectant notamment un trouble du comportement alimentaire. Une orientation en classe relais lui sera proposée pour qu’elle puisse souffler pendant quelques semaines, l'objectif étant de pouvoir reprendre par la suite le cours de sa scolarité.

À la suite de sa parenthèse en classe relais, Juliette ne se représentera plus au lycée professionnel, et comme elle a plus de 16 ans, elle ne se réinscrira pas dans un autre établissement scolaire.

Ces fragments de trajectoires et d'expériences scolaires montrent que les raisons, les causes ou les déterminants du décrochage scolaire sont très différents d'un élève à un autre, et que l'on retrouve à la fois des facteurs scolaires, familiaux, sociaux ou psychologiques, et bien souvent certains de ces facteurs associés les uns aux autres, pour expliquer une situation de décrochage. De plus, ces quelques exemples de décrochage rencontrés en lycée professionnel montrent que la volonté consciente des élèves n'apparaît pas systématiquement au premier plan. En effet, on observe dans le situation qui est celle d'Ilies que son décrochage, en dépit de la norme social, pourrait être qualifié de décision réfléchie, que l'on pourrait qualifier de décision mature en adéquation avec ses envies et un projet qui lui permette de se projeter dans une autre vie que celle qui s'impose à travers la poursuite d'une scolarité au sein de laquelle il ne semble pas s'épanouir. À l'inverse, les autres situations que nous évoquons semblent bien plus complexes et laissent entrevoir des moments de tensions que l'école parce qu’elle ne 'attache qu'à la réussite scolaire, ne peut pas enrayer. Ce sont ces situations qui constituent l'objet de notre comme nous l'avons présenté en introduction de ce travail à travers les états de détresse psychologique qui empêchent les élèves de poursuivre leur scolarité et qui précipitent ou renforcent les processus de décrochage scolaire.

Ces illustrations nous montrent donc que le décrochage scolaire est évidemment une situation problématique, en rapport avec les questions qu'elle soulève et que nous avons déjà évoqué sur le plan social, économique, scolaire et personnel et sur les arguments que nous développerons afin d'étayer les arguments en faveur d'une intervention préventive du phénomène. Mais il convient également d'en dégager de la même manière la dimension positive même si celle-ci reste a priori plus minoritaire.