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Le titre du dixième récit de J.-B. Pontalis est au pluriel et nomme les épouses, les amantes, les passantes. La dernière phrase du livre le dédie « à elle, au singulier1 ». Il s’agit de la mère, premier rendez-vous manqué de l’écrivain. Si la relation amoureuse en est le sujet principal, le lecteur attentif peut y discerner une figure latérale, discrète, mais présente : la sœur.

Un de mes grands regrets : n’avoir pas eu de petite sœur. Notre mère nous aurait donné notre bain ensemble, j’aurais pu constater qu’un garçon et une fille ne différaient pas seulement par leurs vêtements et leurs jeux préférés2.

Cette phrase extraite du quatrième chapitre du récit donne à la petite sœur sa place : celle du regret, de l’absence. C’est au conditionnel, au mode de l’irréel, qu’elle innervera modestement les pages suivantes. Ainsi que nous avons déjà eu à plusieurs reprises l’occasion de le constater, le psychanalyste apparaît en filigrane derrière l’écrivain. Pour un jeune

1

Op.cit., p. 836.

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garçon, la petite sœur est la première figure de la différence : dans la représentation courante, il lui « manque quelque chose ». Mais ce n’est pas d’un manque que parle Pontalis : on n’a rien « retranché » à la petite fille, et le petit garçon ne court aucun risque. Le jeune Jean- Bertrand s’émerveille du « corps lisse » d’une petite fille, entrevu sur une plage. Mais ce n’est pas sa sœur à lui, et son livre ne les verra apparaître qu’ainsi, non seulement de biais, de côté, mais aussi d’un peu loin.

D’un peu loin : c’est une certaine distance, un léger éloignement qui fait d’une jeune fille une sœur. Comme Roger Grenier, J.-B. Pontalis réitère de livre en livre le récit de sa vie en adoptant à chaque fois un angle de vue particulier. Après la petite sœur que le petit garçon n’a pas eue, vient le tour de la sœur adolescente que l’étudiant de khâgne na pas eue non plus. Donnant des leçons particulières de philosophie à une jeune fille rétive à cette matière, il en vient à lui lire de la littérature.

Le lendemain, je lui lus des passages du roman. Là où Descartes, Platon et d’autres avaient échoué, Stendhal réussit à capter son attention.

« Mais pourquoi Mme de Rênal n’a-t-elle pas quitté son sinistre mari pour Julien Sorel ? Je l’admire, ce Julien ; il est fier, courageux, il sait prendre des risques ». Je ne crois pas qu’Isabelle se reconnût en Mathilde, mais moi je n’étais pas loin de les confondre.

Pendant quelques jours, nous poursuivîmes notre lecture. Je ne me sentais plus seul dans la chambre mansardée de mon hôtel. J’ouvrais grand la fenêtre. Je respirais l’air frais de la nuit et je pensais à Isabelle, elle me tenait compagnie comme si elle était à mes côtés auprès de la fenêtre ouverte sur le ciel étoilé, un ciel autrement lumineux que celui de Kant3.

Comment une jeune fille inconnue devient-elle une sœur pour « quelques jours » ? Le jeune répétiteur avait tout d’abord adopté, usurpé peut-être, la posture du père de front, de face, comme le beau-père de Jacques Drillon. Or, il y a bien sûr déjà un père dans ce micro- récit la jeune fille avait déjà une page plus haut dit s’être « arrangée pour me faire jeter dehors de tous les collèges où mon père m’a expédiée après la mort de sa femme ». Elle avait précisé ensuite que « les garçons qui tournent autour de moi n’ont aucun intérêt » et qu’elle dit maintenant « dans cet immense appartement, mille fois trop grand pour nous deux », où ce

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père « lit les journaux financiers4 ». Si l’on adopte ici une lecture psychanalytique, la jeune fille souhaiterait donc prendre la place de « sa femme » auprès du père, qui ne répond pas à ce désir. Il est trop « sérieux ». Le « sérieux » n’est pas ici celui dont traite Pauvre Bouilhet d’Henri Raczymow, mais une valeur négative, une absence de vie, un manque. En parlant à la jeune fille de philosophie, le précepteur double le père, adopte la même attitude distante et frustrante. Dès lors qu’il quitte les concepts pour les récits, il passe du « face-à-face » au « côte-à-côte », il n’est plus père, mais frère. Il s’agit donc d’une question de distance, mais celle-ci ne doit pas être abolie, si la sœur doit rester telle. Dans la suite du récit, elle l’est, puisque la jeune fille devient l’amante du narrateur, une unique fois. L’acte ainsi accompli a pour suite la séparation, révélant ce que les deux personnages cherchaient, et n’ont obtenu que pour quelques jours : elle voulait un frère, il voulait une sœur.

Dans un autre chapitre d’Elles5

, la sœur est associée au chien, comme la fille chez Mizubayashi. Evoquant l’année de ses seize ans, l’auteur-narrateur dit avoir trouvé dans

L’Odyssée ses deux émotions les plus intenses. Nous avons déjà vu que c’est le chien Argos

reconnaissant son maitre qui est la première figure de cette altérité aimante qui bouleversa le jeune lecteur. La seconde est Nausicaa, la jeune fille qui accueillit le naufragé. Comme l’amitié chez Delacomptée, cet amour sororal et non sexuel est suscité par l’ouïe, et non par l’œil : « Je me répétais son nom, je le trouvais musical, j’en prolongeais la dernière syllabe... »6 De même, Nausicaa ne voit pas la nudité repoussante d’Ulysse, contrairement à ses servantes qui s’enfuient :

Nous marchons. Elle me prend la main, elle sait où nos pas nous conduisent.

À nouveau, c’est le côte-à-côte, la latéralité qui permet à la sœur d’être sœur. Le sexe disparaît du champ visuel, de même que le glaive ne sépare plus les frères qui se côtoient. Comme la fraternité, la sororalité est bien sûr traversée d’une ambivalence possible. Si l’ouïe

4

Ibidem, p. 768-769.

5

Les femmes d'Ulysse, p. 792-794.

6

en est le vecteur privilégié, il existe des sirènes, qui ne sont pas plus des sœurs que les loups ne sont des chiens : « là l’expérience sert à quelque chose7

».

Un chapitre plus central d’Elles jette un jour semblable sur la sororalité. Il est intitulé

Chastes amours8 et évoque à nouveau la période égyptienne du jeune enseignant autographe. La figure de la « sœur » (lexème utilisé trois fois p. 797, en début, milieu et fin de page) y est redoublée. Une jeune fille inconnue (nommée par « son vrai nom », Nicole Angel) vient chercher sa « petite sœur » au lycée. La conversation s’engage et le jeune professeur en vient par glissement à vouloir aider non plus la petite sœur mais la grande, qui a le « même défaut qu’elle9 ». L’absence du père « retenu à Chypre par ses activités commerciales » favorise une amitié prudente qui aboutit à un baiser de théâtre dans une troupe de comédiens amateurs. L’occasion de l’acte sexuel se présente lors d’un retour de baignade :

Quelque chose me retenait d’aller plus loin. J’étais convaincu que Nicole était vierge, l’idée d’apparaître à ses yeux et aux miens comme un « vil séducteur », d’autant que je devais retourner en France l’année suivante, m’était difficilement supportable. Mais il devait intervenir autre chose dans cet interdit que je me refusais à transgresser. Ce que j’aimais en Nicole, c’était la jeune fille, et je craignais de ne plus l’aimer quand elle aurait cessé de l’être. Et puis ce nom, Angel, la rapprochait de la pureté d’un ange qu’on ne saurait faire déchoir10.

Ce récit est presque une « histoire de cas » psychanalytique, en l’occurrence un cas d’auto-analyse. Le tabou de l’inceste est le plus souvent associé à la mère. Celui qui s’attache à la relation prohibée entre frère et sœur revêt dans notre imaginaire culturel une importance aussi modeste que la Vie du Pape St Grégoire par rapport à Œdipe ou Hamlet. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit ici. Annoncée comme « sœur » d’une petite élève, la jeune fille devient sœur symbolique du jeune professeur. Le chapitre dans lequel s’insèrent les lignes que nous venons de citer attribue quatre traits à la sororalité : la virginité, le nom, l’esprit, la transposition. 7 Ibidem, p. 793. 8 Ibidem, p. 777-800. 9 Ibidem, p. 777. 10 Ibidem, p. 798.

La virginité de la sœur renvoie à un trait traditionnel de notre culture occidentalle : sa perte signifie un changement de statut, en bien ou en mal : épouse ou femme de mauvaise vie. Le nom, ainsi que la psychanalyse l’a amplement développé, est indispensable pour qu’un sujet existe. Ici, Nicole Angel devient angélique parce que son nom le dit. L’esprit dans lequel la rencontre a eu lieu est celui de l’école, des études. La sœur est associée à la sagesse, à Minerve et non à Vénus, par le contexte dans lequel elle est apparue : le lycée. Ce tracé « spirituel » est ensuite continué par le théâtre d’amateur et le baiser sur scène, qui achève de transposer la relation dans la culture, dans le non-sexuel.

Le trajet accompli par les sœurs imaginées (« elles ») dans l’esprit du narrateur le ramène à sa mère (« elle »), sur qui se clôt le livre. En réalisant un parcours d’éloignement, il crée une figure « autre » à laquelle il pourra rendre hommage, mais à laquelle il ne s’unira pas. C’est aussi en cela que la sœur est une seconde mère.

2. De PV/CK à CK/PV.