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D’ORIENTATION D’UNE COLLECTION

1. Le père absent

La question de la paternité apparaît dès le titre de Rimbaud le fils de Pierre Michon, l’un des ouvrages les plus connus de la collection. Ce père est en premier lieu un père absent :

Mais on sait que le mari de cette femme qui était le père de ce fils devint tout vif un fantôme, dans le purgatoire de garnisons lointaines où il ne fut qu’un nom, quand le fils avait six ans. On débat si ce père léger qui était capitaine, futilement annotait des grammaires et lisait l’arabe, abandonna à bon droit cette créature d’ombre qui dans

son ombre voulait l’emporter, ou si elle ne devint telle que par l’ombre dans quoi ce départ la jeta ; on n’en sait rien64.

À cette désertion du père capitaine répond la colère de la mère, « qui pour scander sa souffrance mauvaise avait trouvé Dieu65 ». L’attirance précoce du jeune Arthur pour les vers semble naître des voix conjuguées de ses deux géniteurs : aux « patenôtres » de Vitalie Cuif répond « le clairon fantôme de garnisons lointaines66 ». Les photographies d’enfance de Rimbaud évoquent elles aussi les figures paternelle et maternelle, avec le képi et le brassard de communion : « Car sous ces défroques, à ce qu’on dit, il y avait l’ombre du capitaine et la vivante créature de refus et de désastre ...67 ».

Pierre Michon évoque les premiers balbutiements poétiques de Rimbaud comme des offrandes verbales du fils à la mère, en l’absence du père :

Et on a presque tout dit aussi à propos de l’autre qui ne devait pas être bien rigolo non plus, l’ombre qui assistait in absentia à ces passes verbales dans la salle à manger, le capitaine, dont pour l’instant on n’a pas davantage de photo, et pourtant parfois à n’en pas douter il posa en Purgatoire devant un objectif, parmi quelques sous-offs de garnisons lointaines, lissant à deux doigts son impériale, ou jouant aux cartes, ou la main sur le sabre-et peut-être à l’instant précis où il se rappelait le petit Arthur. Il se rappelle Arthur dans un grenier des Ardennes, sur une sépia jaunie ; il y a cent ans que nul ne l’a vu ; un clairon sonne derrière son dos, on ne l’entend pas. Les dévots trouveront ce portrait quelque jour, vous rêverez dessus, vous verrez la main sur la garde, ou lissant la moustache, vous ne saurez pas à quoi il pensait. Mais pour l’instant, vous ne connaissez pas ce visage68.

Si la mère est physiquement présente au fils, si ce fils poète est photographiquement présent au lecteur, le père du poète, lui, n’existe pas en tant que présence concrète. L’absence de photographie redouble l’absence ; du fait qu’on ne voit pas l’image du père, on n’entend pas non plus le clairon qui « sonne derrière son dos ». L’expérience ainsi faite est l’inverse de celle décrite par Roland Barthes dans La chambre claire, où les photographies retrouvées de sa mère permettent à l’endeuillé de se ressaisir dans une proximité retrouvée.

64

P. Michon, Rimbaud le fils. Réédition Folio, p. 13.

65

Ibidem, p. 14.

66

Ibidem, même page.

67

Ibidem, p. 15.

68

Nous pensons qu’on doit également se référer à propos de ce passage la notion lacanienne de « forclusion du nom du père ». Cette théorie a fait partie de la culture commune des intellectuels français de la génération de Pierre Michon. De plus, J.-B. Pontalis fut longtemps un disciple du célèbre psychanalyste. Il y a donc une « image » du père absent et non nommé qui se trouvait à l’arrière-plan de la conscience cultivée des années 1970-1980. Selon cette conception, « ce qui a été forclos du symbolique réapparaît dans le réel69 », ce qui est la définition de l’hallucination. Or, la légende rimbaldienne est précisément un avatar récent du mythe du « vates », du barde halluciné, du poète voyant. Les premières pages du Rimbaud le fils de Pierre Michon sont ainsi caractéristiques de l’une des veines exploitées par la collection L’un et

l’autre : faire revivre non seulement une personne, mais une silhouette, une image, un symbole.

Le père réel absent, il ne restera plus au Rimbaud narré par Pierre Michon qu’à se chercher une figure paternelle de substitution. La première est celle de Georges Izambard, professeur de rhétorique du collège de Charleville. A la différence du capitaine Rimbaud, on possède de lui une photographie, ce qui le fait accéder à un premier degré d’existence. De surcroît, il fut physiquement présent dans la vie du jeune Arthur. Dans le récit de Pierre Michon, ce « second couteau70 » est celui qui opère la « castration primaire », qui ôte le fils des mains de la mère en remplaçant les litanies latines par l’alexandrin français. Si ce personnage ne parvient pas à remplir la place laissée vacante par le père biologique, c’est en raison d’un problème de « grandeur », pour reprendre la terminologie de Luc Boltanski et Laurent Thévenot71 :

Le poète Izambard tient pour l’éternité la chaire de rhétorique au collège de Charleville, le professeur Izambard : il a pour toujours vingt-deux ans, sa vie longue est lettre morte, et les recueils que pourtant il composa et publia plus tard, c’est au regard du temps comme s’il avait pissé dans un violon. Mais il fut ce jeune homme dans cette classe : si bien que sa photo est là, pas en très grand, ni en pleine page, tout au début des iconographies, comme aurait pu apparaître, si la photo avait été inventée à l’époque de la vieille histoire référentielle, un vague précurseur ou comparse, un second couteau, même pas Jean-Baptiste, même pas Joseph le charpentier, mais peut-être le premier ouvrier de l’atelier de Joseph, celui qui apprit au fils à tenir la varlope et dont les Evangiles ne parlent même pas72.

69

J. Lacan, cité par Jean Laplanche et J.-B. Pontalis dans Le Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, coll. Quadrige, 2007, p.166.

70

Op.cit., p.26.

71

L. Boltanski et L. Thévenot, De la justification, Gallimard, 1991.

72

Dans le « monde domestique » qui est celui du jeune Arthur, Izambard est trop « petit » pour tenir le rôle du père, il est trop secondaire, se tient trop en retrait. Cette « petitesse » tient au fait que d’emblée le monde du futur poète est le « monde inspiré », alors que le « monde domestique », celui des enfants, n’est qu’un passage obligé. Si dans ce dernier, le professeur est « grand », sa médiocrité en tant que poète l’empêche de l’être suffisamment. Les « mondes » sont en interaction, leurs régimes alternent dans la vie des individus. Mais le vrai monde de Rimbaud, celui dont le régime domine dès le début, c’est le monde inspiré.

Le deuxième et dernier père de substitution attribué par Pierre Michon à Rimbaud est le poète Théodore de Banville :

Et les jeunes attendaient que les vieux, par politesse et réciprocité, peut-être croyance mitigée d’augures entre eux, grande crainte d’augures suspendus entre hommes et dieux, qui sont les uns et les autres redoutables, les jeunes attendaient que les poètes en titre, c’est-à-dire ceux dont le nom avait au moins dans un contexte frôlé le mot génie, que ceux-là donc leur accordassent un petit rayon de ce nimbe invisible qu’ils étaient réputés avoir sur la tête, et qui se transmet comme par bouture, du plus vieux au plus jeune, mais que le jeune ne peut jamais voler tout à fait, fût-il Rimbaud ou Saint Jean, il faut que le vieux donne : et cet immense service, ce fut à Banville que le demanda Rimbaud73.

Dans les chapitres III et IV du livre74, Banville est évoqué par plusieurs séries de biographèmes qui se répondent. Sur une vingtaine de pages, des expressions et des images s’enchaînent, finissant par créer un portrait saisissant. Le même mot est souvent répété, ou bien un autre de connotation proche lui est substitué, les séries ainsi créées densifiant le texte pour aboutir à l’image tragico-comique du poète mineur tourmenté par le désir de gloire. On pourrait dresser le relevé suivant :

 Gilles (de Watteau)/enfariné/farine/face à face, immobiles, babas,

vieillots/Pierrot/nimbe/belle crinière blanche/ébouriffé/bien peigné/cymbales/bonnet (de nuit)/calotte (de soie)/coupole du Panthéon : 42 occurrences en 21 pages.

 (Petite) bouture/chrysanthèmes/pivoines : 12 occurrences.  Tringle/bureau (du poète) : 10 occurrences.

 Le son même de la lyre/le vers personnellement/ voix haut perchée/rossignol/moineau : 9 occurrences. 73 Ibidem, p. 38. 74 Ibidem, p. 35-56.

 De Douai ou de Confolens : 4 occurrences.  Confiture : 2 occurrences.

 Luxembourg : 5 occurrences.

 Cariathides/jeunes filles athéniennes/reines/la grosse Marie Daubrun : 9 occurrences. La première série part du « nimbe », de l’auréole que Banville souhaite acquérir aux yeux de ses contemporains et de la postérité, de la « belle crinière blanche » qui en est l’annonce et de la « coupole du Panthéon » qui en sera, espère-t-il, le couronnement. Mais elle aboutit au chapeau rond du Gilles de Watteau, à son visage rond lui aussi, à la cymbale dépareillée et donc muette, à la calotte de soie, au bonnet de nuit.

Les autres séries de biographèmes suivent le même trajet descendant, connaissent la même déchéance : la « bouture » du génie poétique, que le maître est censé transmettre au disciple, devient « chrysanthème », puis « pivoine », L’alexandrin devient « tringle » et atterrit sur « le bureau du poète ». Du « son même de la lyre », on en vient au « rossignol », puis au « moineau ». Les « cariathides » deviennent « reines » au jardin du Luxembourg avant de s’incarner dans « la grosse Marie Daubrun ».

Ainsi, l’absence du père contraint le jeune Rimbaud à chercher une figure paternelle de substitution. Malgré leur insuffisance, l’instituteur et le maître remplissent cette fonction. C’est même précisément cette insuffisance qui permettra à Arthur Rimbaud de devenir lui-même ; il ne sera pas écrasé par un surmoi dominateur et pourra remplir pleinement l’espace vacant. Izambard sépare le fils de la mère, Banville transmet le métier : l’enfant Arthur est mort, l’adolescent Rimbaud peut chercher un autre « autre ».