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D’ORIENTATION D’UNE COLLECTION

2. Beau-père et beau-fils

La relation de paternité peut être simplement généalogique, droite, ou alors biaisée, oblique. Dans Face à face (2003). Jacques Drillon écrit sur son beau-fils Antoine. Dans la première partie du livre, il est question d’un vivant, dans la seconde d’un mourant.

Antoine vivant paraît d’abord sous la forme du rival évité, première figure de l’obliquité. Les jeux pratiqués par le beau-père et le beau-fils (ping-pong, baby-foot, billard...) le sont d’une telle manière que le rapport de force soit évité :

La question des rapports de force nous a beaucoup occupés, lui et moi, bien que nous en ayons fort peu parlé. Pour lui, les êtres humains doivent éviter d’avoir entre eux des rapports de force. Pour moi, chaque être humain possède une certaine force, et mettre deux humains en présence, c’est mettre leurs forces en rapport, sans préjudice de l’emploi qui en est fait. Nous ne divergions que sur un point de vocabulaire, en somme : la manière d’interpréter cette locution.

En réalité, ce désaccord était plus profond, et tenait à nos deux manières de concevoir l’Autre. Je le voyais comme un ennemi en puissance, lui comme un ami potentiel75.

Toutefois, la recherche de l’évitement est ambivalente ; elle est aussi recherche de l’affrontement. Les nombreux jeux pratiqués par l’auteur-narrateur et son beau-fils sont comparés au match de boxe légendaire qui opposa en 1973 Mohammed Ali à George Foreman : la brute domine de manière écrasante pendant tout le match avant d’être mis KO dans les derniers instants par son frêle adversaire. Mais en l’occurrence, c’est la brute, le beau-père, qui tire les ficelles de cette comédie, et se laisse « crucifier » in extremis. Ce faisant, il cherche à réparer avec l’adolescent la négligence qui avait été la sienne dans ses rapports avec l’enfant :

J’avais souvent agi, lui jeune garçon, comme s’il avait été une grande personne, douée de force et de culture, et je l’avais écrasé par mégarde, par indifférence ou par égoïsme. A l’égard de son fils, on montre de la prudence, on contrôle son geste, on mesure sa force, de crainte de blesser ; je l’avais au contraire exercée sans la moindre délicatesse76.

Le point de vue de biais permet de construire une relation, mais pas de transmettre une expérience : « Nous savons que l’expérience, hélas ou malheureusement, ne se transmet ni verticalement, de père à fils, ni horizontalement, de frère à frère, ni obliquement, de beau-père à beau-fils77 ». Or, l’expérience est ce qui est nécessaire à la détermination, au choix. Du vivant de son beau-fils, l’auteur-narrateur déplore le « flottement », l’hésitation d’Antoine devant le choix d’un instrument de musique : n’ayant pas vécu, il ne peut pas choisir.

En revanche, la relation de biais se prête à l’assistance, à l’aide : « L’aide qu’il lui arrivait de me demander, je la lui apportais parfois spontanément78 ». C’est encore la musique qui révèle cette possibilité : « Alors que je jouais du piano presque toujours seul, il me fallait partager ce

75

J. Drillon, Face à face, p.13.

76 Ibidem, p. 17. 77 Ibidem, p. 34. 78 Ibidem, p. 56

que j’écoutais79

». Que la relation d’aide soit possible ne signifie pas qu’elle réussisse à tout coup : le beau-père échoue à communiquer son amour de Bruckner ou du zarb. Cependant, un concert de Max Roach, le don d’une collection de disques classiques pour un anniversaire atteignent leur but : l’adolescent s’approprie ce qui lui est offert, même s’il est d’abord touché par autre chose que par ce que le presque-père entendait donner. Dans le cas de Max Roach, c’est « l’élégance parfaite (physique, vestimentaire, musicale), la grâce quasi-mozartienne de ce vieux batteur noir qui tapait sur une caisse claire et deux cymbales comme d’autres jouent des mazurkas de Chopin [qui] l’avaient ébloui80 ». Pour ce qui est des disques classiques, c’est le « patch-work coloré81 » des « illustrations de pochette », les « sonorités dorées » des noms de compositeurs ou d’interprètes qui jouent le rôle de sésame.

Si l’obliquité est la marque de la relation de beau-père à beau-fils dans la vie, l’irruption de la mort opère un redressement et justifie le titre du livre : Face à face. Ce passage de la relation de biais à la relation de face a lieu de manière progressive : c’est d’abord le médecin qui pense pouvoir dire au beau-père la vérité qu’il voile aux parents biologiques (« je n’étais que le beau-père, en somme, un homme avec lequel on pouvait être direct », p.137). Un peu plus loin dans le texte, Jacques qui sait et Antoine qui ne sait pas dialoguent en face à face p.140). Un nouveau face-à-face se produit lorsque le vivant photographie le moribond avec un flash qui lui fait ouvrir les yeux (p. 144). Puis, le beau-père devient père :

Au début de la maladie d’Antoine, j’ai trouvé que nous manquions d’un homme qui eût les épaules larges, la tête froide, l’esprit d’initiative. Un recours, un père. Quand quelque chose se passait, les visages se retournaient ; qui regardaient-ils ? Je me retournais aussi : il n’y avait personne derrière. C’était donc moi qu’on implorait82.

La descente et la montée des escaliers exigent également des deux protagonistes qu’ils abandonnent l’obliquité pour la régularité : « un appui qui fût à sa hauteur », « de manière à me trouver toujours au même endroit par rapport à lui », « la régularité parfaite du rythme », « c’était franc »83

.

79

Ibidem, même page.

80

Ibidem, même page.

81 Ibidem, p.57. 82 Ibidem, p.152. 83 Ibidem, p.156-157.

La même frontalité préside plus tard à la cérémonie de la chaise percée : « Il faut d’abord le redresser », « il faut prendre garde à ce qu’il ne se fasse pas un croche-pied à lui-même, car ses deux jambes s’entortillent l’une autour de l’autre quand on la pivote. Là, il faut amener les repose-pieds en position horizontale84... ».

Peu avant la mort du beau-fils, l’auteur-narrateur constate que le regard que les autres portent sur lui a changé : « Enfin, vous êtes parfaits, tous les deux85 ». Bien qu’il s’en défende, il lui faut reconnaître que l’agonie d’Antoine l’a fait accéder à la paternité au moins aux yeux d’autrui, que la relation oblique est devenue égale.

Mais c’est chez Antoine que cette frontalité exigée par la venue de la mort s’affirme de la manière la plus nette, sous la forme du refus. Celui qui voulait éviter la rivalité, qui se voulait ami des choses et des êtres, se mue en refusant, en refuseur. Antoine s’oppose de toutes ses forces à sa propre impuissance (« ce refus de l’impuissance était criant », p. 147), à l’aide d’autrui (« refuser le pénilex, refuser le prozac », p. 176), à la mort elle-même.

Enfin, dans un épilogue d’une dizaine de pages, s’opère un retour au contournement, à l’obliquité initiale, après la mort du beau-fils. Annoncé par la « négociation » avec les pompes funèbres, il prend la forme de la découverte par le narrateur redevenu « beau-père » d’un texte d’Antoine intitulé Végétal et dans lequel celui-ci narre sa métamorphose en arbre. L’obliquité y fait son retour sous l’espèce de la métaphore :

Antoine auteur a compris tout de suite la nécessité littéraire de la métaphore. Sa nécessité absolue. Ce n’est pas en disant, « je t’aime » ou « je te désire » qu’on exprime son amour ou son désir. Si l’on veut transmettre ce sentiment, on n’évitera pas le détour de la métaphore : tes dents sont des diamants, le Léthé coule dans tes baisers86.

La bonne métaphore de la maladie mortelle, ce n’est pas l’hôpital, c’est la métamorphose, la transformation en un être tout autre, « l’admission dans le grand ordre des pins ». La mort est un processus et c’est pourquoi elle ne peut être regardée en face. Le malade se souvient d’avoir été en bonne santé et prévoit la prochaine étape de sa dégradation, mais il ne sait où il en est. Il

84 Ibidem, p.166. 85 Ibidem, p.178. 86 Ibidem, p. 190.

ne peut que se demander : « quel genre d’arbre vais-je devenir? Un platane du bord des routes, un marronnier de cour d’école 87

? »

En devenant écrivain, le mourant métaphorise le processus qu’il est et connait ainsi de la meilleure manière possible l’embellie finale qui, dit-on, précède le silence. Ce motif de la métamorphose est bien sûr un topos littéraire depuis Ovide et Apulée. Dans la collection L’un et l’autre, nous le retrouvons par exemple dans Tous les parfums de l’Arabie de Mariette

Condroyer, où la narratrice mime à l’occasion d’un spectacle scolaire un arbre vivant de la forêt de Macbeth. C’est également l’un des thèmes de prédilection de Paul Valéry, dont nous verrons plus loin que J.-B. Pontalis aurait pu (voulu ?) faire le sujet d’un livre de sa collection écrit de sa propre main.