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Dans la collection L’un et l’autre, la sororalité décrit des cercles, différant en cela des

parallélismes et des croisements parfois coupés de la fraternité. La sœur est en consonance avec la mère qui l’englobe et peut être une première sœur, une sœur originelle. Comme nous l’avons vu, le plus étroit de ces cercles successifs se trouve chez J.-B. Pontalis-auteur dans la sœur absente et désirée. Un cercle plus large nous est apparu comme exemplifié dans le désir de sororalité de Catherine Pozzi, l’égérie de Paul Valéry narrée par Pontalis-auteur et aussi par Pontalis-éditeur. Une figure maternelle-sororale à la circonférence encore plus étendue me semble être le sujet de La femme en pierre de Diane de Margerie35.

Comme le Tombeau d’Achille de Vincent Delecroix, le livre de Diane de Margerie est

un poème en prose, un chant composé par un moi rêveur et rêvant. Le principe de composition formelle en est l’« abécédaire », de A (« ambivalence ») à Z (« zénith »). Mais la composition sous-jacente dont le sens se déploie en cours de lecture est celle de cercles. Qui est en effet « la femme en pierre » ? C’est une figure à la fois maternelle et sororale dans laquelle la femme de lettres se reconnaît et qui s’incarne en plusieurs « lieux » : la Beauce, Chartres, sa cathédrale, des statues.

La Beauce est une terre sororale, lustrale, baignée de l’eau des canaux qui la sillonnent « entre Chartres et Jouy, Chartres et Dreux. Chartres et Maintenon36 ». Cette féminité est également présente dans l’« élévation », la « protubérance » remarquée par Georges Perec à propos de l’étymologie même de son nom : « Beauce, comme Beaucis, bosse, bossoir, bossu, Bossuet, vient de la vieille racine carnute bos qui signifie élévation, gonflement, mamelon, turgescence, éminence, arrondissement, faîte37 ».

Envahi, cerné par cette féminité, par cette plaine sans fin, l’homme beauceron se venge par l’humour :

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Diane de Margerie, La femme en pierre, coll. L'un et l'autre, Gallimard, 1989.

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Op.cit., p. 15.

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Derrière saint Pierre Y a une femme Qui n’a qu’une dent Quand il fait du vent38.

Ou par la fuite :

Il y a beaucoup de suicides en Beauce, c’est un fait reconnu. On dit que ce n’est pas la faute de la boisson. Que tout, dans le plat pays, est à la fois à découvert sous le ciel et secret, dissimulé entre les murs fortifiés des grandes fermes éloignées les unes des autres—ces fermes que l’on voit, comme des ilôts, flotter dans la brume. La brume, souvent, fige tout ; on ne distingue plus rien dans ce nuage de lait. Dès que l’on s’éloigne de la ville immobile, on est confronté par des directions illimitées : rien ne vous empêche d’aller là ou ailleurs39.

L’homme suicidaire est ici décrit par Diane de Margerie comme celui qui est perdu dans la femme, ce corps immense autour d’un point fixe « à la fois à découvert sous le ciel et secret », dispensateur de « lait » et d’indéfinition. Celui qui n’a su quitter ce pays à temps peut s’y noyer. Dans d’autres chapitres sont évoqués les oiseaux40

, les nuits41, et, dans presque tous, la folie. La Beauce est une terre illimitée, sans repères, sans frontières. Sa féminité est redoutable.

Moins redoutée des hommes est Chartres, la ville-mère, mais aussi ville-sœur. Voici la dernière phrase du livre :

A Chartres—métaphore de la vie42.

Phrase nominale, sans verbe, phrase-femme. La ville de Chartres est le deuxième cercle métaphorique autour duquel Diane de Margerie mène son lecteur/sa lectrice. C’est à elle que s’applique au début la dénomination de « femme en pierre43

». La femme de lettres y reconnaît l’être aimé dans lequel sa vie trouve son miroir. Comme Proust rencontrant Illiers

38 Ibidem, p. 43. 39 Ibidem, p. 53. 40 Kyrielles d'oiseaux, p. 61-64. 41 Nuits, p. 79-89. 42 Ibidem, p. 135. 43 Ibidem, p. 10.

en tous temps et en tous lieux, elle voit Chartres dans tout ce qui lui ressemble aussi bien que dans ce qui en diffère. Elle y reconnaît l’amour, maître de ce qui nous hante, un être ou un lieu. Pour Diane de Margerie, c’est un lieu, Chartres.

La ville de province « aiguise le regard et les sens44 ». Ce qu’on y voit et entend n’est pas « la rumeur anonyme et chaotique des grandes villes », mais le particulier, l’unique. Cette réduction du champ perceptif permet une porosité au passé : Chartres est un lieu où il est possible, dans un espace raréfié, de voir simultanément ce qui est (« un canard noir dominait la berge avec un air d’une méchanceté inouïe45 » et ce qui fut (« il y a longtemps, le long d’un canal d’Amsterdam46

». De la même manière, la musique peut y déployer son pouvoir associatif mieux qu’en tout autre lieu. Proust n’est pas loin.

Si nous réduisons encore le schéma circulaire que j’ai proposé, nous rencontrons, après le pays et la ville, la cathédrale. La figure maternelle y décroît, la sœur y prend davantage sa place :

Nous dormons parallèlement, la cathédrale et moi. Ma tête est posée en direction de ses tours et mes pieds sont tendus parallèlement à son chevet47.

À l’intérieur de la Beauce, dans Chartres, il y a deux femmes qui dorment, l’une en chair, l’autre en pierre, côte-à-côte, telles deux sœurs. Elles partagent plus d’un trait. C’est ainsi qu’elles changent, l’une n’est pas plus immuable que l’autre. Mais alors que la femme en chair se transforme d’année en année, la femme en pierre « n’est jamais la même48

», accomplissant de siècle en siècle le même trajet et le réfléchissant de jour en jour :

Je l’ai vue transparente, son toit vert suspendu dans le givre ; je l’ai vue luisante et noire et nue comme le dos d’un dauphin bondissant : je l’ai vue poreuse, ravagée, grise de bruine comme une série de cavernes grignotées par la mer ; je l’ai vue telle une pieuvre lumineuse, les bras prédateurs, avide et blanche de soleil ; je l’ai vue droite et pure comme une falaise à pic. Peut-être est-ce à cause

44 Ibidem, p. 47. 45 Ibidem, p. 45. 46 Ibidem, p. 46. 47 Ibidem, p. 11. 48

de ces incessantes métamorphoses que, sans pouvoir en préciser l’instant, je me suis laissé prendre49.

La femme en chair dit s’être laissée « prendre » par la femme en pierre. C’est qu’elle s’y est reconnue elle-même, à la fois changeante et éternelle. Si l’eau est l’élément dont est faite la Beauce, en ses canaux et ses pluies, le feu est la substance de cette cathédrale mille fois brûlée : « de l’incendie allumé par Hunald en 73550

» au « formidable » incendie de 1836, son existence est rythmée par les flammes qui la ravagent trois ou quatre fois par siècle.

Après quoi le feu est entré en elle, a continué de rôder, solidifié, dans ses vitraux51.

La cathédrale traverse les flammes et se nourrit d’elles, les transformant en lumière. Semblable à la salamandre du blason de François 1er, elle pourrait en adopter la devise : « Nutrisco et extinguo52 ».

Le dernier cercle sororal décrit par Diane de Margerie est à hauteur de femme. Parlons d’ailleurs plutôt de cercles sororaux, car ils sont plusieurs. Ce sont les statues féminines de la cathédrale de Chartres.

Parmi elles, « la troisième à gauche sous le tympan, celle d’une jeune femme à la taille très haute, au visage légèrement souffrant et qui montre le moignon d’un de ses bras détruits53 ». Cette statue fonctionne comme un déclencheur d’écriture. La femme de lettres y « projette » le roman de la Manekine, écrit au Xllle siècle par Philippe de Beaumanoir. Puis, elle interprète cette projection. Les pages 102 à 104 du livre constituent ainsi un récit triplement référentiel : la statue de Chartres, le roman médiéval, le « je » écrivant.

Diane de Margerie réécrit donc l’histoire d’une jeune fille, Joie, trop aimée de son père veuf, et qui se mutile pour se soustraire à lui. Mais l’homme ne peut supporter le spectacle de

49 Ibidem, p. 12. 50 Ibidem, p. 101. 51 Ibidem, p. 13. 52 Ibidem, p. 101. 53 Ibidem, p. 102.

la souffrance féminine, « de son désir ainsi abîmé54 » : Joie est condamnée au bûcher. Prise en pitié par son geôlier, elle erre sur la mer, sa blessure guérit. Epousée par le roi d’Ecosse, Joie se heurte à la haine de sa belle-mère « afin que se vérifie la trame symétrique que doit déchirer le défi humain55 ». Une seconde condamnation au bûcher est alors suivie d’une seconde errance maritime. Après un long périple. Joie retrouve et se réincorpore sa main jaillie d’une fontaine « à Rome où les flots l’ont portée ».

Le texte se présente comme un micro-récit interprété, semblable à ces courtes vies de saints accompagnées de leur éxégèse. Mais l’herméneutique de Diane de Margerie ne suit pas celle d’une quelconque doxa ; elle s’interroge, sans répondre, sur le sens de la répétition. Pourquoi l’épreuve du feu, puis de l’eau, doit-elle se produire deux fois ?

Serait-ce en punition de ce qu’Eve se soit laissée si facilement tenter ? Ou pour juguler ta liberté naissante de l’être ? Pour se l’attacher à travers les bandelettes du doute apaisé seulement par sa totale soumission56 ?

À ces interprétations possibles, que l’on pourrait qualifier de scolastique, d’inquisitoriale et de mystique, nous préfèront celle d’une sororalité existentielle. En effet, le texte de Diane de Margerie est habité d’un redoublement qui le structure en profondeur. Les moments d’une vie deviennent des histoires lorsqu’ils ont été vécus deux fois ; une histoire est un instant répété. Là encore. Proust n’est pas loin. Si une durée devient histoire en étant sœur d’une autre, la composante spatiale, géographique, est présente aussi. La petite ville beauceronne d’Illiers, modèle de Combray comme l’on sait, est mainte fois évoquée dans le livre de Diane de Margerie. Les schémas binaires qui sont le principe de la collection L’un et l’autre se déploient aussi selon une logique spatiale, géographique, que nous souhaitons

examiner à présent.

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Ibidem, p. 103.

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Ibidem, même page.

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