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AIDER, ÊTRE AIDÉ, S ’AIDER SOI-MÊME

2. Sortir de la nuit

Nous avons donc vu que dans le livre consacré par Delacomptée à Ambroise Paré, la figure du soignant est triple : il a le souci de soi, de l’autre, des temps à venir. Paré fut un chirurgien, un médecin des corps. Un autre ouvrage de la collection L’un et l’autre se penche

sur un soigneur des âmes : Jean-Baptiste Pussin, héros de Dans la nuit de Bicêtre, de Marie Didier.

2. Sortir de la nuit.

Tu peux à peine bouger, contraint au silence, au recueillement dans ce désert puant, dans ce désert bruyant. Seul, seul sans vraie douteur, tu t’éveilles, la tête bloquée à peine quand elle s’incline à droite, bloquée par cette cicatrice encore fraîche à ton cou. Seul32.

30 Ibidem, p. 140. 31 Ibidem, p. 145. 32

Marie Didier, Dans la nuit de Bicêtre, Paris, Gallimard, coll. « L’un et l’autre », 2006, réédition Folio, p. 13.

L’incipit du récit de Marie Didier inscrit d’emblée ce livre dans le groupe des narrations à la deuxième personne. Ce procédé est l’indice d’une intention, d’une particularité que l’auteur cherche à marquer. Dans un article célèbre, Michel Butor33

le définit comme ce qui permet de raconter à quelqu’un sa propre histoire. C’est parce que le héros se méconnaît que le narrateur le raconte à lui-même. Cette méconnaissance peut être celle du langage : il s’agit de donner la parole à quelqu’un qui ne l’a pas, qui ne peut ou ne veut l’avoir. Si le héros connaissait sa propre histoire, s’il pouvait ou voulait la raconter, la première personne s’imposerait. Mais dans une situation de méconnaissance ou d’aphonie, c’est au narrateur de provoquer la parole : le « tu » est nécessaire.

C’est peu dire que Jean-Baptiste Pussin est méconnu : il est un parfait inconnu non seulement aux yeux du public, mais aussi des historiens de la psychiatrie. C’est à une véritable résurrection que Marie Didier procède : il s’agit de faire revenir à la lumière un personnage relégué dans la nuit non seulement par son propre silence, mais aussi par la parole des autres.

Vers la fin de son récit34, l’auteure reconstitue l’enchaînement de narrations qui a abouti à la disparition mémorielle de Pussin. Elle distingue sept représentations verbales ou visuelles successives ayant progressivement « gratté », comme dans un palimpseste, l’histoire du « gouverneur des folles » jusqu’à la faire disparaître. Pussin lui-même ne savait peut-être ni lire ni écrire. C’est donc à son supérieur hiérarchique, Pinel, qu’on doit son premier portrait :

Dans son premier Traité médico-philosophique et surtout dans sa deuxième édition, celle de 1809, Philippe Pinel t’identifie formellement comme « celui qui a eu l’initiative de la libération des aliénés », interdisant formellement de le mêler lui, Philippe Pinel, à l’effectuation de la chose35.

À l’honnêteté première du directeur des hôpitaux de Bicêtre et de La Salpêtrière succède le récit de son élève Esquirol. En attribuant à Pinel l’initiative de débarrasser les

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Michel Butor ; « La seconde personne », dans « L'usage des pronoms personnels dans le roman », Répertoire II, OC, Editions de la Différence, Paris 2006, pages 419-420.

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Op.cit., p. 181-187.

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aliénés de leurs chaînes et aussi la croyance que ce simple acte suffirait à les guérir, le disciple royaliste discrédite son maître révolutionnaire aux yeux des autorités de la Restauration, ce qui lui permet de prendre sa place à l’inspection générale de la médecine. Lorsque le balancier politique et scientifique effectue son retour, le peintre Charles Muller se voit commander par la monarchie de Juillet un tableau représentant « la belle et calme figure de Pinel montrant d’une main à l’artisan le dernier fer à limer36

». Peut-être visible parmi les comparses, Jean-Baptiste Pussin n’est déjà plus nommé. Il le sera à nouveau par Scipion, le fils de Pinel, « ce petit que tu as autrefois porté dans tes bras37 », et qui fait dire à son père : « Ce fut en l’an III de la République que je fis abolir l’usage des chaînes aux loges de Bicêtre. Pussin, surveillant de cet emploi, fut chargé de l’exécution38

». Comme le notera plus tard Roland Barthes, le tour est réussi et a « retourné le réel39 ». La prestidigitation ainsi faite sera ensuite continuée. Un second tableau, peint en 1878 par Fleury, montrera Pinel comme une sorte d’envoyé de la République libérant les aliénés au nom des droits de l’homme. Puis René Semelaigne, arrière-petit-neveu de Pinel, prendra la plume au tournant du siècle pour faire du mythe « à la fois un événement irréfutable et la pierre angulaire de tout l’édifice de la médecine aliéniste40

». C’est la sixième couche d’écriture qui opère le renversement fondamental de la légende : « deux cents ans après toi », la psychanalyste Gladys Swain réinterprète le tableau de 1842 et traque les glissements opérés au cours des ans dans la transmission du mythe de la libération des fous de Bicêtre. Sa mort prématurée l’empêche de mener la tâche à son terme. C’est alors qu’interviens « je », la narratrice.

Dix-huit passages du livre, correspondant à un total d’une vingtaine de pages sur deux cent, sont écrits à la première personne. La narratrice est clairement identifiée comme étant aussi l’auteur. Elle est médecin, elle mène une « enquête » sur Pussin, sa mère va bientôt mourir. 36 Ibidem, p. 183. 37 Ibidem, p. 185. 38 Ibidem, p. 186. 39

Ibidem, même page.

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Être médecin, pour Marie Didier, c’est être malade :

Cette chose difficile à nommer réveille en moi comme un écho, même si ce que tu vis n’est en rien comparable ; elle ne m’est pas étrangère. Ce fut d’abord elle peut-être qui, après trois ans d’immobilisation forcée en hôpital, en sanatorium alors que j’étais adolescente, trois ans de piqûres, de trocarts plantés dans le poumon. de tubages gastriques qui faisaient vomir, trois ans d’exclusion de la vie, la vraie, celle où l’on peut galoper dans une cour de récréation, danser à la fête du village, celle où l’on peut partir à l’école, le sac aux épaules comme les autres gosses, oui c’est peut-être elle qui me fit entreprendre les études de médecine41.

Ce dont parle ici l’auteur, c’est la conscience qu’a le vrai médecin de pouvoir être à la place de son patient. Ayant été gravement malade adolescente, Marie Didier se souvient que c’est de cette maladie que date sa vocation de soignante. Vocation confirmée ensuite par une seconde maladie grave qui l’atteignit alors qu’elle était déjà praticienne. L’attitude juste du médecin, la non-violence fondamentale qui le distingue du bourreau ou du tortionnaire, trouve son fondement dans le souvenir d’avoir été souffrant. C’est ici que l’auteur et son héros se croisent : ils ont l’un et l’autre été soigné avant d’être soignant.

L’enquête menée par l’auteur ne laisse pas de s’inscrire en littérature. Elle échappe à la linéarité stricte qui circonscrit la « vraie » enquête, policière, administrative ou scientiste. Elle se déploie en méandres et en rebonds :

En mai 2004, dans un Salon du livre, je fais la connaissance d’un poète irakien et de sa compagne. Nous partageons un soir un repas amical. Il raconte qu’il a organisé il y a quelques années une exposition sur la vie de son hôpital dans la période de l’après-guerre. Des médecins y auraient hébergé clandestinement des résistants. Je demande dans quel hôpital il travaille.

« Bicêtre ».

Saisie, je l’interroge sur sa vie et une sorte de similitude de destin, floue, diffuse, me ramène encore une fois vers toi. Issu d’une famille pauvre de Bagdad, on l’enrôle dans l’armée qui est le seul moyen de manger à sa faim. Torturé par Saddam, il s’exile en France, pratique tous les métiers, apprend le Français, passe des examens. Athlétique, chaleureux, il trouve aisément une place de brancardier vite associée à celle de syndicaliste à Bicêtre. Le directeur apprend qu’il est

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poète, le nomme bibliothécaire. Salah me procurera certains documents précieux sur Bicêtre42.

La figure littéraire incarnée ici par la narratrice est celle du « vrai détective » qui, d’Edgar Poe à Jean-Patrick Manchette en passant par Simenon, s’oppose au « mauvais policier » enfermé dans son bureau et sa routine. Le « vrai détective » fait son miel de tout ce que lui offre la vie et sait, comme le poète de Baudelaire, reconnaître les correspondances secrètes qui le mènent sur la voie. La biographe-détective confrontée au vide documentaire sait reconnaître dans le convive d’un soir le témoin qui lui manquait. Il s’agit d’un témoin au second degré : son rôle principal n’est peut-être pas tant de donner accès à des documents écrits que d’être lui-même un second Pussin. Ancienne victime devenue brancardier puis porte-parole de ses pairs, il réitère l’existence du scrofuleux devenu « bon pauvre » puis « gouverneur des folles ».

Il y a une autre folle dans le récit de Marie Didier, ou du moins une très vieille femme, hébergée dans un établissement de soins. Cette « vieille folle »-là fait le départ entre la narration à la deuxième personne et les passages à la première. Jean-Baptiste Pussin n’a pas d’ascendance dans le texte : « tu » n’a ni père ni mère. En revanche, l’auteur-narrateur écrit dans l’ombre d’une figure maternelle :

Et moi je suis dans la maison aux vieilles pierres aux poutres rondes, aux murs chaulés, à l’échelle de meunier dont mes pieds nus martèlent les marches rugueuses, a la baie grande ouverte là-haut sur les toits du village silencieux et plus loin, derrière la rousseur des tuiles, sur la colline, sa garrigue et plus loin encore, sur la bande de la mer, rectiligne et pourtant douce parce qu’elle se mêle au ciel. Et elle ma mère, ce matin au bout du téléphone, dans sa chambre, sous la canicule. Elle dit : « J’attends qu’on vienne me chercher, c’est mercredi, le jour de la douche ». Moi, en maillot de bain, prête pour aller plonger dans le trait bleu soyeux, j’écoute ma mère. Débarrassée de ma mère. Avec en plein cœur une douceur égorgée parce que j’abandonne ma mère, cette sorte de douceur d’une paix jamais en paix43.

Le topos psychanalytique de la mer/mère trouve ici une expression littéraire qui implique l’auteur dans son texte. Un lien est noué entre l’auteur Marie Didier et la narratrice Marie. Ce lien est constitué par le fil téléphonique, la voix de la vieille femme hébergée dans

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Ibidem, p. 163-164.

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une institution et livrée à l’arbitraire du règlement. A « la douche » chichement mesurée à la mère s’oppose la mer offerte sans restriction à la fille. Cette dualité insupportable a bien sûr un truchement, un troisième terme qui lui ôte sa pointe, qui permet de la lire et donc de la vivre : le récit du sort des internés de Bicêtre et de leur ange gardien.

La macro-structure du livre de Marie Didier comporte elle aussi un troisième terme, qui est la troisième personne. Philippe Pinel est désigné par « il ». Aux deux-tiers du récit44, un chapitre de vingt-quatre pages lui est consacré et forme une sorte de biographie dans la biographie. Directeur de Bicêtre pendant la Révolution, ce médecin partage avec son surveillant en chef la vertu d’humanité. Son introduction dans le récit correspond à un moment précis de la chronologie de la vie professionnelle de Pussin : 1793, nomination d’un médecin à Bicêtre par le Comité de Salut public. Une analepse narrative apprend au lecteur que ce fils de chirurgien-barbier vit dans le double deuil d’une mère disparue trop tôt et d’un ami suicidé. Il n’intervient pas dans la pratique soignante de Pussin, le laissant en pratique administrer l’hôpital. Mais il accompagne son travail par une œuvre théorique fondée sur l’observation. L’idée de base de Pinel est l’existence d’un « reste de raison » chez les aliénés, sur lequel il faut s’appuyer pour les guérir. Les fous sont victimes de « passions » auxquelles il convient de s’opposer en leur tenant un discours inverse à celles-ci. Cette théorie, qui correspond de nos jours à l’une des pratiques des « thérapies cognitives et comportementales », est alors neuve par son optimisme et prend le contre-pied de la vision paresseuse qu’avait le XVIIIe siècle finissant des « incurables ».

Pinel est une sorte de double intellectuel de Pussin. Leurs points de vue, leurs opinions sont identiques. L’un comme l’autre pourrait avoir pour devise : « aimer et aider ». Ce qui les sépare est la maîtrise de l’écriture. C’est la capacité à prendre la plume qui a fait exister Pinel pour la postérité. L’incapacité à le faire a fait disparaître Pussin. Le sujet existe dans la mesure où il se raconte, ou est raconté. Dans un autre ouvrage de la collection L’un et l’autre,

le malade devenu médecin devient aussi écrivain. Il s’agit de Soigner, de Patrick Autréaux45 . 44 Ibidem, p. 131-155. 45 Gallimard, 2010.