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La laideur pourrait sembler être le marqueur du double portrait de Gustave Flaubert et de Louis Bouilhet reproduit, comme nous l’avons vu, dans Frère du précédent, de J.-B.

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Pontalis, et qui avait déjà orné, une dizaine d’années auparavant, la couverture du Pauvre

Bouilhet d’Henri Raczymow. Voici donc encore un exemple de « rétro-action » de l’œuvre de l’éditeur sur celle de l’auteur. Mais cette laideur en est-elle vraiment une ? La calvitie, la moustache, la rondeur ne sont peut-être déplaisants que pour nous, abreuvés que nous sommes de modèles iconiques numérisés.

La vraie question que pose le livre d’Henri Raczymow n’est pas celle de la beauté opposée à la laideur, mais celle du sérieux. Plus précisément, ce texte nous demande ce que signifie « prendre quelqu’un au sérieux ». Cette question est d’emblée inscrite dans le titre du livre : Pauvre Bouilhet. A maintes reprises, l’auteur substitue l’adjectif « pauvre » à « Louis », prénom de son héros. C’est que Bouilhet est pris entre deux auteurs : Raczyrnow et Flaubert. Ce dernier le prend au sérieux, le premier, non.

Si Vincent Delecroix, dans son Tombeau d’Achille, choisit le registre du poème en

prose, Henri Raczymow, lui, pratique « la prose en prose » :

Vous ne connaissez pas Louis Hyacinthe Bouilhet. Il est né le 27 mai 1821 à Cany-Barville, mort à Rouen, au 43 rue Bihorel, le 18 juillet 1869, à quarante-huit ans. Il vivait là avec sa compagne Léonie Le Parfait et le fils de celle-ci, Philippe, qu’il avait adopté. A Cany, commune de la Seine-inférieure (chef-lieu de canton, 1800 habitants au recensement de 1872, arrondissement d’Yvetot), habitaient sa mère, Clarisse, née Hourcastremé et ses deux sœurs cadettes, fort dévotes, probablement restées vieilles filles, Sidonie, née en 1823 et Esther, née en 1830. Son père mourut en 1832, prématurément : lors de la retraite de Russie, il avait traversé la Bérézina à la nage et ne s’était jamais remis d’une pneumonie. Bouilhet était un homme de Lettres. Accessoirement répétiteur de candidats rouennais au baccalauréat, plus tard conservateur de la bibliothèque municipale de Rouen. C’était un ami de Flaubert. L’ami de Flaubert22.

Cet incipit est marqué au sceau de la factualité. Le premier trait de la prosaïté est le prosaïsme. La biographie « moderne » est un genre référentiel, qui dit ce qui fut, ce qui s’est produit. Mais ce prosaïsme est traversé d’hétérogénéité. La toute première phrase, « Vous ne connaissez pas Louis Hyacinthe Bouilhet », part de beaucoup plus loin, d’une adresse au lecteur qui fait signe et semble l’avertir : ce que vous allez lire n’est pas tout à fait ce que je veux dire.

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En milieu de page, une seconde déchirure marque le texte : le père héros de la Bérézina contraste avec la liste d’informations administratives qui le précède. Présentée comme un fait de même nature, cette mort héroïque mais différée (de vingt ans) peut avoir un effet comique et/ou d’information psychanalytique. L’effet comique est celui de la généalogie héroïque attribuée à des personnages relevant d’un autre registre, dont l’archétype est pour nous celle de Gargantua. L’information psychanalytique est pour le lecteur de la collection

L’un et l’autre le mythe du père : il a disparu mais continue à hanter le sujet, prêt à resurgir

comme la pneumonie qui continuait à exister en lui.

La troisième incision dans le prosaisme du texte se trouve en fin de page : « ami de Flaubert », écrit deux fois. Le lecteur pensait jusqu’alors avoir affaire à une vie minuscule, et voilà qu’apparaît un monument de la littérature. La connotation « sérieuse » est pour un lecteur des éditions Gallimard quasi-obligatoirement associée au nom du grand écrivain. Là encore, ce sérieux est mêlé d’un effet comique et/ou d’information psychanalytique. C’est la répétition qui les produit ; insister sur le fait que cet inconnu encombré de traits ridicules est « l’ami de Flaubert » fait sourire ; mais, toujours pour un lecteur par ailleurs supposé familier de Pontalis, la répétition signale la névrose, le retour du refoulé, ainsi que nous l’avons déjà vu plus haut.

Revenons à la question du sérieux. Nous disions que Raczymow ne prend pas Bouilhet

au sérieux et que le titre en est un signe. Ce titre est repris 31 fois23 dans le livre pour désigner son personnage principal. Il s’agit d’un mot de Flaubert, mais que Raczymow reprend à son compte. Outre le lexème Pauvre Bouilhet dans sa forme stricte, l’auteur use de variantes : « Pauvre vieux », « Piètre », « Petiot », « Mièvre », « Bouillon ». Bouilhet est aussi désigné par des antiphrases : « Le sieur Bouilhet », « Monseigneur » (Flaubert étant « le Grand vicaire »). Tout ce champ lexical de l’insignifiance s’applique à Bouilhet et fait peut-être signe, mais surtout effet. Si nous souscrivons à la poétique de Poe, reprise par Valéry, Bouilhet est littéralement exécuté par le livre d’Henri Raczymow. Il y a un effet-lexique qui peut suffire à faire ou à défaire un personnage. Ce récit de L’un et l’autre en est un exemple.

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Pages 12, 45, 54, 60, 63, 68, 76, 77, 87, 88, 89, 92, 95, 97, 100, 103, 118, 130, 133, 143, 157, 158, 173, 184, 188, 189, 193, 195, 196, 197, 198.

La question se pose alors de savoir pourquoi Raczymow minore ainsi une figure de l’histoire littéraire qui n’en avait pas besoin. La réponse est donnée dans le dernier chapitre : « Bouilhet, aujourd’hui, ne vaut rien comme écrivain24

». Cette opinion n’est guère étayée, aucun échantillon n’est proposé au jugement du lecteur, mais après tout Raczymow se situe lui-même en littérature, non en critique. Le principe de la collection L’un et l’autre est de

poser un regard poétique, et donc personnel, sur une vie.

S’il considère que Louis Bouilhet fut un écrivain médiocre, l’auteur ne lui dénie toutefois pas tout intérêt. C’est que Flaubert, lui, prenait Bouilhet « au sérieux ».

Un chapitre situé vers le début du livre est intitulé : Louis Bouilhet : Que Charles

Bovary, c’est moi25

. Il est précédé d’un autre qui porte le titre Le nouveau26

. Raczymow y situe les circonstances de l’entrée au collège de Louis Bouilhet en regard du passage de

Madame Bovary où Charles est accueilli par ses futurs camarades de classe. Comme le héros du roman, Louis Bouilhet intégra la classe de cinquième déjà constituée « à l’époque de la foire Saint-Germain» 27.

En fait, l’élève Charbovary tient un peu de Louis et de Gustave lui-même qui, au collège de Rouen, fut « raillé » par ses condisciples. Or, si le « nous » disparaît, c’est que le narrateur cesse de s’intéresser à cette histoire. Ou plutôt, c’est plus subtil et complexe. Il fait désormais corps avec l’entier du texte dont il est, à la lettre, tous les personnages, les persécuteurs et les victimes. Il épouse le texte. Ce surgissement du « nous » suivi de son énigmatique disparition, je le mettrais volontiers en rapport avec cette autre curiosité : Flaubert et Bouilhet, en plus de cinq ans de scolarité commune (Jusqu’au renvoi de Gustave au milieu de l’année de philosophie), se seront à peine adressé la parole. Leur intimité d’alter ego ne commence vraiment qu’après la mort d’Alfred Le Poittevin, en 1846, mort symbolique pour Flaubert, suivie peu après par la maladie, puis par la mort réelle du « bougre » deux ans plus tard28.

Charbovary est une nostration de Flaubert et de Bouilhet. C’est un nous primaire qui n’apparaît qu’au tout début du roman de Flaubert pour s’élargir, selon Raczymow, à tous les

24 Ibidem, p. 146. 25 Ibidem, p. 25. 26 Ibidem, p. 23. 27 Ibidem, p. 24. 28

personnages du texte. La plasticité de cette instance duelle, puis plurielle, est mise en relation avec un troisième personnage que Raczymow évoque sans insister tout au long de son récit. Un chapitre29 lui est toutefois consacré : il s’agit d’Alfred Le Poittevin. La vraie nostration s’y révèle être le couple Gustave-Alfred, désigné par « nous » à quinze reprises à la seule page 31.

Reprenant l’analyse de Sartre, Henri Raczymow voit en Le Poittevin le type de l’homme pas sérieux. Désenchanté, désabusé, il choisit la philosophie de l’« à quoi bon30

». Puisque rien n’a de sens, je renonce à tout, et même à renoncer. Or, c’est précisément cette tentation que Flaubert rejette à partir du moment où son ami se marie. Il choisira, quant à lui, non la voie de l’oisiveté, mais celle du travail, il ne se mariera pas, il composera une œuvre. Flaubert a cependant besoin d’un alter ego qui le soutienne, qui lui propose un modèle concret d’existence : ce sera Louis Bouilhet, ce « bœuf de labour et de labeur31 ». Bouilhet, l’homme sérieux.

Ce que l’auteur de Madame Bovary prend au sérieux, c’est le théâtre : « Flaubert aime d’abord le théâtre (toutes les pièces qu’il porte en lui, mille projets) »32

. Une preuve en est qu’il « dit détester le théâtre »33 lors d’un dîner avec les Goncourt : affirmation paradoxale, marque de la névrose. Cet amour du théâtre est déplacé sur l’alter ego, Bouilhet. Selon Raczymow, le théâtre représente pour le romancier l’enfance, « le temps magique où, avec sa sœur Caroline et Ernest Chevalier, on montait sur le billard du salon de l’hôtel-Dieu pour jouer la comédie »34. Mais être sérieux, c’est aussi quitter l’enfance, s’interdire d’y demeurer. Flaubert poussera donc Bouilhet au théâtre, qui en retour le poussera au roman. Henri Raczymow conclut :

Bouilhet eut raison. Lui seul eut raison. Pour le salut du seul Flaubert.

29 La mort Le Poittevin, p 31-35. 30 Ibidem, p. 33. 31 Ibidem, p. 32. 32 Ibidem, p. 27. 33

Ibidem, même page.

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