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La vie d'un homme, la vie de l'humanité : éden, chute et rédemption

Chapitre III. Littérature savoisienne du XIXe siècle : patriotisme et mythologie

III.2. Récits de soi

2.1. La vie d'un homme, la vie de l'humanité : éden, chute et rédemption

Le récit de soi ne prend valeur exemplaire et mythique, au fond, que si l'individu représente à lui

seul l'humanité entière, que s'il suit dans son évolution celle-ci, s'il a les mêmes perspectives

eschatologiques. À travers l'histoire d'un seul, c'est l'histoire de tous qui se joue, selon la

perspective renversée des anciens, qui assimilait l'histoire d'une cité à celle d'un homme. Le

microcosme individuel cristallise dans un temps et un lieu donnés le macrocosme humain, et chez

les auteurs savoyards, nourris de culture chrétienne, cela va prendre l'allure du destin de

l'humanité tel que le présente par exemple Bossuet dans son Discours sur l'histoire universelle :

l'homme a d'abord connu le paradis terrestre, et en il a été chassé ; connaissant la chute, il a vécu

dans les ténèbres, a connu l'enfer ; puis la rédemption vient, grâce au Christ, réconciliant l'homme

avec la divinité et le monde.

On voit là la trace des « mythèmes » chers à Gilbert Durand, qui en relèvent cinq fondamentaux

1

:

nous nous contenterons de trois, suivant la logique aristotélicienne du récit, et pour ne pas

compliquer notre analyse. Mais nous aurons à cœur de les lier au monde divin exprimé

explicitement : en effet, le récit d'un mariage heureux abîmé par une faute et raccommodé par un

pardon peut bien renvoyer à cette structure dite « mythique » par le savant chambérien ; dans les

faits, il s'agit d'une histoire réaliste, si la faute n'a pas été faite clairement sous l'impulsion du

diable, et le pardon prodigué sous celle d'un ange : on peut remplacer le premier par « gnome », le

second par « fée », ou même « Dieu » ; mais on ne pourra pas confondre « structure morale de la

vie » et « mythologie » : dans la seconde, à nos yeux, le monde spirituel se manifeste par le

merveilleux - ne serait-ce que sous forme affleurante, allusive. Or, c'est justement là que le

problème de l'autobiographie achoppe, puisqu'elle est censée s'appuyer sur le souvenir de la vie

physique.

Qu'une autobiographie puisse contenir les trois grandes phases de l'humanité entière en y

intégrant explicitement la divinité a pu être montré, sans doute, par saint Augustin, qui reprend les

grandes lignes d'un récit de rachat sous la pression d'un appel intérieur. Mais il ne faisait guère

dans le merveilleux, et c'est, une fois de plus, Dante qui livre le mieux l'exemple que nous

cherchons, d'une autobiographie mythologique jusque dans ses éléments isolés. Lui qui avait

connu Béatrice vivante et avait été ébloui par sa beauté, puis s'était écarté du droit chemin après

sa mort en devenant infidèle à cette forme désormais invisible, quoique sublimée, et en se laissant

happer par de bas désirs

2

, enfin avait été racheté à l'instigation de Béatrice même devenue son

bon ange et de la sainte Vierge

3

alors qu'il parvenait, comme on sait, au milieu du chemin d'une vie

d'homme. Il avait ainsi obtenu le droit de pénétrer l'autre monde, et, passant par l'enfer et le

purgatoire, d'atteindre le paradis : cette sagesse acquise l'avait purifié. Le sens en était clair. La vie

est une expérience spirituelle, et celui qui ne prie pas doit subir des malheurs pour se racheter,

affirme Veyrat lui-même

4

. Son roman autobiographique Raphaël de Montmayeur

5

fera suivre une

évolution initiatique à son héros, double de lui-même, comme le montrent les passages qu'il en a

repris dans l'introduction explicitement autobiographique de La Coupe de l'exil. Par fragments,

sans récit linéaire complet, Jacques Replat, Félix-Emmanuel Mouthon et Maurice Dantand

1 Gilbert Durand, La Sortie du XX

e

siècle, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 691.

2 Cf. Dante, Purgatorio, XXX, 121-132.

3 Cf. Dante, Inferno, II, 94-114.

4 Cf. Jean-Pierre Veyrat, La Coupe de l'exil, Chambéry, Puthod, 1845, p. 30 : « L’éducation de l’homme ne

se fait pas au collège ni dans les livres de morale ; quand elle ne s’est pas accomplie sous l’influence

permanente et décisive du principe religieux, elle se fait par la souffrance. »

5 L'Académie de Savoie, qui dispose du manuscrit original, en a créé une copie manuscrite ; Line Perrier l'a

réalisée. Elle nous a servi de document de travail et c'est elle que nous citerons.

présenteront différents aspects de cette évolution générale de l'homme à travers leurs propres

souvenirs.

Le mythe de l'humanité commence par l'âge d'or ou le paradis terrestre, et dans les récits de soi

cela renvoie généralement à l'amour, aux premiers émois, au-delà de l'affection tendre de la

mère

1

. Ce n'est pas que Veyrat, dans Raphaël de Montmayeur, néglige cette dernière : il se

souvient d'elle au contraire avec émotion, mais surtout de ses pleurs

2

, ou de son conseil de

pratiquer constamment l'Imitation de Jésus-Christ

3

. Cependant, les premières scènes de bonheur

magique, dans son récit, sont relatives à la rencontre de l'amour. L'on peut admirer de quelle façon

il la met en scène pour en faire une véritable apparition, un prodige : alors qu'il est en excursion

dans la gorge de Saint-Saturnin, Raphaël, près de la chapelle,

rencontra, endormie sous les noyers, une jeune fille d'une rare beauté. Ses cheveux

blonds s'étaient dénoués et inondaient ses épaules. Sa jambe à moitié découverte était

fine et bien découpée. Sa tête se reposait avec un de ses bras sur une pierre mousseuse

et son corps se repliait en cercle avec un chaste abandon. Cette femme était de la

première jeunesse, de cet âge d'innocence où la pudeur n'est pas encore une vertu mais

un instinct, où l'amour n'est pas encore une passion mais un pressentiment. Ses joues

étaient pleines de fraîcheur. Ses sourcils arqués vivement et les longs cils qui fermaient

ses paupières annonçaient en elle je ne sais quoi de vif et de décidé. […] Elle semblait

s'être endormie dans une complète insouciance et s'être confiée à la solitude avec une

entière sécurité.

4

L'unité profonde entre la nature environnante et la jeune fille se traduit par l'abandon et les mots de

la sécurité. Elle est cristallisée par l'idée d'un instinct parfaitement chaste, antérieure à la vertu

pensée, et qui fait de la dormeuse un reflet de la grotte sauvage, ou sa cristallisation. L'oreiller est

à la fois le bras replié et la « roche mousseuse », et la fraîcheur est aussi bien sur le visage que

dans l'air. L'innocence, l'insouciance de la belle est celle d'un monde, d'une Savoie escarpée et

montagneuse qui ne connaît pas la corruption des villes. Un peu plus loin, d'ailleurs, le récit

appelle l'endormie une « sylphide » : elle vient de l'époque où les dieux et les hommes se

côtoyaient.

Un tableau d'une beauté impressionnante suivra cette rencontre : car après l'avoir réveillée et fait

fuir, il la retrouve dans un pré, alors qu'elle s'ébat avec un « essaim de jeunes filles » qui

« chassaient les papillons »

5

. « L'essaim » se confond avec ce qu'il chasse. Et pour que le doute

ne subsiste pas sur le caractère fabuleux et en même temps réel de ce souvenir, la narration dit :

« tout vous rappelait les féeries voluptueuses de l'Antiquité, c'était un tableau de la Mythologie »

6

.

Il ne s'agit pas d'une sainteté froide et chrétienne, mais bien d'un âge idéal de l'évolution terrestre

dans lequel jusqu'au monde physique était divin.

Au reste, la société savoisienne était tout entière paradisiaque. Semblant prévenir par avance le

concept de lutte des classes, Veyrat le rejette implicitement en présentant une scène

1 C'est le cas chez Rousseau, même si évidemment le souvenir de la mère n'a pas pu être chez lui présent ;

les temps heureux sont ceux passés avec madame de Warens à Chambéry. Qu'il l'ait appelée « maman »

n'empêche rien : à Genève, il avait des nourrices, qu'il n'évoque aucunement.

2 Copie manuscrite par Line Perrier du manuscrit de Raphaël de Montmayeur de Jean-Pierre Veyrat,

Archives de l'Académie de Savoie, p. 16.

3 Jean-Pierre Veyrat, Raphël, p. 31.

4 Ibid., p. 43.

5 Ibid., p. 45.

6 Ibid.

enchanteresse de mariage au bord du même lac du Bourget. Le héros entend d'abord des

« accords mélodieux », et « des chants se heurtent et se croisent dans l'air de tous côtés »

1

. Les

yeux aussi sont charmés : « des fusées remplissent le ciel d'étoiles tombantes ». Le contraste

entre « la nuit très sombre » et « les lumières des torches et des artifices » est marqué, et renforcé

par le lac « couvert de barques illuminées », ainsi que par une « petite île » qui « éclairée de tous

côtés semble une gerbe de feu sur les ondes ». L'instant est magique, et imprégné de fraternité

humaine : « les paysans dansent dans un verger au son des violons ou boivent joyeusement sous

les arbres » en l'honneur du jeune seigneur qui se marie, et dont le père a fourni par ses

« largesses » les occasions de s'amuser. Dans la maison de maître, des valses font tournoyer des

« têtes de femmes et de cavaliers ». L'image est celle d'un paradis terrestre lumineux unissant les

classes, fondé ni sur la noblesse, ni sur le peuple exclusivement : les deux pans de la fête sont

présents, loin de l'orgueil aristocratique qui ne voudrait que des danses élégantes, ou d'une

provocation à la manière de Rousseau glorifiant les fêtes populaires et affectant de rejeter celles

des seigneurs. Veyrat peint un monde heureux, et les clartés qui l'inondent semblent matérialiser

le bonheur d'une humanité unie.

Chez Jacques Replat, les souvenirs de jeunesse sont également suggestifs, beaux, imprégnés de

nostalgie et de mélancolie. Il n'en fait pas un paradis perdu au sens propre, mais les songes d'un

monde plus beau chez lui accompagnaient assurément les anciennes affections.

Il rédigea en effet deux ouvrages importants de nature autobiographique : Voyage au long cours

sur le lac d'Annecy (1858) et Bois et vallons (1864)

2

. Dans le premier (réédité par nos soins en

2016), il raconte une excursion de l'Académie florimontane sur le lac annécien ; dans le second,

un périple, toujours avec les mêmes comparses, « sur la terre ferme »

3

, autour d'Annecy. Le

premier mêle tellement la fantaisie et la fiction au récit de voyage qu'il est difficile de le dire

autobiographique à proprement parler. Mais lorsque les endroits traversés lui rappellent le temps

passé, Replat se laisse aller à une délicieuse rêverie.

Il était fasciné par l'époque médiévale, où il situait certainement l'âge d'or de la Savoie, mais il

explique ce sentiment par une enfance bercée par les reliques de ce temps glorieux. Il évoque en

ce sens ses visites d'enfance au château de Menthon

4

, qui « avait gardé toute la fruste couleur du

moyen-âge » :

Dans les vastes chambres, tapissées de haute lisse ou de serge verte, dans les couloirs

étroits et mystérieux, on respirait un arôme des anciens temps. Armets, hauberts, lances,

cottes de maille gisaient encore sur les dalles : nos mains d'enfants s'en faisaient des

jouets. Je me souviens surtout de bottes énormes, armées d'éperons gigantesques, et

qui me paraissaient aussi formidables que la fameuse chaussure enlevée à l'Ogre par le

Petit-Poucet.

5

Les objets du Moyen-Âge étaient poétiques et féeriques par essence. L'enfance qui admirait

facilement tout y aidait.

Or, il était raconté, par un ancien « piqueur du marquis » de Yenne qui avait possédé le château,

« les exploits de chasse et les gestes des sires de Menthon ». Replat révèle : « C'est, sans doute,

1 Ibid., p. 105.

2 Parus tous deux à Annecy chez Jules Philippe.

3 Jacques Replat, Bois et vallons, Annecy, Jules Philippe, 1864, p. 6.

4 Jacques Replat, Voyage au long cours sur le lac d'Annecy, Annecy, Livres du Monde, 2016, p. 102.

5 Ibid.

aux récits du piqueur Amédée que notre ami Jacobus est redevable de ces deux penchants, qui

semblent incompatibles avec sa nature débonnaire et plébéienne : son culte désintéressé pour

saint Hubert, et un brin de tendresse pour l'époque féodale »

1

. Ce mélange de burlesque léger et

d'évocations héroïques est typique du style de l'écrivain. Le Moyen-Âge y est assimilé au monde

merveilleux des contes ; et si l'adulte regarde la vieille fascination avec une douce ironie, l'affection

domine : elle créait, pour l'enfant, un monde fabuleux.

Poignants sont également ses souvenirs « d'amitié » : rêves fugaces qui l'ont étreint, qui se sont

envolés, et qui occupent « une place chère et voilée dans les limbes de notre adolescence »

2

.

Menthon est encore le décor de ces réminiscences ; c'est là que Replat connut « le sentier de

traverse où volontiers l'on s'égare, en poursuivant le plus fantastique de tous les rêves dont

jeunesse puisse être affolée » :

Éternelle amitié, pure et candide, à l'adresse d'une jolie femme ! Tel est le plus doux entre

les rêves que l'on fait à seize ans. Voilà pourquoi, dans ces mêmes vergers des rives du

Biolon, pour votre songe à la blonde chevelure, vous aurez tressé une guirlande

printanière avec pâquerettes et bleuets ; et les yeux du rêve auront souri, avec un peu de

malice, au bouquet mystique !

3

Mais Replat ne rêvait que d'amours éthérées, de tableaux poétiques, et fuyait les réalisations

pratiques, voire prosaïques de l'amour : « Mais vous, de leur dire gravement : « Beaux yeux bleus,

n'allez point croire qu'on vous aime d'amour ; d'amitié tendre, tout simplement on vous adore ! »

Puis, hélas ! un beau soir, le fou rêve s'envolera »

4

. Il admet la folie de son projet, et son regret,

alimenté par ses exclamatives et ses métonymies, semble s'appliquer au monde en général : il ne

veut pas des chastes rêves de la poésie pure. Il ne veut pas de ce qui embellit la vie ! Replat y est

demeuré seul.

L'évocation de cette pure amitié se poursuit quelques pages plus loin :

Il y a de cela bien longtemps : entre Duingt et Talloires, à la veille du départ, et le cœur

rempli d’une douce tristesse, j’avais vu disparaître derrière les arbres la dernière

ondulation d’une écharpe flottante, dernier adieu envoyé du rivage. Or, savez-vous ce

que le vent du soir avait dérobé aux parfums de l'étoffe légère ? Il emportait mon fou rêve

d'amitié.

5

Le songe perdu se matérialise dans l'« écharpe flottante », devenue symbole bouleversant. La

question posée au lecteur ajoute au pathétique du passage, et le parfum estompe

progressivement la vision. Le vent même prend un sens moral, et renvoie, peut-être, à une

providence implacable. Au-delà de la souffrance, est-il un doute ? Replat n'y fera jamais allusion.

Un autre souvenir en profondeur douloureux, quoiqu'en apparence comique, est évoqué ; il prend

l'allure d'un « conte de Perreault » :

1 Ibid.

2 Ibid.

3 Ibid.

4 Ibid.

Or, il était une fois une fée dans la tourelle du jardin de Châteauvieux. On l’avait

surnommée la Belle du lac. Le jour où elle était apparue à nos regards d'enfant, elle

portait à ses cheveux noirs une rose rouge. Ses yeux étaient deux fleurs sombres et

veloutées, comme l'orchis odorant de nos montagnes. Au milieu des sylphides et des

péris, et des charmantes jeunes filles qui dansaient aux chansons sur les pelouses

prochaines, sa beauté ne connaissait d'autre rivale que celle du rêve aux blonds

cheveux.

1

Replat aime cette figure de la femme comparée au rêve : c'est par là que l'idée de la fée prend vie.

Il aime donner au rêve lui-même la forme d'une femme. En ce sens, n'est-il pas logique qu'il soit

éternellement déçu dans ses aspirations, à la fois religieuses et sexualisées, projetant dans le ciel

intellectuel des formes terrestres ? Il l'admet implicitement : « Des années se passèrent. Lorsque

je rencontrai de nouveau la fée du lac, il lui avait plu de se changer en grande et superbe dame :

elle était toujours aussi belle ; mais elle ne portait plus la rose rouge »

2

. Le vernis du songe n'était

plus présent ; un prosaïsme s'était emparé de la beauté même. Comment expliquer ce qui s'était

passé dans sa jeunesse : « Est-ce la fleur ou la péri, qui avait jeté un charme dans ma mémoire ?

Puisque les fées savent tout, la Belle du lac pourrait vous le dire », affirme-t-il. Il laisse la réponse

au mystère. Seule une sagesse supérieure pourrait le résoudre.

Pour Replat, la nature contient cette science obscure, mais elle ne la dit pas : « Séjour des fées !

douces retraites de Duingt et de Talloires ! anses ombreuses ! golfe enchanté ! combien de

pensers tendres ont dû glisser sur vos ondes limpides !... Et le vent qui les effleure, n'a-t-il pas

gardé encore des murmures suaves comme des mots d'amour ?... »

3

. Comme chez Lamartine, les

lieux conservent la mémoire des amours, des pensées ardentes ; et c'est par là qu'ils deviennent

enchantés, magiques. Il ne cessera de poser des questions à un néant qui ne lui répondra rien,

mais qui ne laissera pas de s'orner de ses projections intérieures.

Dans Bois et vallons, Replat évoquera aussi quelques souvenirs d'amour et d'amitié tendre. Il ne

s'agit plus du bord du lac, mais d'un « bois touffu » au bord d'une rivière, « abri de notre enfance »

auquel l'écrivain s'adresse en le disant « habité par les fées lumineuses, les bonnes fées du

souvenir » : il personnifie les forces de l'âme, et les décrit, avec « leurs robes blanches » qui « se

détachent sur le fond obscur de la feuillée », « ombres légères » qui « semblent venir à nous »

4

. Il

s'exclame : « Vision charmante ! comme le jour où elles étaient groupées sous ces arbres, je les

revois les compagnes de nos années d'innocence, d'abord une sœur aimée, puis jeunes femmes

et jeunes filles, fleurs tombées avant midi sur le bord du sentier de la vie »

5

. Le rappel du passé

s'empreint de tristesse et de nostalgie, marqué par de véritables fantômes, les images de femmes

mortes. Pourtant le décor était féerique, idéal : « C'était par une matinée d'octobre. La lumière

filtrait dans un tiède azur ; les feuilles étaient dorées comme la grappe mûre du raisin blanc ; des

vols de ramiers passaient à la cime des chênes, et l'écureuil sautait sur la branche flexible des

vernes »

6

. Le tableau est plein de lumière. De nouveau Replat, s'animant, s'adresse au lecteur,

cherche à l'impliquer : « Cherchez dans le retrait le plus solitaire des futaies, là où le bois se

creuse en vallon, où le vallon forme une corbeille de mousse. Elles étaient là : comptons-les

1 Ibid., p. 111-112.

2 Ibid., p. 112.

3 Ibid.

4 Jacques Replat, Bois et vallons, Annecy, Jules Philippe, 1864, p. 149.

5 Ibid.

bien !... Les mains enlacées, les cheveux flottant à la brise, elles écoutaient la lecture d'une

histoire d'amour racontée dans un livre maintenant oublié »

1

. Si même les livres anciens sont

oubliés, si même les vieilles rêveries passent, la mélancolie n'est-elle pas infinie ? En insistant sur

la perte et l'oubli, Replat nous émeut, d'autant plus si cela contraste avec l'image de la « corbeille

de mousse », de ce lieu semblant forgé par la nature pour accueillir les femmes d'autrefois. Ce

miracle cependant n'est qu'une vision : s'il a eu lieu, il n'est plus.

Bientôt, d'ailleurs, « le vent qui glace a soufflé sur leurs têtes » ; ces étoiles s'éteignent, dit Replat :

« Le cercle lumineux se rétrécit ; de cinq il en reste une ». Et finalement celle-ci disparaît aussi au

« vent froid » : « Toutes sont allées où va la rose qu'on effeuille, où sont allées les neiges

d'antan »

2

. La délicatesse des métaphores fait contraste avec la réalité peinte, et suscite une