Chapitre II. Origines de la littérature savoisienne
1. Chroniques de Savoie : l'apparition des héros
La première chronique de Savoie, fondatrice, est celle dite de Cabaret - ou Jean d'Orville
1. Écrite
en français, elle crée des symboles repris plus tard par les romantiques, bien qu'ils n'aient pas pu
la lire. Comme le confirme Léon Ménabréa
2, cette plus anciennne chronique que l'on connaisse n'a
pas encore été imprimée en 1839, et « commence à Bérold, et finit au Comte-Rouge,
exclusivement ». Il la suppose rédigée sous le Comte Vert (Amédée VI), mais elle l'a été en réalité
sous un Amédée VIII soucieux de justifier son nouveau titre de Duc par de hautes origines.
Cabaret était un Picard déjà connu pour des chroniques françaises au moment où Amédée VIII le
requit pour sa propre légende
3. Comme les origines de la Maison de Savoie ne remontaient pas
plus haut que Humbert aux Blanches Mains, il résolut la difficulté en créant le héros Bérold de
Saxe, son père, réputé neveu de l'empereur Othon III
4. Cette origine étrangère lui donnait un lustre
légendaire, rappelant Énée
5. Cette invention s'appuierait toutefois sur la Chronique d'Hautecombe,
probablement rédigée (par un auteur inconnu) au XIV
esiècle : elle place, à l'origine des Savoie, un
« Girardus » qui occupe le même rôle que Bérold chez Cabaret
6.
Si les membres de l'Académie royale de Savoie ont bien débattu, dès l'origine, de la question de
l'existence de ce prince saxon dans l'origine de la Maison de Savoie, les romanciers, poètes et
historiens n'ont pas beaucoup, au XIX
esiècle, repris cette figure. On se souviendra seulement que
Xavier de Vignet, l'un des fondateurs de l'Académie, soutint, contre l'avis majoritaire, l'origine
saxonne de la Maison de Savoie
7. Jacques Replat y fait allusion dans Le Siège de Briançon
8.
Mais, en Savoie
9, il faudra attendre Jean de Pingon, à la fin du XX
esiècle, pour que Bérold soit le
personnage important d'un roman féerique. Et encore, dans ses Mémoires du roi Bérold
10, rien
n'est-il repris des anciennes chroniques, le personnage évoluant dans un monde imaginaire.
Comme le dit Daniel Chaubet, le grand élément symbolique des chroniques de Cabaret et de ses
continuateurs est le don de l'anneau de saint Maurice au comte Pierre de Savoie par l'abbé de
Saint-Maurice
11: lié aux rois de Bourgogne qui l'ont eu les premiers, il consacre la Maison de
Savoie
12, possédant jusqu'à des vertus miraculeuses, qu'utilisa notamment Amédée VI lorsqu'il
entra dans la petite ville de Vimercate, et que, l’ennemi ayant empoisonné « le pain, le vin et les
victuailles », il fit confectionner un breuvage, y trempa son anneau et « tous ceux qu’en bevoyent
en garrissoient tantost et ceux qui n’en bevoyent estoient mors »
13...
1 Daniel Chaubet, La Chronique de Savoye de Cabaret, Chambéry, éditions Comp’act, 2006.
2 Léon Ménabréa, De la Marche des études historiques en Savoie et en Piémont, extrait des Mémoires de
l’Académie royale de Savoie tome IX, Chambéry, Puthod, 1839, p. 7.
3 Cf. Daniel Chaubet, « Ad Majorem Gloriam comitum ducumque Sabaudiae. Le mythe béroldien et l'abbaye
de Saint-Maurice d'Agaune. Dimensions historiques et historiographiques », in Le Millénaire de la Savoie,
Thonon, Académie Chablaisienne, 2005, p. 15.
4 Ibid., p. 16.
5 Ibid., p. 17.
6 Ibid., p. 16.
7 Voir Xavier de Vignet, « Mémoires sur Humbert aux Blanches Mains », dans Mémoires de l’Académie
royale de Savoie, tome III, Chambéry, Plattet, 1828, p. 259-398.
8 Voir Jacques Replat, Le Siège de Briançon, Samoëns, Le Tour, 2003, p. 67-68 : Replat y place un Chant
de Bérold entonné par les chevaliers savoisiens du XI
esiècle.
9 A. Pouchkine (1799-1837), en Russie, avait, « en 1826 ou 1827 », « dressé une liste de sujets possibles »
pour de « petites tragédies » : une se nommait « Bérald de Savoie » (voir Alexandre Pouchkine, Le Convive
de Pierre et autres scènes dramatiques, Arles, Actes Sud, 1993, p. 181) : il a pu connaître son existence
grâce à Xavier de Maistre, auquel il était lié.
10 Jean de Pingon, Les Mémoires du roi Bérold, Paris, Buchet-Chastel, 1994.
11 Daniel Chaubet, « Ad Majorem Gloriam », p. 19.
12 Daniel Chaubet, La Chronique de Savoye, p. 25.
13 Ibid., p. 27.
Auparavant, déjà, un exploit avait justifié les armoiries savosiennes : Cabaret affirme qu'Amédée
III, accompagnant Louis VII de France lors de la seconde croisade, l'avait même précédé :
mandaté par le Pape et l'Empereur, il aurait combattu aux côtés des Chevaliers de Rhodes,
remportant une grande victoire sur les infidèles et parvenant à ravitailler Acre assiégée. Le Grand
Maître de l'ordre ayant été tué, les Chevaliers eussent demandé au comte de Savoie de revêtir ses
armes et de se mettre à leur tête ; l'empereur Othon III lui eût laissé ces armes fameuses
1...
Le Comte Vert Amédée VI fait toutefois figure de héros principal, au sein de ces chroniques. Il est
peint comme particulièrement fidèle à l'Église catholique. Il n'accepte, dit le texte, d'aider son
cousin germain « Alexe » (en fait Jean V Paléologue selon les historiens), empereur de
Constantinople, qu'à la condition que celui-ci vienne rencontrer le Pape à Rome pour mettre fin au
grand schisme
2. Il l'obtiendra, mais, en retour, l'empereur grec demande au Pape des galères et
des armées, pour l'aider contre les Turcs. Ce que les cardinaux refuseront, la dépense étant trop
grande : « Pourquoy l’empereur de la Grece prit congié du Pape estre bien correcier, et s’en
retourna arriere a Constantinople sans feire obeissance a l’apostolique Eglise romaigne, comme
par le conte de Savoye estoit appointyé »
3. Un autre grand épisode montre la soumission du
Comte Vert à l'Église : il est relatif à la complexe affaire de l’expédition de Naples, mêlée de la
rivalité entre deux papes. Amédée VI avait pris le parti de celui d’Avignon, et voulait le placer sur le
trône pontifical à la place d’Urbain VI et en même temps aider Louis d’Anjou à saisir une couronne
en Italie. Or, ce dernier ne s’occupait que de sa couronne, et Amédée VI se préoccupait surtout du
Pape. Le chapitre 291 raconte « comme le conte de Savoye conseilloit au duc d’Anjou de tenir la
voye de Romme, non mie sy tost celle de Puillie, et il prinrent la cité de l’Aygle en Puillie »
4. La
chronique prête au comte ces paroles : « Sire, j’ay tousjour ouÿ dire que l’on doit premierement
commencier a faire les ouvres de Dieu que celles du monde ; pourquoy il me samble que nous
doyjons avant commencier a aler a Rome et mectre union en l’Eglise que promptemant aler en
Puillie et leissier les faits du Pape derriere »
5. Louis d’Anjou refuse de l'écouter, et l'entraîne à sa
suite. Un châtiment en vient : le Comte Vert est pris d’une grave maladie, dont il meurt. Or sa fin
est édifiante : « Et ses paroles [testamentaires] finees, leva les yeulx a Dieu, joygnyt les mains au
ciel soit recommandant a la benoyte Trinité et a la Vierge pucelle Marie, rendit l’âme au creatour
en l’an .CCC. octante trois, le second jour de Mars »
6. Amédée VI est un guerrier de Dieu, un
chevalier à l'ancienne mode, digne de figurer dans une chanson de geste, si on en avait encore
fait au XV
esiècle : époque à laquelle, plutôt, on transformait les anciennes chansons en récits en
prose ; la chronique de Cabaret appartient à cette lignée de romans épiques.
Le rôle du Comte Vert dans la fondation de l'Ordre de l'Annonciade, qui le rendait similaire aux
vieux croisés, n'est pas oublié. Il est raconté qu'il établit cet ordre de quinze chevaliers « en
l’onnour des quinze joyes Notre-Dame ». Dans le même temps, un monastère de chartreux fut
fondé pour que des prières soient constamment faites pour les chevaliers portant le collier de
l'ordre, représentant l'Annonciation
7. Ils étaient les guerriers voués à la sainte Vierge. Ce
symbolisme, cette piété, ce merveilleux devaient faire d'Amédée VI le principal sujet de futures
épopées savoisiennes. Il en fut bien ainsi, du début du XVII
esiècle au milieu du XIX
e.
Toutefois, ce n'est pas la chronique de Cabaret qui inspira les écrivains ; c'est celle de Jean
Servion. Le style de Jean d'Orville avait dû paraître, avec le temps, sec ; Servion l'adapta, et
1 Ibid., p. 30-32.
2 Ibid., p. 210-215.
3 Ibid., p. 215.
4 Ibid., p. 261.
5 Ibid., p. 261-262.
6 Ibid., p. 263.
7 Ibid., p. 191-192.
l'augmenta de considérations morales et chevaleresques. Léon Ménabréa la disait « plus ample et
plus fabuleuse peut-être », mais précisait qu'on ignore la vie de Servion ; il date la composition de
sa chronique de 1444 à 1446 « pendant que son maître Philippe de Savoie, cinquième fils du duc
Louis, était détenu à la cour de Loches »
1. Servion reprend les épisodes de Cabaret, mais il y
ajoute une ascendance glorieuse dans la cité de Troie par Énée
2. Qu'il ait été requis pour rendre la
chronique plus agréable à la lecture peut se déceler dans divers épisodes, par exemple celui du
siège du château de Varey, appartenant à Hugues de Genève, allié du Dauphin de Vienne, par le
comte de Savoie Edouard. Il y est question d’un Brabançon valeureux, tué de manière peu
orthodoxe par le seigneur de Vaud (des Baux, chez Cabaret) : celui-ci a demandé à un certain
« Grand Chanoine » armé d’une « grosse barre de fer » de tuer son cheval, qui alors tombe sur lui,
et sous lequel il est coincé ; le seigneur descend du sien et le tue en passant son épée sous la
monture. Or, mû par des sentiments chevaleresques (ou mieux renseigné, peut-être), Servion
affirme qu’on l’en a blâmé. Mais Cabaret n’en dit rien
3: sa chronique est plus rude. Les seigneurs
du champ de bataille ont des titres moins distingués. Il se trouve que, dans Le Sanglier de la forêt
de Lonnes, Jacques Replat reprendra cet épisode, mais, naturellement, dans la version plus
chevaleresque et romantique de Servion. Il cite le texte de l'épisode in extenso
4. Il fait d’ailleurs du
« Grand Chanoine » un personnage relativement important de son roman, l'utilisant dans ses
inventions, l'imaginant représentatif d'un Moyen Âge barbare.
Servion sera le chroniqueur préféré du romantisme savoyard, même si d'autres noms ont résonné
dans la lignée des historiographes médiévaux et de la Renaissance : Perrinet du Pin
5, notamment.
Au XVI
esiècle, Symphorien Champier (1471-1539), au service de Louis de Savoie
6, transcrivit à
son tour Cabaret, puis ce fut Guillaume Paradin (1510-1590) qui publia à son tour une Chronique
de Savoye
7, plutôt louée par Ménabréa, parce qu'elle relie les faits particuliers aux « causes
générales »
8. Le patriotique Emmanuel-Philibert de Pingon
9(1525-1582) rédigera une chronique
en latin assez précise qui n'en fera pas moins remonter la Maison de Savoie, au-delà des anciens
rois de Saxe, à Noé et aux Allobroges. On doit citer également Pierre Monod (1586-1644)
10qui,
par son Amedeus Pacificus (1624), chercha à rétablir la réputation d'Amédée VIII. Enfin Samuel
Guichenon (1607-1664) se fera plus critique, mettant en doute l'origine saxonne de la Maison de
Savoie avant de se rétracter. Comme le dit Louis Terreaux, « son livre perdra largement en
agrément ce qu'il gagnera en érudition » : en tout cas, la période de la glorification par la chronique
s'achevait, et l'on considéra que c'était désormais le rôle des poètes, que de célébrer la dynastie.
1 Léon Ménabréa, De la Marche des études historiques en Savoie et en Piémont, extrait des Mémoires de
l’Académie royale de Savoie tome IX, Chambéry, Puthod, 1839, p. 7.
2 Voir Louis Terreaux, « Littérature », dans Savoie, Paris, Christine Bonneton, 1978, p. 198.
3 Daniel Chaubet, La Chronique de Savoye, p. 154.
4 Cf. Jacques Replat, Le Sanglier de la forêt de Lonnes, Cressé, Éditions des Régionalismes, 2015, p. 63, n.
1.
5 Originaire de La Rochelle, vivant au XV
esiècle, auteur d'un roman, Philippe de Madian, et d'une chronique
de Savoie, il fut au service de Philippe de Bresse et s'efforça de chanter le Comte Rouge, Amédée VII, selon
Louis Terreaux (cf. Savoie).
6 Léon Ménabréa, De la Marche des études historiques en Savoie et en Piémont, extrait des Mémoires de
l’Académie royale de Savoie tome IX, Chambéry, Puthod, 1839, p. 9.
7 Voir Victor de Saint-Genis, Histoire de la Savoie, tome II, Chambéry, Bonne, Conte-Grand et C
ieéditeurs,
1869, p. 47.
8 Léon Ménabréa, De la Marche des études historiques en Savoie et en Piémont, extrait des Mémoires de
l’Académie royale de Savoie tome IX, Chambéry, Puthod, 1839, p. 10.
9 Ibid., p. 12.
10 Ibid., p. 17.
Dans le document
Romantisme et mythologie dans la littérature savoisienne. De Xavier de Maistre à Maurice Dantand (1794-1914)
(Page 62-65)