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Chapitre I. La restauration de la Savoie

5. Charles-Albert

Charles-Albert de Savoie (1798-1849) a généralement passé pour un roi romantique. François

Vermale en faisait une forme de dicton, quand, évoquant un livre de Charles Costa de Beauregard

sur son ancêtre le marquis Henry, il disait qu'il en faisait un portrait « romantique à la

Charles-Albert »

1

. Dans sa thèse sur Jean-Pierre Veyrat, Alfred Berthier présentait ce prince comme un

« poète romantique, épris de mystère, de tourelles du moyen-âge et auteur d'une Ode à Dieu »

2

.

Était-il, pour autant, comparable à ces rois allemands reconnus comme romantiques qu'évoque

Georges Gusdorf

3

- Frédéric-Guillaume IV de Prusse et Louis II de Bavière ? Si c'est le cas, c'est

d'une autre manière. Il n'a ni voué, comme le second, une « amitié passionnée » à un grand artiste

tel que Richard Wagner, ni bâti les mêmes « extravagances architecturales » ; ni non plus il n'a,

comme le premier, après avoir été entraîné à « flirter avec les libéraux », fini « par adopter le parti

de la réaction et de la répression », notamment après 1848 : oscillant de manière plus incertaine

entre les deux camps, il s'est allié avec les libéraux pour réprimer les républicains de Mazzini et

sauver le trône aussi bien que l'autel. Appliquant, consciemment ou non, des conseils donnés jadis

par Joseph de Maistre dans sa correspondance diplomatique

4

, il a tenté d'absorber l'aspiration

patriotique italienne pour mieux faire triompher sur la scène européenne la royauté qu'il incarnait.

Le résultat fut pour lui funeste : il n'a pas été soutenu comme il le rêvait, et il a dû s'effacer. Par

là-même, toutefois, il fut bien un roi romantique. Ses entreprises et sa fin ont frappé les esprits, et il a

été dévoilé, au fond de son action, un ésotérisme inconnu de son temps.

Charles-Albert était un Carignan, cousin éloigné de Charles-Félix. Dès son apparition sur la scène

publique, en 1821, alors âgé de vingt-trois ans, il manifeste sa sympathie pour les idées libérales :

il est proche des officiers « avancés » et déteste l'Autriche

5

. L'insurrection contraint dès lors

Victor-Emmanuel à abdiquer et à nommer ce cousin « Prince-Régent ». Charles-Albert s'emploie aussitôt

à « raffermir le trône... par des intitutions dignes des lumières du siècle », c'est à dire par une

Constitution qui s'avérera être celle de l'Espagne

6

. Le Régent a beau jurer qu'il la respectera au

nom de Dieu et des Saints Évangiles, Charles-Félix, héritier légitime, accourt furieux de Modène,

et déclare son cousin et ceux qui l'ont suivi « rebelles ». Le jeune prince se soumet, laissant ses

partisans sans guide

7

, et, demeurant, isolé, à Florence, il subit trois années d'un bannissement

mélancolique, pendant lequel il envoie des « suppliques au roi » et se confie à « son ami Rodolphe

de Maistre, fils de Joseph »

8

: le père est mort depuis trois ans aussi, mais n'est-il pas à la fois

étrange et significatif que le futur roi ait pris son fils pour confident ? Le lien entre les princes de

Savoie et le clan maistrien s'est avéré bien plus fort, comme on pouvait s'y attendre, qu'entre les

rois de France et l'auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Les premiers semblent avoir été

portés par la vision romantique d'une chrétienté médiévale imprégnée de mythologie.

Après avoir participé, en 1824, à l'expédition française en Espagne pour rétablir les droits de

Ferdinand VII et avoir renié « ouvertement ses sympathies libérales »

9

, Charles-Albert put

1 Cf. Culture et société à Chambéry au XIX

e

siècle, Chambéry, Société savoisienne d’histoire et

d’archéologie, 1982, p. 16.

2 Alfred Berthier, Le poète savoyard Jean-Pierre Veyrat, Paris, Honoré Champion, 1921, p. 140.

3 Cf. Georges Gusdorf, Le Romantisme I, Paris, Payot, 2011, p. 89.

4 Voir Bruno Berthier, « Maistre et l'Italie », in Christian Sorrel, Paul Guichonnet, La Savoie et l'Europe,

Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2009, p. 97.

5 Jacques Lovie, La Vraie vie de tous les jours en Savoie romantique (1815-1860), Saint-Alban-Leysse,

Trésors de la Savoie, 1977, p. 21.

6 Ibid., p. 20.

7 Ibid., p. 21.

8 Ibid., p. 23.

9 Ibid.

néanmoins rentrer à Turin et rentrer en grâce auprès du roi sans héritier. En 1831, à la mort de

Charles-Félix, il est sacré à son tour, et poursuit la politique de son prédécesseur

1

. Lorsque, en

1834, les partisans de Mazzini lancent une offensive, tentant de relancer l'insurrection dans le

royaume, et effectuent des coups de main à Turin, Chambéry et Alexandrie, le nouveau roi doit les

réprimer sévèrement

2

. Les Savoyards, de nouveau restés globalement fidèles, sont récompensés

par des exemptions d'impôts

3

et une visite du couple royal, qui se déroule dans une atmosphère

de fête et de joie, mettant le duché « en effervescence » et créant, avec ses illuminations, ses

prières, ses arcs de triomphe, l'image d'une « apothéose »

4

. Il semble que rien n'ait changé depuis

la visite de Charles-Félix dix ans plus tôt, et que les Savoyards soient toujours avides de

mythologie nationale, de l'éclat rêvé du trône savoisien, qu'ils y adhèrent avec la même constante

sincérité. Ils continuent, de fait, de se regarder comme des « enfants » dont le roi est le « père »

5

,

personnalisant le lien politique comme il est peu possible de le concevoir dans un régime plus

intellectualisé, tel que le concevait Jean-Jacques Rousseau.

Sentant, par conséquent, le danger du débordement par sa gauche, les idées républicaines lui

laissant évidemment peu de place, Charles-Albert se lie plus nettement aux conservateurs et à

l'Église

6

. Or, ce revirement le fera haïr des révolutionnaires, tel qu'était alors Jean-Pierre Veyrat, un

des rares Savoyards à favoriser l'insurrection de 1834 : il commettra contre son roi des poèmes

terribles, prophétisant sa mort, ou même appelant à son assassinat. Se saisissant d'une figure

également évoquée par Gérard de Nerval (celle d'un spectre qui, à Paris, apparaissait aux rois de

France avant leur mort), il livre à Charles-Albert la vision de « l'Homme rouge [qui] avec ses clous

d'airain » l'a pendu « à sa croix ». Or, « le sein tourmenté d'un souffle prophétique », il lui « vomit,

ardent, son scandaleux distique », et « au lit sombre » où le roi dormait en sa « noire impudeur », il

lui « pressura l'âme » « de ses deux bras de flamme » pareils à un étau rouge »

7

: l'image est forte,

fantastique. Veyrat anime une figure du folklore français et l'actualise, pour mieux dire la haine que

lui inspire Charles-Albert, et fantasmer sa mort miraculeuse.

Cette rage haineuse fut plus tard jugée sévèrement par Sainte-Beuve, évoquant le mauvais goût

du jeune poète. Étaient en particulier visés les vers injurieux dans lesquels il évoque la « soif de

bête fauve » du roi de Sardaigne, son plaisir d'entendre des « cris de mort » dans son « alcôve »

et son incapacité à se coucher sans avoir « des têtes à rouler » sous ses pieds « chaque soir », et

à s'endormir « sans boire, ainsi qu’une panthère, / Une coupe de sang tiré chaud de l’artère… »

8

.

Charles-Albert devenait une figure atroce de roi vampire. Veyrat annonçait le Hugo des

Châtiments (1853). Comme Louis-Napoléon Bonaparte vingt ans plus tard, Charles-Albert avait

trahi les espérances des progressistes et des républicains, des révolutionnaires. Mais il continua

d'entretenir une flamme dont l'empereur Napoléon III ne s'éclaira guère longtemps.

Durant une dizaine d'années, il s'efforça de concilier une certaine ouverture aux idées nouvelles et

un conservatisme dont l'assise de son trône avait besoin

9

. Cela l'amène à se distancier de

l'Autriche, à laquelle il était juque-là soumis

10

, et, sous son règne, une bourgeoisie industrielle se

1 Ibid.

2 Cf. Paul Guichonnet, La Savoie et l'Europe, p. 105.

3 Jacques Lovie, La Vraie Vie, p. 24.

4 Ibid., p. 25.

5 Ibid., p. 136.

6. Paul Guichonnet, La Savoie et l'Europe, p. 105.

7 Voir les vers cités par Alfred Berthier, Le poète savoyard Jean-Pierre Veyrat, Paris, Honoré Champion,

1921, p. 87.

8 Vers cités par Louis Terreaux, « Jean-Pierre Veyrat », dans Mémoires de l’Académie des sciences, belles

lettres et arts de Savoie, septième série, tome VIII, Chambéry, Académie de Savoie, 1995, p. 211.

9 Paul Guichonnet, La Savoie et l'Europe, p. 107.

10 Ibid.

développe qu'il est conduit à soutenir, promouvant l'économie, pense-t-il, au bénéfice du royaume,

et donc de lui-même

1

.

En Savoie, se réalise, sous ses auspices en 1839, œuvre à cet égard emblématique, le pont

« suspendu » au-dessus du gouffre de la Caille qui, reliant Annecy à Cruseilles et au nord du

Duché, porte le nom du roi

2

. Unissant technicité moderne et esthétique médiévale, il est soutenu

par quatre tours crénelées, et, lors de son inauguration, on le présente comme une « action de la

Providence ». On fait, par conséquent, l'éloge de « l'antique Maison de Savoie » - de ses

« saints », de ses « héros » et de ses « reines » ; l'enthousiasme est « frémissant »

3

!

La beauté de l'ouvrage est tellement admirée que, en 1840, dans la foulée, l'Académie, en

songeant d'abord à lui, impose comme thème à son concours de poésie la glorification du progrès

de l'industrie en Savoie. Significativement, les deux poètes à remporter le prix, Jacquemoud et

Veyrat

4

, évoqueront cet ouvrage en le liant au merveilleux, aux fées, aux sorciers, au diable.

Chez le libéral Jacquemoud, l'enthousiasme est sans mélange : « l'œil doute et chancelle » en

découvrant ce qui ressemble à une « nacelle » « à la coque de gaze, aux contours vaporeux »,

venue là « amarrer son bord aventureux ». Ce qui aurait pu être le début d'un mythe se voit

néanmoins brouillé : Jacquemoud ne parvient pas à demeurer sur la même image, trait assez

caractéristique de son art. Il enchaîne donc sur une autre, celle de « ces ponts volants » déroulés

« sous les pas des courtois chevaliers » par la « vieille fée arabe » pour punir « les sultans, noirs

geôliers », propriétaires d'un « sérail ». Une autre encore surgit, tirée de la « fable indienne », celle

de « l'estrade aérienne » où « les esprits du désert », la nuit, rassemblent « leur troupe

vagabonde » pour « célébrer leur concert » sous la lune, « en plein ciel ». Une quatrième occupe

la strophe qui suit, évoquant « une toile » recouvrant un « gouffre hideux » et dont « l'industrie »

est la « merveilleuse araignée » ; et cette fois, Jacquemoud reste sur l'idée, donnant au gouffre

des « mâchoires » et un désir d'aspirer « tout ce qui vient à ses bords entrouverts » : il en

« aboie », et réclame, pour l'absorber, « ce pont ambitieux qui vogue dans les airs ». Pourtant,

celui-ci « s'en rit », pareil à un « vaisseau » qui « se raille » « du flot avide ». La lutte entre la

nature bestiale et l'industrie intelligente s'achève par l'éloge de Charles-Albert : « Car la gloire l'a

dit : « Le nom dont il s'appelle / Est de ceux qui font immortelle / Toute œuvre d'ici-bas empreinte

de leur sceau ! »

5

. Par son nom, le roi de Sardaigne consacre le pont, lui donne peut-être la vie

justifiant les personnifications de Jacquemoud, en tout cas lui confère l'immortalité, voire

l'invincibilité. Ainsi le merveilleux devient réalité ; Charles-Albert est le roi qui cristallise les rêves.

Bien que puisant au même fonds symbolique, Jean-Pierre Veyrat est plus ambigu : il est plus rivé

aux idées médiévales qui lient volontiers, comme dans les contes, les merveilles de l'industrie au

démon. Il affirme qu'il avançait dans la campagne « tout plein » de « doux rêves », « cueillant des

fleurs au bord », quand, « tout à coup », il aperçut, « à l'horizon sublime », « un arc démesuré »

qui « s'élance sur l'abîme ». Aussitôt il se demande « quel habitant de l'air, quel démon, quelle

fée » a bâti « si haut » ce « magique trophée ». Il soupçonne « Satan » d'avoir « construit ce pont

audacieux » dans le but de « tenter de nouveau l'escalade des cieux ». Il conjecture aussi un

« enchanteur », « un nécroman » qui l'aurait fait « d'une nuit avec un talisman ». La question

1 Ibid., p. 106.

2 Jacques Lovie, La Vraie Vie, p. 161.

3 Ibid.

4 Cf. L. Guillerme, « JACQUEMOUD Jean-Antoine 1806-1887 », in Christian Sorrel, Paul Guichonnet, La

Savoie et l'Europe. 1860-2010, Montmélian, La Fontaine de Siloé, 2009, p. 244.

5 Vers cités par Louis Rendu, « RAPPORT de M. le Chanoine Rendu, Secrétaire perpétuel, sur les

différentes pièces de vers adressées à la Société pour le concours de 1840 », in Mémoires de l’Académie

royale de Savoie, tome X, Chambéry, Puthod, 1841, p. 13-14.

cependant est de savoir s'il émane du Bien, ou du Mal, s'il est « né de l'abîme ou du ciel en

délire ». Est-il possible de « passer vivant » sur ce pont « sans un pacte infernal »

1

?

Veyrat décide : Non, non, ce n'est point là l'ouvrage de l'abyme ; / L'homme seul a vaincu cette

invincible cime ! »

2

. Dès lors, contre son ordinaire de nouveau converti au catholicisme le plus

conservateur, il chante l'homme bâtisseur dans des accents hugoliens, rappelant la figure de

Prométhée : « Son regard descendit dans le gouffre béant / Et remonta vainqueur du gouffre et du

néant »

3

. Il conquit les « sommets glorieux » et « sur le pont triomphal passa victorieux »

4

.

Son poème se poursuit néanmoins par un retour plutôt illogique au premier soupçon : rencontrant

un vieillard au crâne chauve illuminé de la « splendeur première », le poète l'écoute prononcer,

nouvel Homère, des imprécations contre le progrès matériel corrupteur. Seul le progrès moral,

affirme le poète, importe ! Entre hommage rendu aux valeurs chrétiennes et nécessité de saluer

l'entreprise du Roi, le cœur de Veyrat balance. Les deux ne s'articulent pas exactement, préludant

à l'orientation libérale de la politique de Victor-Emmanuel II - et à la solitude à venir du poète.

Charles-Albert le pensionna quand il revint de son exil, lui pardonnant ses vers passés après

qu'André Charvaz lui eut présenté l'Épître qu'il lui avait dédiée. On dit même que le Roi à sa

lecture fut « ému jusqu'aux larmes » et qu'il se souvint de la rigueur exercée contre lui par

Charles-Félix après « l'erreur d'un moment »

5

. Cette épître raconte sous forme de parabole l'histoire, prise

de Klopstock, de l'ange du repentir, Abbadona, qui a été entraîné avec Lucifer dans les

profondeurs de l'abîme mais qui toujours regarde avec nostalgie vers la clarté d'en haut, où se

tient son intime ami, un ange resté auprès de Dieu. Veyrat se présente comme semblable à cet

ange, exilé et banni par ses erreurs de jeunesse, et aspirant bientôt à regagner les rives de la

patrie. Et s'adressant au Roi il lui demande de bien vouloir reverser sur lui l'espérance et « sa

douce rosée ». Puis il lui promet que si l'oubli de ses fautes l'absout, il mettra sa plume au service

du Roi et de la Maison de Savoie, créera des épopées

6

.

Charles-Albert put être sensible à cette promesse autant qu'aux protestations de repentance, car il

fut, au cours de son règne, continuellement soucieux de culture et d'histoire, s'efforçant de trouver

une légitimité dans les références au passé et les symboles dynastiques. Il créa une Deputazione

di Storia Patria, une Junte pour les antiquités et les Beaux-Arts, une Académie des Beaux-Arts qui

deviendra plus tard l'académie albertine, et une bibliothèque royale, ouverte au public

7

. Il fit

restaurer l'abbaye de Saint-Michel de la Cluse en pensant en faire une métropole pour les

Carignan qui pût rivaliser avec l'abbaye d'Hautecombe, et entretint une amitié avec l'historien

piémontais Cibario, les sculpteurs Marochetti et Pelagi, les intellectuels Cesaro Balbo, Cesare

Alfieri de Sostegno et Massimo d'Azeglio

8

.

Il cherchait à réformer l'administration mais, en 1848, sous la pression de la foule, il accorda au

royaume une constitution, le « Statut »

9

, « qui, schématiquement, aligne le royaume sur la Charte

française de 1831 »

10

. Les ministres libéraux issus des élections qui suivirent ne lui laissèrent que

peu de marge de manœuvre et il tenta de sauver sa suprématie en agissant à l'extérieur et en

1 Ibid., p. 20.

2 Ibid.

3 Ibid., p. 21.

4 Ibid.

5 Cf. Alfred Berthier, Le poète savoyard Jean-Pierre Veyrat, Paris, Honoré Champion, 1921, p. 140.

6 Jean-Pierre Veyrat, Epître, Paris, Souverain, 1838.

7 Cf. Paul Guichonnet, La Savoie et l'Europe, p. 106.

8 Voir André Palluel-Guillard, page consacrée à Charles-Albert in La Maison de Savoie [en ligne], disponible

sur : www.sabaudia.org/3180-la-maison-de-savoie.htm [consulté le 20 février 2017].

9 Cf. Paul Guichonnet, La Savoie et l'Europe, p. 107.

prenant la tête du mouvement patriotique italien, notamment en déclarant la guerre à l'Autriche

1

.

Mais bientôt abandonné par les Milanais, Charles-Albert ne put se maintenir en Lombardie : sa

faible armée et son isolement diplomatique ne lui laissaient pas de ressource. La succession des

défaites, une retraite et un armistice humiliant

2

ne l'empêchèrent pas de rêver un miracle, et il

mena en 1849 une campagne militaire encore plus désastreuse que la précédente : l'armée sarde

fut écrasée à Novare avant même d'avoir pu mener la moindre offensive

3

. Celui que Costa de

Bauregard devait nommer le Hamlet italien

4

abdiqua, et s'en fut vers l'ouest, vers le Portugal et

Oporto, où il mourut la même année

5

. Le romantisme de cette abdication et de cette fuite devait

frapper les esprits, et Alfred de Vigny, dans son Journal d'un poète, lui rendit hommage par un

« poème à faire » dont il reste une note évoquant le « mépris profond » qui l'avait saisi : son cœur

« répandait » « au-dehors » les « flots verts » de la « satire » quand, ayant « vu des choses belles

et grandes », son « âme » a « surmonté ce torrent dans lequel elle allait être submergée pour

toujours ». Ces choses, c'est le « roi Charles-Albert » combattant « pour des ingrats », ayant

« délivré Milan » et voyant Milan et Gênes se tourner contre lui :

Alors, vous avez crié : « À la rescousse! » comme les chevaliers et comme Amadis de

Gaule avec Galaor et Esplandian, quand vous avez chargé les hussards de Hongrie.

Vous êtes revenu couvert du sang des ennemis et du vôtre, laissant vos chevaux morts

entre vos éperons, et, comme Roderick le Goth, vous avez quitté la bataille et la

couronne en passant à pied sur les corps de vos lanciers.

6

Les références au romanesque médiéval et à l'histoire barbare donne au roi l'air chevaleresque

des temps anciens. Et Vigny de le féliciter d'avoir « préféré la solitude à un trône souillé par le

vainqueur tudesque, ou sapé par les condottieri ». En ce temps de grisaille, soudain Charles-Albert

donnait à revoir les splendeurs d'antan, par son action noble et généreuse.

Les Savoyards lui sont restés longtemps fidèles en pensée : sa mémoire leur restait chère. Dans

l'Olympe disparu, le Thononais visionnaire Maurice Dantand (1828-1909) se souvenait en termes

émouvants et épiques du temps où il combattait dans l'armée sarde, « se préparant à sa deuxième

campagne contre l'Autriche, pour l'indépendance italienne ». Il raconte avoir participé à la bataille

de Novare du « 23 mars 1849 », qui vit la « défaite du roi Charles-Albert », et où il fut « honoré de

trois balles »

7

. Il ajoute : « Impénétrables sont les desseins de l'Eternel puisqu'il a voulu que de ce

désastre de Novare soient nées l'indépendance et l'unité de l'Italie »

8

. Le sacrifice glorieux de

Charles-Albert n'avait pas été vain : l'image rayonnante de sa tentative échouée devait porter

durant dix années le gouvernement sarde et le roi Victor-Emmanuel II, fils de Charles-Albert, à

œuvrer pour réaliser l'unité italienne, acquise en 1861.

Même après le rattachement à la France, les Savoyards regardaient le temps de Charles-Albert

comme féerique : le Roi était le père du peuple. Et Amélie Gex (1835-1883), pourtant républicaine,

1 Paul Guichonnet, La Savoie et l'Europe, p. 108.

2 Ibid.

3 Ibid.

4 Cf. Paul Guichonnet, « Charles-Albert Costa de Beauregard », in Louis TERREAUX (dir.), Histoire de la

littérature savoyarde, Académie de Savoie, Documents, deuxième série, tome 2, 2010, La Fontaine de Siloé,

Montmélian, 2011, p. 726-731

5 Paul Guichonnet, La Savoie et l'Europe, p. 108.

6 Alfred de Vigny, Journal d'un poète, Paris, Michel Lévy, 1867, p. 268-269.

7 Cf. Maurice-Marie Dantand, L'Olympe disparu. Livre V, Thonon, Dubouloz, 1906, p. 229-230.