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Chapitre III. Littérature savoisienne du XIXe siècle : patriotisme et mythologie

III.3. Héros et prophètes

3.3. Les héros antiques

Pour l'essentiel, c'est après le rattachement à la France que les écrivains savoisiens chanteront les

héros antiques, éprouvant peut-être le besoin de se lier à la Gaule primitive. Mais les Allobroges

ne seront guère de la partie. Un poème d'Hilaire Feige cité par Charles Buet les met en scène

défavorablement

1

, avides du sang des victimes romaines et chrétiennes, et vaincus

providentiellement par une Rome prête à se convertir à la religion du Christ. La Savoie

traditionnelle, catholique, préfère sans doute le parti de Rome à celui des Celtes. Curieusement,

c'est dans les vallées et les provinces reculées, fermées, enclavées, que les héros antiques se

verront chantés, et leur caractère allobroge sera inexistant, comme si le rattachement à la France

avait aussi, en dissolvant la tradition spécifiquement savoisienne, affranchi les vallées du souvenir

royal, pour les laisser rêver à des figures plus charnelles, plus ressenties en profondeur, parce que

plus locales encore.

L'exemple le plus singulier, à cet égard, peut être donné par François Arnollet, concitoyen

d'Antoine Jacquemoud, mais publiant ses écrits cinquante ans plus tard : il ne chante plus du tout

le Comte Vert ou un autre membre de la Maison de Savoie, mais les Ceutrons (qu'il appelle

« Keutrons »), peuple habitant la Tarentaise dans l'antiquité et qui aurait été conquis par les

Romains après les Allobroges : c'est justement cette conquête qu'il narre dans son drame en

alexandrins

2

, en présentant des Ceutrons dotés de pouvoirs volontiers surhumains.

D'abord, Irnée, neveu du druide Gwenrig, recueilli par lui après la réduction en esclavage de son

père, et tombé amoureux d'une jeune Romaine, fille du gouverneur Faustinus. Comme ceux-ci

sont menacés de mort par Gwenrig, qui a préparé d'énormes rocs pour les faire tomber sur eux à

leur passage, Irnée, ne voyant plus que cela pour sauver son aimée, se jette du haut de la falaise

pour servir de signe du danger à ceux d'en bas. Là encore, les Romains sont somme toute

préférés aux Celtes, à la différence que Faustinus s'avère être le père affranchi et latinisé d'Irnée,

et que sa fille n'est qu'adoptive. Rome apparaît comme intégrant les Gaulois et leur donnant une

citoyenneté, un état civilisé.

Recueilli encore vivant par les hommes de Faustinus, les « broussailles, sans doute », ayant

« amorti le choc »

3

, Irnée est reconnu par le proconsul : les identités respectives sont alors

révélées. La nature héroïque au sens propre d'homme en lien avec la divinité apparaît alors chez

Irnée, doté soudain, au seuil de la mort, de pouvoirs prophétiques : « La grande nuit est là, tendant

son manteau lourd / Où de nouveaux soleils au loin mettent du jour ; - / Et l'œil vitreux du mort,

sortant de ses paupières, / Par-delà l'ombre humaine, a d'étranges lumières... »

4

. Comme celui

d'Amédée VI selon Jacquemoud, l'œil du mourant jette des rayons - mais c'est pour éclairer

l'avenir. Il a perçu l'« éternel décret » dont émane le pouvoir romain, et conseille à son oncle de s'y

soumettre. Il promet du reste que, tout changeant toujours, Rome même devra un jour s'effondrer,

victime de son orgueil. Du Nord viendront, en effet, des « peuples neufs » qui sauront « venger

l'oiseau cher à nos dieux » et « enverront dans la poudre » le géant « Moloch » en le « touchant au

front ». Quel est cet oiseau mystérieux ? Le coq, bien sûr, « phénix aux trois couleurs » et qui « à

l'aube chantera !... »

5

. Il faut laisser la vengeance aux dieux et se résigner au présent tel qu'il est,

achève de prophétiser Irnée. Il ne s'en exprime pas moins au futur, sûr de sa vision.

La sœur d'Irnée, Selma, a également quelque chose de surhumain, qui rappelle l'antique Médée.

1 Charles Buet, Le Parnasse contemporain savoyard, Thonon, Masson, 1889, p. 116-121.

2 François Arnollet, Les Keutrons, Moûtiers, Darentasia, 1889.

3 Ibid., p. 159.

4 Ibid., p. 185.

5 Ibid., p. 188.

Elle invoque la Lune en prêtresse païenne :

Déesse au pâle front,

Dont la lueur d'acier, chère aux dieux de Keutron,

Glissant impitoyable au flanc des précipices,

Éclaire, dans la nuit, d'effrayants sacrifices,

Viens, hâte-toi !...

1

Or, une didascalie suggère le pouvoir de la jeune fille, puisque, dit-elle, « l'astre blanchit de ses

rayons le fronton du temple » « comme s'il obéissait à l'ordre de la druidesse »

2

. La conjonction de

subordination le rend incertain. Mais on n'est tout de même pas loin de la magie antique. On doit

seulement faire remarquer que le caractère héroïque d'Irnée et de Selma reste moins clair que

celui d'Amédée VI sous la plume de Jacquemoud. Arnollet a peut-être moins de foi en les anciens

Ceutrons que celui-ci n'en avait vis à vis des comtes de Savoie !

Maurice Dantand en a-t-il davantage, lorsqu'il songe aux héros du Thonon médiéval et antique ?

Dans son Gardo, il évoque, sans toujours développer leur histoire, les guerriers qui ont combattu

les Maures. Le dénommé « Cénan », mis à la tête de « l'armée » locale, a droit, tout de même, à

une courte épopée

3

: après avoir vaincu un roi ennemi, il est trompé par sa fille Safet. Faussement

convaincu d'avoir copulé avec elle, il est « fouetté à la vue de tout le peuple », puis, nouveau

martyr, « exposé nu à l'ardeur du soleil sur un roc isolé », jusqu'à ce que mort s'ensuive

4

. Une

chanson de geste, peut-être, aurait pu lui être consacrée, s'il n'avait fini si tristement ! Il lui manque

un miracle, pour être un héros au sens fort.

Remontant le temps jusqu'aux ténèbres des âges, Dantand nous parle aussi d'« Hipapan, le seul

homme de l'âge de pierre dont le nom reste connu » ; de « Dahi appelé le Père du Fer et qui fut le

Nemrod de nos rivages » ; de « Brelat », confondu avec le dieu Mars, plus grand qu'Hercule mais

vaincu par lui alors qu'il était de passage à Thonon, et devenu le Minotaure après s'être exilé en

Crête

5

; de « l'Etové de Chavin que connut Jason » ; de « Malbé » « à qui César confia le

commandement de la tour de Rive »

6

; d'« Arthas » qui fonda Thonon en plantant « trois pieux

dans le lac »

7

; du « forgeron Pinclet », qui vainquit un « géant des Tartares » à coups de marteau,

et qui en fut tué au moment où il s'écroulait sur lui lance pointée en avant

8

. De cette liste

mystérieuse, qui dessine des silhouettes insaisissables dans les brumes du passé immémorial, on

peut tirer des éléments de merveilleux, rappelant la mythologie antique ou médiévale, notamment

les géants, Jason et Hercule, ainsi que le Minotaure : Dantand relie l'histoire héroïque de Thonon

aux anciennes fables, voire à la tradition biblique.

Tous ses héros ne sont pas anciens ; « Mamet », un siècle auparavant, est parti pour échapper

aux gendarmes à qui il avait joué un mauvais tour : grâce à ses exploits (trop nombreux, dit

1 Ibid., p. 84.

2 Ibid., p. 85.

3 Maurice-Marie Dantand, Le Gardo, Thonon, Dubouloz, 1891, p. 192-202.

4 Ibid., p. 7-8.

5 Ibid., p. 32.

6 Ibid., p. 34.

7 Ibid., p. 37.

8 Ibid., p. 42-43.

l'auteur, pour être retracés tous), il « est devenu la légende préférée des veillées du peuple de

l'Inde » et a épousé « la petite-fille du grand Mogol Aureng-Zeb, empereur des Indes et le

monarque le plus riche du monde »

1

. Cela ressemble, pour le coup, à un roman d'aventures, tout

comme l'histoire des célèbres « Planchamp et Laramée », qui vivaient à la Renaissance.

Redoutables bretteurs, ils fuient l'Europe parce que les armes à feu y sont « la sépulture de la

valeur »

2

. Leurs exploits sont résumés : le vieil écrit qui les expose n'a pas encore été traduit,

affirme Dantand, et il ne donnera que les titres et sommaires des chapitres

3

. On y comprend qu'ils

se sont rendus en Asie, y ont libéré des femmes victimes de cultes barbares, ont été adorés d'elles

et ont dû les fuir, ont aboli maintes superstitions et idolâtries, ont mis par leur vaillance la paix entre

des princes en guerre

4

. Leurs aventures ont quelque chose de moderne qui rappelle Jules Verne,

Michel Zévaco ou Edgar Rice Burroughs. Si leur moralité est chrétienne, les éventuels miracles de

leurs exploits ne sont pas mentionnés.

Au fond, c'est surtout avec Merlin, le fameux enchanteur, que Dantand parvient à donner à un être

humain des pouvoirs merveilleux, en faisant toutefois confiner son récit au burlesque. Il raconte

que, passant dans les nuages pour se rendre en Italie depuis l'Angleterre, le glorieux mage fut

« saisi d'une violente colique », et que, comme il était interdit de souiller l'air, il descendit et s'arrêta

dans « la forêt de Marno ». Là, il est dépouillé par trois brigands. Il se réfugie dans une cabane de

bûcheron, où la femme du chef des voleurs l'accueille et le dissimule aux yeux de son mari. Puis

elle enivre celui-ci et ses compagnons, qui se battent ; Merlin en profite pour récupérer son

talisman, parmi ses hardes, et s'envoler à nouveau.

Malheureusement, à son retour, il repasse par la même forêt pour le même motif, et le même

désagrément s'abat sur lui. Les voleurs, découvrant le talisman, une bague de plomb, s'amusent à

le mettre au doigt du vieillard pour qu'il épouse la femme qui l'avait recueilli, son mari ayant été

tué. Fatale erreur : « Merlin n'eut pas plus tôt son talisman qu'il appela deux dragons qui, fendant

les airs comme des traits de feu, furent bientôt à lui, ils enlacent dans leurs queues les deux

voleurs, les étouffent et en même temps rompent avec leurs dents les liens qui retiennent leur

maître ». Il aide la femme à ensevelir son mari, puis l'emmène sur un de ses dragons pour lui

montrer la Terre.

Malgré toutes les merveilles du monde, elle reste triste, étant amoureuse depuis sa jeunesse d'un

pasteur nommé « Genicoud Marc ». Merlin fait annoncer que celui-ci doit se présenter pour « un

héritage immense », et il s'avère que, depuis que ses parents, pour une « haine de famille », ont

refusé de le laisser épouser la jeune fille, il est devenu fou, défiguré, perclus ; le mage lui rend ses

esprits et sa santé, le mariage se fait. Merlin parvient même à obtenir du roi burgonde « Olomer »

qu'il fasse de Genicoud Marc un « baron », auquel il donne les secrets d'un trésor enfermé dans la

tour de Langin. Malgré sa fantaisie et ses détails scabreux, ce petit récit est d'un merveilleux

plaisant, et plutôt grandiose

5

. Merlin y est un vrai surhomme, aux dons sans limite, quoique

conditionnés par son talisman. L'origine de celui-ci reste néanmoins inconnue.

Remarquons que Dantand reprend ici une mythologie préexistante dans la littérature européenne,

ce qu'il avait fait plus abondamment dans L'Olympe disparu ; mais comme c'est en racontant

directement l'histoire des dieux, ou du moins des personnages bibliques, nous avons voulu le

laisser pour un autre chapitre. Le Gardo s'affiche comme reprenant des légendes locales, et la

présence, en leur sein, des personnages du cycle arthurien est attestée.

1 Ibid., p. 224 et suivantes.

2 Ibid., p. 237.

3 Ibid., p. 238.

4 Ibid., p. 238-246.

5 Ibid., p. 158-167.

Léon Ménabréa rapporte des traditions locales allant dans ce sens, expliquant par de vaillants

chevaliers bretons l'origine de Montmélian et Chambéry, deux places-fortes fondamentales de la

Savoie. En ce temps-là, relate-t-il à la suite de Jacques Fodéré

1

, « Artus » effectuait « sa grande

pérégrination d’Italie ». Hélas, un « chat géant d’une épouvantable férocité » avait élu domicile

« au pied d’une montagne connue auparavant sous la dénomination bénigne de Montmonix, ou

Montmun, Mons Munnus, Mons munitus, et à laquelle, depuis l’apparition de cet hôte dangereux,

l’on ne donnait plus que le nom significatif de Mont-du-Chat, qu’elle retient encore de nos jours ».

Le roi, qu’accompagnent Merlin et de nombreux chevaliers, ordonne à deux d’entre eux, Bérius et

Mélianus, de tuer le chat. Après s'être exécutés, ils s'installent dans le pays : Bérius fonde

Chambéry (Campus Berii) et Mélianus bâtit sa demeure où se trouve Montmélian

2

. La destruction

des monstres, comme celle des géants, dit à soi seule le caractère providentiel des guerriers,

faisant d'eux des avatars d'Hercule. Que les deux chevaliers aient fondé ces cités augustes dit

assez, aussi, leur essence de démiurges. Visiblement, le peuple n'était pas absolument d'accord

avec Joseph de Maistre pour affirmer que les papes avaient fondé tous les lieux protecteurs de

l'humanité : il est douteux que les preux Bretons aient été mandatés par l'Église. Cela n'empêche

pas Dantand et Ménabréa d'en faire des bienfaiteurs clairement providentiels. Au reste, ils sont

christianisés, comme l'atteste le désir d'Arthur de faire son pèlerinage à Rome. Merlin va aussi,

chez Dantand, de Londres à Rome, et de Rome à Londres : le lien est établi.

On peut néanmoins conjecturer que Joseph de Maistre l'eût trouvé douteux, d'autant plus que ces

héros agissent de leur propre initiative, contrairement à Charlemagne ou à Amédée VI, chez nos

auteurs fidèles bras catholiques. Jusqu'à Humbert II, chez Replat, est mandaté par l'archevêque

de Moûtiers pour mettre fin aux brigandages du seigneur de Briançon. Chez Dantand et

Ménabréa, du moins dans ce qu'ils ont répercuté de la mythologie populaire, l'héroïsme est plus

libre, moins soumis (juridiquement) au clergé.

Cela pouvait créer un trouble, ou alors une référence plus développée à des divinités non

chrétiennes. Il ne suffit pas, en effet, à une mythologie d'avoir des héros guidés d'en haut ; il faut

bien que le merveilleux aille jusqu'à peindre en détail le monde divin, chrétien ou non, angélique

ou polythéiste. Loin d'avoir reculé devant cette contrainte, les Savoyards du XIX

e

siècle ont bravé

l'obstacle avec un certain courage généralement méconnu.

1 Cf. Jacques Fodéré, Narration historique, et topographique des convens de l'Ordre S. François, et

monastères S. Claire, érigez en la province anciennement appellée de Bourgongne, à présent de S.

Bonaventure, Lyon, Rigaud, 1619, p. 926-930.