Chapitre III. Littérature savoisienne du XIXe siècle : patriotisme et mythologie
III.3. Héros et prophètes
3.1. Glorification des papes
Dans Du Pape (1819), Joseph de Maistre, à contre-courant des Lumières, ose faire l'éloge des
papes comme princes temporels : « considérés même comme simples souverains, les Papes sont
encore remarquables sous ce point de vue », dit-il
1. Il les loue de n'avoir jamais cherché à étendre
le territoire de leurs États, et de n'en avoir acquis que par des dons de princes - « Pépin,
Charlemagne, Louis, Lothaire, Henri, Otton, la comtesse Mathilde »
2. Il qualifie cet « État
temporel » de « précieux pour le christianisme » et assure que seule « la force des choses l'avait
commencée », une « opération cachée » qui « est un des spectacles les plus curieux de
l'histoire ». Le caractère occulte et mystérieux crée l'idée du miracle ; c'est la façon ordinaire qu'a
Maistre de s'exprimer lorsqu'il évoque l'intervention divine. Il le confirme en disant cette
souveraineté des papes plus « justifiable » que toutes les autres, parce qu'elle est « comme la loi
divine, justificata in semetipsâ ». Elle a été créée directement par la divinité, elle participe d'elle, et
« une loi invisible élevait le siège de Rome »
3.
Le discours est le même que pour la France, et c'est là une grande idée de Maistre, que les
souverainetés, surtout si elles sont chrétiennes, émanent d'une providence inconnue. Mais cela ne
ferait pas des papes des héros, s'ils n'étaient que des instruments inconscients. Pour Maistre, leur
valeur d'outils fidèles à Dieu était corollaire de « je ne sais quelle atmosphère de grandeur » qui
les avait environnés dès l'origine, « sans aucune cause humaine assignable ». Ils cristallisaient
aux yeux des hommes la divinité, et la manière qu'a l'écrivain de s'effacer, en renvoyant à un « je
ne sais quoi », si elle semble fuir le sensationnel de la fable antique, ne doit pas être mal
interprétée : cette dette au style classique n'empêche pas l'évocation de Dieu, qu'une délicatesse
toute racinienne maintient à peine au sein d'un feu intérieur brûlant ! La tension créée personnalise
en profondeur l'idée qui n'est pas dite, et autour de laquelle l'écrivain tourne, pour mieux en
renforcer la grandeur. Il agace subtilement un lecteur qui sait ce qu'il veut dire, et qui voudrait, au
fond, qu'il le dise – quoiqu'il n'en fasse rien.
Une « je ne sais quelle splendeur extraordinaire partait du trône de St Pierre »
4, influant sur l'esprit
du Pape, donnant à son gouvernement une grâce sublime. Il faisait pièce aux empereurs, qui « ne
pouvaient tenir à côté de lui »
5. C'est à cause de cela, de la « main cachée » agissant au profit du
Pape, que Constantin lui « céda Rome ». La « donation » de la Ville laissa hors de ses murs tous
les rois germaniques, le Pape imposant un respect sacré aux hommes
6. Il devint alors, « au milieu
de ces grandes calamités », le « refuge unique des malheureux ». Protégeant le peuple du chaos,
il était un phare dans la nuit. Lorsque le Pape fit appel aux Francs contre les barbares, il en émana
le Saint-Empire romain germanique
7: c'est un créateur d'États.
Maistre ne veut pas faire des évêques de Rome des héros de guerre au sens où ils seraient de
grands conquérants ; leur grandeur, tout au contraire, est de n'avoir jamais fait la guerre sans
chercher immédiatement à pardonner à l'ennemi : il cite les sièges que Jules II fit à la Mirandole et
à Bologne
8. Trait unique, dit-il, et qu'on ne trouve pas chez les princes laïques : les papes ont
constamment montré, dans leurs batailles, « plus d'humanité »
9. Et puis ils ont œuvré à la liberté
1 Joseph de Maistre, Du Pape, Genève, Droz, 1966, p. 145.
2 Ibid., p. 146.
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 147.
6 Ibid., p. 148.
7 Ibid., p. 152.
8 Ibid., p. 155.
9 Ibid., p. 156.
de l'Italie, la protégeant des « Allemands », et Maistre lie à cette lutte une « apothéose
universelle » ainsi qu'une « immortelle gloire, due aux papes comme princes temporels, pour avoir
travaillé sans relâche à l'affranchissement de leur patrie »
1: ce sont eux, les champions de
l'émancipation du peuple que les républicains fantasment ! Ayant « usé sagement et justement de
leur autorité », ils sont devenus « les législateurs de l'Europe »
2, ses nouveaux Numa, ses
nouveaux Solon : là encore, ils disposaient du pouvoir de création des États, des peuples.
C'est qu'ils n'étaient pas des instruments involontaires de la Providence, comme l'étaient les
révolutionnaires
3; eux étaient éclairés, et il existait une « opinion universelle qui avait fait du Pape
un être plus qu'humain, dont le pouvoir purement spirituel faisait tout plier devant lui »
4. Ce sont
des mages : l'expression renvoyant à la surhumanité en dit long. Or, elle relève du miracle : « il
faut être absolument aveugle pour ne pas voir que l'établissement d'une telle puissance était
nécessairement impossible ou divin ». La surprise de l'alternative, qui ne laisse pas de choix réel,
fait surgir l'idée du merveilleux : puisque la papauté, dans les faits, a bien existé, elle a relevé de
l'humainement impossible, c'est à dire de Dieu. L'image de l'aveugle est faite pour la présenter
comme une évidence, comme un fait incontestable. Maistre réitère bientôt ce défi à la raison en
affirmant que « le doute même n'est pas permis » que, « sur le trône qu'ils ont occupé », il y ait eu
« plus de sagesse, plus de science et plus de vertu que sur tout autre »
5. Les qualités célestes se
trouvaient par nature dans le siège de l'évêché romain, et la comparaison avec les États laïques,
le hissant au-dessus, le met dans une lumière éclatante.
Maistre confond presque le Pape avec la divinité même quand il le nomme « le grand Demiurge
6de la civilisation universelle » : c'est par lui, dit-il, qu'est venue « l'extinction de la servitude »
7. Il est
le libérateur des esclaves et des femmes, comme le christianisme tout entier
8. Redisant son idée
forte, il peut conclure : « il reste démontré que les Papes furent les instituteurs, les tuteurs, les
sauveurs et les véritables génies constituants de l'Europe ». En tant que « génies », ils
appartiennent à un ordre surnaturel, tout en étant incarnés. En quelque sorte, le Pape est un
mythe vivant : une personne sacrée parce qu'elle donne à voir la puissance divine. Pour Maistre, il
est un héros, en lien avec la divinité, bien avant les rois.
Les Savoyards qui suivront, avons-nous dit, préféreront glorifier les princes de Savoie. Mais la
leçon de Joseph de Maistre était connue. Elle fut même reprise à la fin du poème du Comte Vert,
d'Antoine Jacquemoud : l'avant-dernier chant, quittant le peuple savoisien et son noble guide, fait
écho aux louanges de Du Pape adressées à l'Église catholique et au Saint-Siège, signe que
l'écrivain restait bien conscient qu'au-dessus du comte de Savoie l'évêque de Rome continuait à
prévaloir, parce qu'il recevait le premier l'Esprit-Saint, avant de le refléter sur les princes.
Jacquemoud évoque les âmes qui ont pensé pouvoir assister à l'anéantissement de l'Église
romaine
9- en vain. La Rome papale est en effet la « princesse des esprits », et, prophétique, sa
« bouche dispense / Les paroles de flamme à toute âme qui pense »
10. Ainsi personnifiée, elle
apparaît comme une entité distincte des papes, qui ne font que l'incarner. Ce génie catholique
1 Ibid., p. 176.
2 Ibid., p. 185.
3 Voir Joseph de Maistre, Considérations sur la France, Bruxelles, Complexe, 1988, p. 18-19.
4 Joseph de Maistre, Du Pape, Genève, Droz, 1966, p. 185.
5 Ibid., p. 188.
6 Titre « quasi-maçonnique » selon Gilbert Durand (cf. La Sortie du XX
esiècle, Paris, CNRS Éditions, 2010,
p. 681).
7 Ibid., p. 231.
8 Ibid., p. 234-236.
9 Antoine Jacquemoud, Le Comte Vert de Savoie, Paris, Prudhomme et Blanchet, 1844, p. 307.
10 Ibid., p. 308.
existe par-delà le monde sensible, et, puisque Maistre parlait d'une « main invisible »,
Jacquemoud s'empresse de s'écrier : « il n'est pas fait de chair, le bras / Qui te gouverne, ô toi qui
jamais ne sombras ! »
1. Il s'adresse à l'Église, à la mode poétique antique, mais elle renvoie à
l'ensemble du clergé, y compris son chef.
Elle est encore comparée à un « phare » placé à la « cime » d'une « tour » qui jette « un regard
bienveillant sur le flot » ennemi
2: à la métaphore s'ajoute l'humanisation, par l'allusion à la
compassion. Cet œil est même lumineux, et éblouit « le flot tout honteux de sa nuit » : il vainc
l'assaillant par le sentiment de la honte. Quoique classique, l'image est belle, et mythologique par
essence. À travers le Saint-Siège, qui en est béni et immortalisé, brille la lumière divine. Non
seulement Dieu le gouverne, mais évidemment il l'a créé, puisque ce « que n'a pas fait l'homme, il
ne peut l'effacer »
3. Et de s'exclamer : « Ah ! c'est que l'ouvrier qui fonda ta demeure / N'était pas,
lui, de ceux qui fondent pour une heure ! / Sa main contre le temps et nous te prémunit »
4. Le
fondateur continue à vivre et à veiller sur l'institution, la rendant impossible à abattre. L'image de
l'ouvrier se veut concrète, mais elle rejoint l'idée de Joseph de Maistre. Plus originale est peut-être
celle contenue dans ce contre-rejet : « Eternel, / Ton front s'appuie à l'arc le plus profond du ciel ».
L'idée que l'institution puisse avoir un front touchant au firmament est étonnante.
On aurait pu, sans doute, placer cela dans le chapitre sur les personnifications : les papes ne sont
ici des héros qu'indirectement, n'étant pas nommés. Mais on peut aussi rapporter le « phare », la
« cime » et le « front » au chef même de l'Église, puisqu'il s'agit bien de l'éloge de la Rome
chrétienne. Il est nécessaire que le pape rayonne de ces feux attribués à l'institution qu'il dirige et
représente, qu'il soit imprégné de leur vertu. Ici, aucun homme en particulier n'est nommé : la
bénédiction est globale, et plus théorique que chez Maistre ; mais les principes sont identiques.
À l'origine de toute souveraineté chrétienne, les Savoyards ont placé la papauté, qu'ils ont rendue
fondatrice et habitée de Dieu. On ne trouvera que peu d'allusions, avant 1860, à des héros païens,
antérieurs à l'évêché de saint Pierre : il faudra attendre, pour cela, la dissolution du duché de
Savoie. Comme celui-ci défendait une conception chrétienne classique, on a pu avoir le sentiment
que ses écrivains ne s'impliquaient guère, qu'ils se soumettaient à l'idéologie dominante. Ne
proposant pas d'alternative, ne se rebellant pas, demeurant persuadés que la catholicité était
l'essence du corps social, ils ont pu paraître manquer de hardiesse. Même les catholiques français
ne montraient pas une telle soumission au pape - n'étaient pas aussi ultramontains.
Est-ce l'influence de l'Italie ? La Savoie en était-elle une version francophone ? Quand Du Pape fut
publié, Maistre vivait bien à Turin. On sait avec quelle vigueur il s'en est pris au gallicanisme. Se
sentait-il si peu gaulois ? La soumission des Savoyards au Pape pouvait sembler d'autant plus
extérieure à soi que les Français assimilaient volontiers leur identité à la nation, plus qu'à la
religion. Celle-ci n'était qu'une partie de la tradition locale ; pas une fin en soi. De l'extérieur, une
idéologie dominante à laquelle on ne participe pas aisément semble être adoptée avec trop peu
d'implication individuelle. À l'époque où Philippe Paillard écrivait, bien longtemps après le
rattachement de la Savoie à la France, les intellectuels savoyards tendaient à adopter le point de
vue français, et n'avaient plus guère de particularismes. Mais à une époque plus ancienne,
l'inscription du Duché dans la catholicité avait bien été une marque identitaire, reflétait bien une
personnalité collective à laquelle les sujets du roi de Sardaigne s'assimilaient. Les figures de
Maistre, puis de Jacquemoud ne laissent pas d'en témoigner.
1 Ibid., p. 310.
2 Ibid., p. 311.
3 Ibid., p. 313.
4 Ibid.
Dans le document
Romantisme et mythologie dans la littérature savoisienne. De Xavier de Maistre à Maurice Dantand (1794-1914)
(Page 131-134)