• Aucun résultat trouvé

Chapitre III. Littérature savoisienne du XIXe siècle : patriotisme et mythologie

III.4. Le monde des êtres divins

4.2. Mythologies savantes

Pierre Albouy, dans son livre sur les mythologies dans la littérature française

1

, avouait avoir

essentiellement étudié les cas où les mythes repris par les auteurs étaient ceux de la tradition

savante

2

. Il regrettait presque avoir négligé ce qui reste des Gaulois, ce qu'on trouve chez

Rabelais et d'autres. Pourtant, il a une réflexion remarquable, à cet égard, sur Ronsard, dont il

montre que ses nymphes avaient une vitalité forte parce qu'en réalité elles étaient assimilées aux

fées de la tradition locale

3

: cela leur permettait d'être ressenties en profondeur par le poète, et de

ne pas rester des êtres de papier, de simples noms importés artificiellement de textes caducs. Il

devient surprenant, ainsi, que la mythologie populaire ait été écartée de l'ouvrage : c'était se

condamner, peut-être, à n'explorer que des mythologies de pure forme, comme incrustées de

l'extérieur par des auteurs trop savants. Il n'est pas étonnant que Pierre Albouy ait constaté que le

merveilleux chrétien, en France, n'avait pas fonctionné : « c'est la théorie », disait-il, « la querelle

du merveilleux chrétien, qui présente quelque intérêt, car les épopées chrétiennes où il en est fait

usage méritent le discrédit où elles sont vite tombées »

4

. Si le merveilleux vient toujours de la Bible

ou de l'érudition classique, on pressent que le risque de nullité émotionnelle sera grand. Pour qu'il

en soit autrement, il vaut sans doute mieux qu'il s'inscrive dans une tradition locale, comme nous

pensons l'avoir montré dans le chapitre précédent. Mistral, évoquant les saintes Maries de la Mer

5

,

en était conscient. L'ambition de Pierre Albouy, de voir dans quelle mesure les écrivains étaient

parvenus à s'approprier les mythologies antiques jusqu'à les rendre personnelles et intimes, est

celle qui doit être la nôtre à présent. Ce qu'il affirme judicieusement de Ronsard peut servir de fil.

Joseph de Maistre créa-t-il un tableau de pure forme, lorsqu'il évoqua le temps des géants ? Selon

Marc Froidefont, il parlait très sérieusement de ces surhommes que la Bible mentionne à l'aube

des temps, et il leur attribuait une place logique dans l'évolution historique dégénérative. Maistre

évoque - bénéficiant de « conditions naturelles bien meilleures qu'aujourd'hui » - ces hommes qui,

« plus forts, plus actifs, plus riches de passions mais plus enclins à la démesure, voire à la folie »,

vivaient avant le Déluge

6

. Doués d'une longévité exceptionnelle ils ont commis des crimes atroces,

« au-delà de ce qui était imaginable », à la mesure de leur « plus grande force », et qui ne sont

« plus possibles »

7

parce que dépendant de « connaissances infiniment au-dessus de celles que

nous possédons »

8

. Maistre, rechignant au merveilleux, préférant l'allusion classique à la peinture

romantique, ne dit pas ce qu'étaient ces crimes ; cela les rend-il moins impressionnants ?

L'imagination du lecteur se déploie dans le mystère qu'il laisse, et peut amener plus d'angoisse

-de terreur, même - qu'une -description qui ramènerait la chose en deçà de l'indicible.

Il y aurait de l'impiété à entrer dans de tels détails, insinue-t-il également

9

: il suggère une horreur

que ne supporterait pas le langage. La manière annonce un Lovecraft.

Toutefois, lorsqu'il s'agit de la science supérieure des anciens hommes, il veut bien livrer quelques

pistes. Elle n'était pas faite d'un intellect plus développé, mais de « communications divines »

10

:

1 Pierre Albouy, Mythes et mythologies dans la littérature française, Paris, Armand Colin, 1969.

2 Ibid., p. 289.

3 Ibid., p. 30.

4 Ibid., p. 39.

5 Frédéric Mistral, Mireille, Paris, Garnier-Flammarion, 1978, p. 376-377 : le poète (chant X) décrit les « trois

Maries lumineuses » qui descendent « du ciel ». Suit le récit des légendes locales, le lien entre l'Évangile et

la Provence.

6 Marc Froidefont, Théologie de Joseph de Maistre, Paris, Garnier, 2010, p. 191-193.

7 Ibid., p. 199.

8 Ibid., p. 223.

9 Ibid., p. 209.

10 Ibid., p. 223.

l'on était alors « plus près des causes »

1

- c'est à dire de la source céleste des phénomènes

extérieurs. Les hommes de ce temps étaient spontanément plus imprégnés de divinité. Ils étaient

tous à la mesure des héros ou des prophètes des époques postérieures. Les connaissances

avaient en elles « quelque chose d'aérien et de surnaturel »

2

.

Leurs langues le reflétaient, puisqu'elles étaient issues directement et immédiatement de « la

langue originelle » qui « donne les vrais noms aux choses »

3

. Ces « vrais noms » en saisissent

l'essence spirituelle et rendent les « mots justes », permettant précisément les « plus hautes

connaissances »

4

. Ces allusions évanescentes, inquiétantes, ténébreuses, et en même temps

grandioses, rabaissant l'homme contemporain, sont de la mythologie au sens le plus pur, quoique

filtrées par la bienséance classique et catholique, comme presque toujours chez l'auteur des

Soirées de Saint-Pétersbourg. Elles traçaient un tableau imprécis, mais tendu de potentialités,

dans lequel le romantisme pourrait tracer des lignes plus explicites, plus imaginatives, heureuses

ou non. Les crimes horribles dont parle Joseph de Maistre semblent reflétés dans ceux que peint

La Chute d'un ange de Lamartine. Le public n'a pas suivi, cette épouvante l'a révulsé. Mais ce

passé traversé d'êtres plus près du ciel devait aussi inspirer nos Savoisiens, et les convaincre que

leurs pensées mythologiques avaient un fondement. En soi, elles suffisent, à elles seules, à

montrer de quelle façon, sans entrer franchement dans un fabuleux jugé impie et déréglé, le

discours apparemment conforme à la doctrine catholique pouvait laisser affleurer le mythologique

et en rien ne le contredire, s'il était maintenu dans des limites doctrinales.

Celles-ci étaient-elles faites pour empêcher l'inspiration personnelle ? Lorsque Maistre parle de

Voltaire avec plus de « virulence » que d'ordinaire

5

pour l'assimiler aux « damnés de Dante »

6

,

c'est à dire tracer en profondeur de son portrait une figure mythologique explicite, il semble bien

s'exprimer, au contraire, avec d'autant plus de force intime qu'il pense discourir en défenseur de la

foi. Le passage des Soirées de Saint-Pétersbourg qui peint le philosophe de Ferney comme un

suppôt de Satan a surpris ; mais, loin d'apparaître comme une bizarrerie, il semble bien être

révélateur du style et de la pensée de l'écrivain : il manifeste un « pic argumentatif »

7

.

Sous sa plume, son éternel rire devient un « rictus épouvantable » ou une « grimace », et

« l'anathème divin fut écrit sur son visage »

8

; c'est un maudit comparable à ceux des contes

populaires. Il commet un pacte avec le diable en livrant « son imagination à l'enthousiasme de

l'enfer qui lui prête toutes ses forces pour le traîner aux limites du mal »

9

: par là s'explique son

talent, ou son succès. Il entretient même des rapports avec la sorcellerie, et, mage noir, « il invente

des prodiges, des monstres qui font pâlir »

10

. C'est assez clair : Maistre pensait réellement que,

figure de l'Antéchrist

11

, Voltaire s'était voué au démon, lui avait servi de héraut, et avait tiré de lui

ses dons. Il n'hésite pas à introduire le diable dans l'histoire, et, qui plus est, dans l'histoire

littéraire. Lui d'habitude si retenu, si ambigu sur ce qu'il entrevoyait des rapports entre le monde

connu et celui des esprits, si inquiet d'être assimilé à un simple disciple de Louis-Claude de

Saint-1 Ibid., p. 222.

2 Ibid., p. 229.

3 Ibid., p. 234.

4 Ibid., p. 237.

5 Cf. Dominique Lagorgette, « « C'est la faute à Voltaire » : la rhétorique de l'invective dans le Quatrième

Entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg », in Autour de Joseph et Xavier de Maistre. Mélanges pour

Jean-Louis Darcel, Chambéry, Presses de l’Université de Savoie, 2007, p. 154.

6 Ibid., p. 149.

7 Ibid., p. 155.

8 Ibid., p. 144.

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Ibid., p. 150.

Martin, il se sent justifié d'être soudain plus sincère, lorsqu'il s'agit d'abattre l'emblème de la

philosophie qu'il honnit. Il assimile son sentiment à une « colère rationnelle qui s'accorde fort bien

avec la sagesse ; l'Esprit Saint lui-même l'a déclarée formellement exempte de péché »

1

. Loin de

là, c'est même une vertu, qui relève de la prophétie : il s'agit d'une « rage sainte qui n'a pas de

nom »

2

, et, de ce fait, dit le vrai au-delà des convenances. Cette vérité mythique, éclairant les faits

depuis l'autre monde, est aussi celle dont s'imprégnait en profondeur l'âme de Joseph de Maistre :

c'est celle qui lui tenait à cœur, dans laquelle il se retrouvait intimement.

Les figures tirées de l'Apocalypse ou de Dante, loin d'être artificielles et convenues, livrent une

sensibilité d'ordinaire bloquée dans le tissu de liens purement matériels - d'un raisonnable qui, lui,

est de convention. Le réalisme est aussi une affaire de bienséance : pas de sincérité. La rigidité

doctrinale de la religion dont Maistre tire ses images elle-même n'est pas une gêne : non

seulement elle peut simplement s'accorder avec les convictions personnelles du philosophe, mais

elle peut, aussi, servir de fil permettant à la « rage sainte » de s'exprimer, à la Furie de se

manifester en mots accessibles à la raison, et d'être contenue dans les limites de la « sagesse ».

En d'autres termes, « frein » salutaire qui a précisément manqué à Voltaire - « abandonné de

Dieu » et s'exprimant depuis le « fond de son néant »

3

-, la rigueur doctrinale est l'appui dont le moi

profond a besoin pour affleurer à la surface : elle n'impose pas une rhétorique vide et désuète,

mais remplit l'âme de figures pleines de la divinité.

Pourtant, c'est bien le vide des figures de convention que Louis Terreaux reprocha au Comte Vert

de Savoie d'Antoine Jacquemoud, lorsqu'il qualifia ses (nombreuses) allégories d'« artificielles »

4

.

Même s'il admettait chez l'auteur une grande facilité de versification, il a contesté la « valeur

littéraire » de ses images

5

. Les allégories de Victor Hugo sont-elles toujours convaincantes ? Cela

serait à étudier de près. Mais on ne prouverait rien sur Jacquemoud en rabaissant Hugo. Il faut

surtout scruter ces allégories et tâcher d'en montrer la valeur, au-delà des critiques.

Elles s'emploient, en premier lieu, à donner une personnalité aux villes et pays. Les Français, à la

veille de combattre les Anglais à Crécy, invoquent « Lutèce » et la supplient à travers ses saints

patrons pour qu'elle les protège de l'ennemi

6

. Le poète évoque en particulier la rencontre, « dans

les hauteurs des cieux », de deux saints protecteurs de peuples alliés : saint Maurice, gardien de

la Savoie, conduisait « nos soldats pour l'assaut de Crécy », et sainte Geneviève, qui « voyant le

bras que pour sa cause il lève », répand, sur « l'illustre martyr », « l'ineffable douceur » de son

sourire

7

. Le sens en est clair, l'image, peut-être, stéréotypée ; mais la discrète sensualité du

sourire de Geneviève, l'adjectif aidant, a son charme, et crée une idée qu'on parvient à se

représenter : les saints souriant dans le ciel participent de la poésie.

D'ailleurs, Joseph de Maistre n'avait-il pas, dans les dernières pages de son Du Pape, évoqué

glorieusement les saints de l'empyrée, dans une vision qui faisait d'eux les nouveaux dieux ?

« Pierre, avec ses clefs expressives », remplaçait le « vieux Janus » ; « l'humble François »

supplantait « le dieu de l'iniquité, Plutus » ; le « miraculeux Xavier », parce qu'il avait

« réellement » conquis l'Inde, prenait la place de Bacchus ; « l'homicide Mars » et la « vindicative

Junon » cédaient leurs sièges symboliques à « Jean de Dieu, Jean de Matha, Vincent de Paul »,

1 Ibid., p. 146.

2 Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg I, Paris, Garnier, 1922, p. 192.

3 Cf. le passage cité par Dominique Lagorgette, « « C'est la faute à Voltaire » », p. 150.

4 Louis Terreaux (dir.), Histoire de la littérature savoyarde, Académie de Savoie, Documents, deuxième

série, tome 2, 2010, La Fontaine de Siloé, Montmélian, 2011, p. 682.

5 Ibid., p. 683.

6 Antoine Jacquemoud, Le Comte Vert de Savoie, Paris, Prudhomme et Blanchet, 1844, p. 37-38.

7 Ibid., p. 39-40.

et la « Vierge immaculée » montait « sur l'autel de Vénus pandémique » ; enfin venait « le Christ »,

avec ses « évangélistes », ses « apôtres », ses « docteurs », ses « martyrs » et ses

« confesseurs », inondant le « Panthéon » de sa « majesté » : « spectacle merveilleux, digne de

celui qui nous l'a préparé et fait seulement pour ceux qui savent le contempler ! »

1

, s'écriait-il.

Jacquemoud ne faisait que prolonger et appliquer le principe établi par son illustre prédécesseur :

la vision des saints du ciel n'était pas artificielle, mais réservée aux initiés, et inspirée par une foi

sincère et profonde, un subtil mélange de sens moral et d'imagination fabuleuse. Il s'agissait de

renouveler la vieille mythologie en la moralisant : le poète savoisien eût eu tort de ne pas le tenter.

Parfois Jacquemoud anime les emblèmes nationaux, d'une façon encore assez classique, comme

lorsqu'il évoque « le vol abaissé » de « l'aigle de Germanie » qui « traînait l'aile » parce que « la

flèche de Tell / Venait de lui porter le premier coup mortel »

2

. La métaphore est suffisamment filée

pour qu'on imagine nettement un aigle blessé ; sans constituer un mythe à proprement parler, elle

en est comme un début. Les figures de William Blake s'appuyaient fréquemment aussi sur les

animaux symboliques représentant les États

3

.

Les allégories à la mode antique sont également présentes : la Victoire, dit-il, a « une lèvre de

fer »

4

. L'Émeute porte un poignard et une torche ; sortant de son antre « au jour tombant », elle est

contenue dans un « nuage fatal » et son pied est « excité / Par la voix des tribuns »

5

. De nouveau,

l'image est tissée de façon expressive. Cependant, ces êtres abstraits ne sont pas humanisés

comme ils l'étaient dans la poésie antique, et ils renvoient trop aisément à l'idée qu'ils

représentent : leur action est limitée, et Jacquemoud se contente de brefs portraits. Assurément,

cela semble donner raison à Louis Terreaux : il ne s'agit essentiellement que de rhétorique,

d'ornements artificiels.

Lorsque l'allégorie se christianise, néanmoins, on perçoit davantage de foi, de ferveur, et la vision

s'anime. Lorsque, à Sion, les émeutiers s'arrêtent au seuil de la maison de l'évêque, c'est parce

qu'ils ont une vision : « Comme si tout à coup, illuminant son aile, / De ce seuil jusqu'alors

mystique sentinelle, / L'Ange de paix, debout au portail investi, / De son ombre, aux regards

visible, était sorti »

6

. L'action étrange et énigmatique de cet ange a quelque chose de saisissant.

Qu'il s'agisse d'une allégorie est rappelé par le complément de nom relatif à la « paix », et l'on peut

interpréter la scène comme étant le moment où les rebelles se souviennent du bien qu'a pu faire

l'évêque, de sa douceur bienveillante. En effet, le poète affirme que cet être céleste était

accompagné (de nouveau « comme des visions »), des « saintes actions » du « pasteur-roi » : les

« aumônes », les « charités » - c'est à dire le souvenir vivace de ce qui a été effectué par le

gardien du lieu. Cependant, l'expression « mystique sentinelle » est belle, et l'aile qui s'illumine au

seuil obscur frappe le cœur avec une certaine force. L'esprit ici surgit dans un cadre précis, à un

moment clair, et a une influence directe sur les êtres humains. Il en acquiert une substance qui

crée l'émotion.

Un autre esprit céleste, dans le poème, frappe par sa faculté de présence. Jacquemoud, d'une

manière qu'eût désavouée Chateaubriand, qui ne voulait pas qu'on fasse habiter la nature d'esprits

à visage humain

7

, affirme que, dans les Alpes, « en son palais de météore, habite / L'ange de la

1 Joseph de Maistre, Du Pape, Genève, Droz, 1966, p. 362-363.

2 Antoine Jacquemoud, Le Comte Vert, p. 70.

3 Voir à cet égard William Blake, Le Mariage du Ciel et de l'Enfer et autres poèmes, Paris, Gallimard, 2013,

p. 232 : « I see a serpent in Canada, who courts me to love ; / In Mexico an Eagle, and a Lion in Peru ; / I

see a Whale in the South-sea, drinking my soul away ».

4 Antoine Jacquemoud, Le Comte Vert,p. 168.

5 Ibid., p. 79-80.

6 Ibid., p. 80.

tempête »

1

: cette force commandant aux éléments serait païenne, si le poète ne rappelait le

dogme chrétien, selon lequel « le Tout-Puissant » a « commis ses fléaux » aux esprits des

éléments. C'est selon ses ordres que, « ministre obéissant », celui-là « lance » sur la « frêle tête »

des hommes, « la foudre, les éclairs, le vent, l'onde et la grêle » : en somme, ce que les anciens

disaient venir de Jupiter. Ce dernier, toutefois, agissait selon ses caprices au moins autant que

selon les voies de la destinée ; l'ange, naturellement, ne fait que suivre le « mot de Dieu »,

œuvrant dans le sens moral qui est son essence. D'un côté, cela le mécanise, puisque, sans

passion, il n'agit que selon des ordres supérieurs, tel un serviteur soumis et fidèle ; de l'autre, il

reste singulier d'avoir osé donner un palais, même de « météore », à cet être, et de le situer dans

les montagnes de Savoie. Il s'agit bien d'une personne, aussi effacée soit-elle sous la volonté de

son maître. Il y a ici comme le frémissement d'une vraie mythologie chrétienne, le début d'un

merveilleux qui lie réellement la divinité aux éléments et à l'histoire.

Le plus curieux est que Jacquemoud peint jusqu'à l'action de Dieu, toujours en relation avec les

montagnes. Il énonce que le « haut mont » est animé de l'intérieur vers le ciel, qu'il a comme une

âme que la divinité éveille, et entretient avec elle un dialogue inaudible à l'homme

2

. On n'est cette

fois pas loin de la mythologie tibétaine qui fait de certaines montagnes des déesses liées aux

esprits célestes et aidant les hommes à vivre parmi eux

3

. Jacquemoud compare le monde à un

immense temple et ses sommets à des « autels »

4

qui, restés purs, à l'abri des esprits mauvais,

des « dieux d'en bas »

5

, reçoivent « chaque soir » la visite de Dieu, et en tirent une immense

jubilation

6

. Que les esprits diaboliques soient assimilés à des dieux inférieurs occupant les vallées

ne dit pas seulement l'extrême patriotisme de l'auteur ; il montre que, en profondeur, il liait,

quoique sans le dire, les anges aux dieux, et pensait possible de créer une mythologie nouvelle

d'esprit chrétien. Sa personnification de Dieu le Père en fait un être sentimental admirateur du

paysage alpin, non une entité abstraite et générale, impénétrable, et cela encore peut rappeler

Jupiter visitant les hommes, quoique ce soit fréquemment pour des motifs moins purs. Le regard

sur les montagnes n'en est pas moins physique : il dépend de ce qui, chez les hommes, émane

des sens. Ainsi se justifie la présence d'un ange dans les éléments : Dieu lui-même n'est pas

dégagé du monde qu'il a créé ; il le visite comme une maison sainte. Il refuse, certes, d'aller où

sont les mauvais dieux : dans les plaines. Mais en Savoie, sur ses sommets, il peut encore se

rendre, les imprégnant de sa nature. On comprend qu'il soit légitime de glorifier le plus célèbre de

ses princes : Amédée VI, recevant, peut-être, comme chez Veyrat, ses clartés du mont-Blanc, était

plus digne qu'aucun autre de donner lieu à une épopée.

La glorification nationale par les montagnes seules visitées de Dieu trouve encore un singulier

écho à la fin du poème, quand Jacquemoud assure à Charles-Albert que les « fils de la

montagne », les Savoyards, « n'obéissent pas / À l'appel d'un signal apparaissant d'en bas »

7

. La

France figure une terre maudite ; ce qui rend les Savoisiens fidèles, c'est la vision des sommets,

où « chaque soir » passe Dieu. Ce que la montagne manifeste tous les soirs, c'est la lumière du

soleil couchant ; la suggestion d'un culte rendu à un être habitant le ciel, voire les astres, est

puissante : chez Jacquemoud, la divinité n'est pas seulement une idée pure, mais un être

personnel. On ne peut pas rejeter en bloc ses visions, comme l'a fait Louis Terreaux : certaines

1 Antoine Jacquemoud, Le Comte Vert, p. 144.

2 Ibid.

3 Thème récurrent dans les Cent Mille Chants de Milarépa (voir : Milarépa, Les Cent Mille Chants, Paris,