• Aucun résultat trouvé

LE VESTIGE: UNE DISPARITION À L’ARRÊT

III- MNÉMOSIQUES : VISIBILITÉ DU DISPARU

3.3. LE VESTIGE: UNE DISPARITION À L’ARRÊT

UNE DISPARTITION

À L’ARRÊT

C’est une tour Eiffel sous un dôme de verre où un simulacre de neige virevolte

doucement. C’est une breloque, qui a tout de l’hideux, et qui pourtant nous est cher. C’est un arbre en fil de fer fait par un enfant, peut-être un frère. Dans nos armoires, sur nos étagères s’entassent des objets sans la moindre qualité. Ni beau ni utile, juste là, offert à la poussière. Si nous ne pouvons pas nous en débarrasser c’est qu’en leur sein réside l’essentiel. L’objet au fil des ans est devenu la preuve d’une réalité perdue.

Christian Boltanski est sans doute l’un des artistes contemporains qui a, avec le plus d’acuité, exploité la charge émotionnelle de l’objet. Démarche étonnante que celle de cet artiste qui plutôt que de créer, exploite ce déjà-là qui parfois nous encombre. « Rapporter l’invention à l’inventaire »18 tel semble être la ligne de cette

démarche. Une pratique où la mémoire inextricablement se lie à la fiction : théâtre fantoche où le souvenir s’anime. Boltanski est un raconteur d’histoire.

18 P Ardenne, Art, Art, l’âge contemporain : une histoire des arts plastiques à la fin du XXème siècle, Ed. Les Editions du regard, Italie, 1997, p.295

III. MNÉMOSIQUES :

VISIBILITÉS DU DISPARU

Ce sont des histoires « d’entre-deux » : entre l’anecdote et la légende, entre lui et nous, elles sont d’autant plus fictives qu’elles sont vraies, d’autant plus vraies qu’il les a inventées. 19

Ses œuvres parlent. Elles parlent de l’intime, mais d’un intime qui nous concerne tous. Se jouant du banal, elles invoquent l’universel. L’artiste par l’objet œuvre la mémoire, nous donnant à voir des reconstitutions de vies. Avec Recherche et présentation de tout ce qu’il

reste de mon enfance (1969) Boltanski retrace une enfance, la sienne, ou plutôt qui pourrait

être la sienne. Entre documents et photographies, il propose des indices, où se mêlent vérité et fiction, nous laissant le soin de reconstruire cette enfance, et par là même de nous y projeter. Car l’autofiction dans laquelle Boltanski nous convie, n’a rien d’extraordinaire, bien au contraire, le livre présente les traces d’une enfance banale et qui pourtant résonne. Dans les objets prétendument retrouvés des Vitrines de référence, il se livre à l’inventaire de son enfance. « L’artiste alors campe son œuvre entre le tragique, qu’introduit le sentiment inéluctable de l’oubli programmé, et l’absurde que manifeste cette récolte dérisoire contre le temps. »20 Tragédie du temps à l’œuvre, tragédie du

temps dans l’œuvre. L’objet anodin devient alors relique. Ce qui nous touche ce n’est pas tant la qualité propre de ces objets que ce qu’ils nous rappellent de ce que nous avons perdu. La perte œuvre à plein.

19 Catherine Grenier, La revanche des émotions, essai sur l’art contemporain, coll. Fiction & Cie, Ed. Seuil, Condé-sur-Noireau, 2008, p.89

De même dans Inventaire des objets ayant

appartenu à une femme de Bois-Colombe (1974)

ou Les Habits de François C. (1972) on retrouve ce principe de collecte. Dans une absence de sélection, les objets se succèdent sous nos yeux, hétéroclite ils n’ont que la banalité pour point commun. La scénographie reprend les codes du musée ethnologique. Froidement exposé sous des vitrines, des objets se retrouvent coupés de leurs dimensions familières. Cette froideur apparente, bien loin d’atténuer la force émotive, ne fait que la révéler de plus belle. Face à ces objets vestiges un sentiment d’inquiétante étrangeté

page de gauche Christian Boltanski Vitrines de Référence 1970 page de droite Christian Boltanski

Les Habits de François C.

nous envahit. Car la vie n’est plus ici, seul des restes dans lesquels s’entrevoit la vie d’un inconnu, disparu à jamais. Dans des objets insignifiants transparait le destin de tout être. Dans ces deux œuvres le titre travail de cette mise en abîme de la disparition. Une femme se retrouve identifiée à son lieu de résidence, un homme, lui, qui bien que conservant son prénom se voit réduit à l’initial de son nom. Ce sont des traces d’anonymes. Des anonymes que nous ne connaissons pas et dont, au fond, nous ignorons tout si ce n’est les traces infinitésimales que sont ces objets. Et c’est sans doute par cette confrontation, cette collision du banal et de l’anonyme que l’œuvre accueille aussi bien nos propres projections.

Christian Boltanski

Inventaire des objets ayant appartenu à une vieille dame de Baden-Baden

En droite ligne duchampienne mais dans une perspective diamétralement inverse, Boltanski s’empare d’objets quelconques, déchargés de toute qualité particulière sinon celle que va lui conférer le spectateur. Des objets, dont le contenu allusif, de manière immanquable, travaille le souvenir. Qui sont en sommes une métaphore de l’être, ce Sein dont il conserve la trace et entretienne le principe. Boltanski n’appartient pas par hasard ni sans contestation à une époque où pèse le soupçon de la disparition de l’être, où s’impose peu à peu l’idée que le sujet pourrait-être un objet et l’individualité, un comportement de surface […]. Attester de l’humanité, de sa valeur ? Boltanski recourt pour cela à un vocabulaire où chacun peut reconstituer un peu de lui-même, se refonder en mémoire, se retrouver. L’œuvre opère ici selon un processus de cristallisation, elle attire à elle – c’est sa fonction érotique – elle joue aussi le rôle d’un conservatoire de la mémoire, d’un mécanisme à nier l’oubli : oubli de soi d’abord, oubli de l’être, par-delà. […] C’est parce que ces œuvres sont universelles qu’elles touchent au plus profond de chacun de nous. […] Il convient, dès lors, de méditer cette leçon paradoxale : qui veut atteindre l’élémentaire le peut à condition d’avoir soin du banal. 21

Lutte étrange qui se joue ici : l’objet lutte contre la disparition et dans un même mouvement la donne à voir. Jouant de « l’entre deux » ces objets cachent ce qu’ils montrent et révèlent ce qu’ils cachent. En effet, si les œuvres de Boltanski semblent travailler dans un premier temps contre l’oubli, il semble qu’en définitive dans ces vestiges de vie qui nous sont données à voir, ne font que transparaître l’inéluctable disparition de toutes traces. Ou plutôt ceci : dans ces vestiges qui font œuvre c’est une disparition à l’arrêt qui nous est donnée à voir. Une disparition comme gelée. En effet les objets que nous voyons ne sont pour nous qu’un amoncellement d’éléments du quotidien, sans lien formel apparent, la seule condition de leur coprésence est d’être les traces d’une présence, d’une existence dont nous ne savons rien. Ils participent dès lors à donner à leur ancien propriétaire un étrange statut entre présence et absence. Comme une disparition à demi réalisé.

Vestigium, plante du pied, trace ou empreinte du pied, trace ou empreinte de

pas, pas, vestige. Quand les objets vestiges s’effacent disparaissent progressivement avec elles ses traces de pas qui furent les nôtres. Car pour que la disparition soit effective il ne doit plus rien rester. Alors secrètement nous résistons à notre propre disparition, chérissant l’idée de faire trace, que notre empreinte à jamais s’imprime :

« Quelles images laisseront-nous de ce court temps, de ces quelques pas que nous faisons sur cette terre qui ne s’impriment même pas sur sa surface, qui l’effleurent à peine ? Sans aucun doute possible, nous n’en savons rien ! Sans aucun doute, également, nous désirons qu’elles existent et qu’elles nous succèdent ! »22

21 P Ardenne, Art, l’âge contemporain, Op.cit., p.296-297

22 Laurent Busine, A toutes les morts, égales et cachées dans la nuit, Ed. Musée des Arts Contemporains de la Communauté française de Belgique (Mac’s), Grand-Hornu, 2010, p.179

ci-dessus Reliques exposées au British Museum, dans le cadre de

Treasures of Heaven consacrée au culte