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EXHIBER LES MORTS : UNE « ESTHÉTIQUE DES REVENANTS »

II- ENJEUX D’UNE REPRÉSENTATION DE LA DISPARITION

2.5. EXHIBER LES MORTS : UNE « ESTHÉTIQUE DES REVENANTS »

LES MORTS :

UNE « ESTHÉTIQUE

DES REVENANTS »

Représenter la disparition nécessiterait donc une représentation indicielle mettant en jeu différentes formes du double altéré comme retour du disparu et

évocation de notre propre disparition. Dès lors nous devons nous interroger sur la forme esthétique d’un tel retour.

Exhiber le corps mort : confrontation tant brutale que littérale à la représentation du disparu. A la mise en scène du corps de A. répond le traitement scénographique du cadavre dans La Morgue d’Andreas Serrano. Cette œuvre du début des années quatre-vingt dix est une série photographique réalisée par l’artiste dans une morgue. Photographies léchées en des plans rapprochés. La mort ici est pure esthétique, jeu de drapé, jeu de contraste coloré entre le livide du cadavre et la dureté du sang séché. Nous sommes loin du réel, dans une absence totale de pudeur, des corps deviennent purs objets d’une représentation. Une mort vue au plus près pour en cerner les restes de vies inframinces :

II. ENJEUX D’UNE REPRÉSENTATION

DE LA DISPARITION

Je crois que j’ai capturé une essence, une humanité dans ces personnes. Pour moi, ils ne sont pas que de simples cadavres. Ils ne sont pas inanimés, des objets sans vie. Il y a un sens de la vie, une spiritualité que je reçois de leur part. C’est un point important pour moi. Il y a une vie après la mort, en un sens…45

45 Andres Serrano, interviewé par Anna Blume, « Andres Serrano », http:// bombmagazine.org/article/1631/andres-serrano photographies en haut Andres Serrano The Morgue (1991) photographies en dessous Rudolf Schäfer Visages de morts (1986)

Des restes de vies dans les plis d’un cadavre. De ces « disparus » nous ne saurons rien, juste la cause du décès. « Je ne savais rien de la langue qu’ils parlaient, rien de leur croyance religieuse ou de leur position politique, combien d’argent ils avaient, où quels étaient les gens qu’ils aimaient. Tout ce que je sais d’eux c’est la cause de leur mort. »46 Cette dernière devient titre de la photographie. La froideur de l’énonciation

participe alors du tragique de la représentation. Si les morts resplendissants de Serrano ne nous confrontent pas à un sentiment d’inquiétante étrangeté c’est que ce qui est en jeux ici n’est pas la mort mais bien plus « le spectacle, l’obscène fabrique de l’extase […] à des fins d’ébahissement »47. Théâtralité emphatique, le beau supplante la mort,

la réfute en une seconde vie. Mort théâtrale, mort spectacle encore dans l’exhibition de cadavres d’animaux telle que la pratique Damien Hirst. Des cadavres baignés dans le formol qui tiennent au fond bien plus de la carcasse. Ainsi dans Some Comfort

Gained from the Acceptance of the Inherent Lies in Everything de 1996, Damien Hirst

expose le corps d’une vache et d’un taureau découpés en six sections chacun disposé en alternance et dans un sens opposé. Ou encore des animaux véritablement coupés en deux comme pour This Little Piggy Went to Market, This Little Piggy Stayed at

Home (1996) où l’opération est re-figurée sous nos yeux par le glissement mécanique

des deux parties du cochon. Lentement l’unité se délite, découvrant d’une part comme de l’autre des entrailles mises à nus. L’artiste nous donne alors à voir l’irreprésentable de l’organique, de la chair à l’état brut, ce dedans infigurable.

A cette mort esthétisante, opposons la radicalité objective des Visages de

morts (1986) de Rudolf Schäfer. Cadrage systématique, un visage, trait au repos,

drapé encore. Le visage, lieu de l’humanité, ici objet du cadre, nous donne à voir la mort dans une pudique froideur. Ici aucune trace d’obscène ou de spectacle, juste une vérité enregistrée au plus près du réel :

Tirant les leçons de la contradiction inhérente aux représentations « disparitionnistes » classiques, qui change la mort en une seconde vie, Shäfer s’y contient pour sa part à un seuil plastique plaçant le spectateur devant l’évidence d’une disparition physique cette fois irréversible : des visages de personnes mortes, des deux sexes, de tous âges, sont photographiés à la morgue dans un style « brécherien », sous-tendu par une volonté d’objectivité. Pas de mise en scène, pas de pathos, pas d’embellissement mais un acte tenant de l’enregistrement. Ainsi déclinée à travers ses ravages, la mort redevient ce qu’elle est : ce qui abolit l’énergie, ce qui voue le corps à la corruption physique et en corrode très vite l’apparence ordinaire, le vivant se voyant basculé de fait dans la disparition. 48

46 Andres Serrano, Idem.

47 Paul Ardenne, « Entre fantomatique et métonymie », Op.cit., p.249 48 Paul Ardenne, Ibid. p.249

Du vivant basculant dans la mort, une « vraie mort »49 nous dit encore Ardenne dans

ce qu’elle dé-théâtralise la disparition la figeant par l’acte taxinomique de la série photographique comme « relevant stricto sensu du temps mort »50. Autrement dit

cette disparition fige une « vraie mort », c’est-à-dire dans son inéluctable, en dehors de la dynamique de l’histoire. Malgré une véritable pertinence la proposition de Schäfer, pour Paul Ardenne, révèle une « faible productivité symbolique, pour la circonstance doublée d’une incapacité du spectateur à s’identifier »51. Car le

cadavre exhibé, dans les cas évoqués ici, reste dans une forme distanciée « dont on ne fait que constater l’absence »52, une « citation »53 du disparu qui n’est au fond

que le simple constat d’un défaut de présence.

Autre approche donc que celle qui visera non plus seulement à montrer le simple corps mais à en donner une approche fantomale dans la hantise d’un spectre.

Telle est la règle de la remémoration, et la loi de son efficace : s’il lui faut des acteurs, un mobile aussi lui est requis, le but étant de susciter l’exact envers chronologique de la disparition, à savoir la réapparition, ce retour à la vie en dépit de la mort.54

Intervention/Images d’Ernest Pignon Ernest en donnera à cet égard un bon exemple. Cette œuvre réalisée à Paris en 1970 se compose de deux milles sérigraphies de cadavres de communards collées à même la rue, placardées au sol comme sur les murs de la capitale. Hommage à la commune parisienne qui fut écrasée dans le sang par la répression versaillaise en 1871. Nous pouvons dès lors soulever une première différence : alors que les exemples suscités mettaient en scène des cadavres sans autres motivation efficiente que celle d’une mise à nu de la mort, ces cadavres ici ne font pas retour pour rien : « le revenant ne réapparait pas pour rien, il demande justice, il réapparaît pour rétablir une vérité jusqu’alors voilée »55. L’œuvre est en effet réalisée dans un contexte où La Commune est encore

sciemment oubliée en tant que première expérience historique du socialisme. Dans une fine couche de papier, encollée telle une affiche sauvage, un spectre invoque un temps disparu, le fait renaître de ses cendres.

49 Paul Ardenne, Ibid. p.249 50 Paul Ardenne, Ibid. p.249 51 Paul Ardenne, Ibid. p.249 52 Paul Ardenne, Ibid. p.249 53 Paul Ardenne, Ibid. p.249 54 Paul Ardenne, Ibid. p.250

55 Paul Ardenne, Ibid. p.250 Cette liste comporte: 300 Tziganes tués, 2500 Juifs tués, 8000 prisonniers politiques tués ou morts en captivités, 9000 civils tués pendant la guerre. 12000 disparus, 27900 soldats tués

Retour du spectre, parfois même sa résurrection. Ainsi dans Et pourtant vous

étiez les vainqueurs (1988), Hans Haacke réalise à Graz la reproduction d’une fausse

colonne triomphale qui fut érigée en ce même lieu en 1938 lors de l’arrivée des nazis. Résurrection à l’identique du monument flanqué de deux croix gammées. Différence toutefois, au pied de l’obélisque une mention

concernant « les vaincues de Styrie » : « morts à la guerre, déportés, et autres prisonniers victimes de la folie meurtrière dont la liste chiffrée est détaillée pour le spectateur »56. Cette approche du

« résurectionnel » n’est pas comme nous pouvons le voir dans la revendication d’une vie après la mort comme la résurrection de Lazare mais bien plus dans le retour d’un disparu qui refait surface, qui réclame justice. Un « résurectionnel » qui dès lors « tient donc de la sotériologie »57, un devoir de

mémoire comme processus de rédemption. Citons encore les images du monde yiddish d’avant 1939 placardé dans les rues Mitteleuropa par Shimon Attie, ou encore la série photographique Anciens

Combattants, 1914-1918 (1984) par Eric Poitevin.

Dans toutes ces œuvres un temps est excavé, une disparition est rendue visible par un processus de résurrection. Dès lors entre ces différentes mises en jeu du cadavre, qu’il soit réel ou symbolique, un lien se tisse, une esthétique se dessine :

[…] une esthétique des «revenants», pour dire vite, que le mort revienne afin que l’on s’assure qu’il est bien mort ou pour ébranler les piliers de la bonne conscience historique. Un procédé qui tient du rajout, avec son avantage immédiat : la résurrection symbolique et la remise en jeu. Avec également, du même coup, son défaut, qui serait la contradiction interne de ses termes : le disparu devenu l’apparu.58

Ce que ces cadavres invoquent c’est une représentation de la disparition par la mise en scène ou en image de ce qui a disparu. « En son élémentaire, l’esthétique «disparitionniste» use d’un dispositif invariable, de l’ordre de l’expositio («la mise

56 Paul Ardenne, Ibid. p.251 57 Paul Ardenne, Ibid. p.252 58 Paul Ardenne, Ibid. p.253

Hans Haacke

Et pourtant vous étiez les vainqueurs

Installation 1988

en vue») : on montre ce qui a disparu. »59 Montrer ce qui a disparu comme donner

à voir de la disparition par une « reconvocation par l’image »60. Dans la matérialité

des restes l’image d’une disparition.

Nourrie de la mise en valeur des restes, une telle manière de procéder n’est jamais tant perceptible que dans les œuvres évoquant, plus que la mort comme phénomène ou exploitée comme symbole, les morts au pluriel (les «disparus» selon le sens commun), en une visée qui est celle de la revisitation et la reconstitution par le récit d›une réalité à la fois avalée par le temps et périmée par lui.61

Il semble donc qu’en première approche de cette représentation de la disparition semble se développer au travers d’une esthétique du revenant et des restes. Esthétique substantive qui dans le fragmentaire du reste convoque la totalité de l’objet. Cette approche met en jeu deux éléments qu’il nous faudra alors étudier : la mémoire – en tant qu’espace du reste, lieu de sédimentation du disparu – et le temps du récit – en tant que reconstitution du disparu, mise en mouvement des sédiments. Mémoire du temps et temps de la mémoire paraissent dès lors comme les deux éléments constitutifs d’une telle approche de la disparition. Entre temps et mémoire le disparu ressurgit dans l’image de ce qu’il fut. La représentation jouant alors le rôle d’une mise en image de cette évocation.

59 Paul Ardenne, Ibid. p.248 60 Paul Ardenne, Ibid. p.248 61 Paul Ardenne, Ibid. p.248