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L’INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ : UN FAMILIER QUI NOUS DISPERSE

II- ENJEUX D’UNE REPRÉSENTATION DE LA DISPARITION

2.4. L’INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ : UN FAMILIER QUI NOUS DISPERSE

ÉTRAGETÉ : UN

FAMILLIER QUI

NOUS DISPERSE

La pièce fait cinq ou six mètre de profondeur, quatre de large, sans doute. Ce qui

nous saisit dès l’entrée c’est un froid sec. A chaque expiration, le souffle se condense, brume de vie flottant dans l’air. Une tenture pourpre embrase les murs. Pourtant la lumière ici est diffuse, continue. Ne provenant pas d’une source directe, elle émane d’un néon souple encastré dans une plainte à mi-hauteur du sol. Quelques bibelots aussi : des faux livres, une croix lumineuse, une vierge fluorescente. Du tout se dégage un semblant de vie, comme le décor factice d’un motel de Las Vegas. Et au cœur du dispositif, entouré de quatre cierges, un parallélépipède où repose le corps de A. Expérience singulière et par trop de fois vécu, reste l’impression qu’inlassablement le monde se décime.

Un corps et non un être. Non pas qu’une quelconque âme est désertée, juste ce constat : entre l’être aimé et son corps expiré ne reste qu’une vague similitude. Entre mes lèvres et sa peau une froideur de marbre. Ses mains froides, crispées, à jamais fermées l’une à l’autre. Paupières closes, regard absent. Un visage grimé singe la vie, dans l’attitude forcé d’un repos mérité. Si tous les artifices du thanatopracteur

II. ENJEUX D’UNE REPRÉSENTATION

DE LA DISPARITION

visent à donner l’apparence de la vie, nos yeux ne sont pas dupes. La vision du cadavre nous confronte à l’insoutenable. L’angoisse transpire. Ce corps si familier ne lui appartient déjà plus, ne nous appartient déjà plus. Hantise. Dans un décor de mauvais théâtre se joue la scène immobile de ce qui pourrait être de l’art si ce n’était pas du réel mis à nu.

Dans ma poche un appareil photo. Seul face au cercueil. Et pourtant si le désir était clair en entrant dans la chambre funéraire, il me semble maintenant obscène. Cette obscénité n’est pas la mienne, pour moi ce n’est déjà plus qu’un corps, mais un autre me censure. Quel serait le sujet d’une telle photographie ? En quoi inscrire, enregistrer, ce qui dans l’instant se déroule, ou plutôt ne se déroule plus, donnerait à voir ce qui ici se trame ? Car ce qui fait sens n’est pas ce corps, ce n’est pas non plus cet invraisemblable décor, non ce qui fait sens ici c’est au contraire ce qui n’est plus : le vivant. Le cadavre n’est alors plus qu’une doublure du défunt. S’il en a tous les traits, la parfaite apparence, il lui manque l’essentiel. Ce qui est obscène ici, ce qui m’angoisse, me terrifie c’est cette vision à jamais suspendue d’une disparition qui s’opère. Et au-delà de la porte de cette chambre, quinze autres où la même scène simultanément se déroule. C’est un préfabriqué posé sur un parking. Au loin la vie peut-être.

Le double monstre lié à la disparition invoque un familier inquiétant qui travaille la représentation. Il nous faudra dès lors envisager la notion, la démonter pour en cerner, dans ses rouages, ce qui œuvre la visibilité de la disparition.

Le psychanalyste n’éprouve que rarement l’impulsion de se livrer à des investigations esthétiques, et ce même lorsqu’on ne limite pas l’esthétique à la théorie du beau, mais qu’on la décrit comme les qualités de notre sensibilité. Il travaille sur d’autres couches de la vie psychique et a peu à faire aux émotions inhibées quant au but, assourdies, dépendantes d’un si grand nombre de constellations concomitantes, qui font pour l’essentiel la matière de l’esthétique. Il peut se pendant se faire ici et là qu’il ait à s’intéresser à un domaine particulier de l’esthétique, et dans ce cas, il s’agit habituellement d’un domaine situé à l’écart et négligé par la littérature esthétique spécialisé. 36

C’est sur ce singulier constat que Freud débute L’inquiétante étrangeté. Une pensée à l’écart, une pensée de l’écart peut-être au fond. Ce qui anime ce texte réside dans l’étude d’un cas d’angoisse au « noyau spécifique »37 : l’Unheimlich.

Un terme qui ne peut trouver une traduction précise en français et que Freud

36 S. Freud, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, coll. Folio/essai, Ed. Gallimard, La Flèche, 2002 (1933), p.213

Les Astres morts (Détail) impression papier, dissolvant Polyptique, dimension variable 2013

définit comme une « variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier »38. Antonyme

de heimlich, heimlish (du pays), vertraut (familier), l’unheimlich ne nous est pas pour autant familier car « il est évident que n’est pas effrayant tout ce qui est nouveau et non familier »39. Et c’est donc

par une quête linguistique que Freud engrange sa réflexion. D’auteur en auteur, de texte en texte, il tente de cerner le lien qui unie ces deux antonymes.

[…] Ce terme de Heimlich n’est pas univoque, mais il appartient à deux ensembles de représentation qui, sans être opposés, n’en sont pas moins fortement étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé. Unheimlich ne serait usité qu’en tant qu’antonyme de la première signification, mais non de la seconde 40

38 S. Freud Ibid. p.215 39 S. Freud Ibid. p.215 40 S. Freud Ibid. p.221-222

L’unheimlich aurait donc à voir avec le dissimulé, le voilé. Avec Schelling le terme se retrouve assimilé à « ce qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti »41. Il devient dès lors lieu de dévoilement, où un non-dit refait surface.

Dès lors, Unheimlich et Heimlich, par moment, se confonde, l’Unheimlich devenant une forme spécifique de Heimlich.

L’hypothèse de Freud sera alors d’envisager le type spécifique d’angoisse « d’inquiétante étrangeté » comme ayant trait à la résurgence dérivée d’angoisse infantile qui se manifeste dans le motif du double :

Il faudra se contenter de dégager, parmi ces motifs producteurs d’inquiétante étrangeté, les plus saillants, afin d’examiner si, pour eux aussi, une dérivation à partir de sources infantiles est permise. Il s’agit du motif du double dans toutes ses gradations et spécifications, c’est-à-dire de la mise scène de personnages qui, du fait de leurs apparence semblable, sont forcément tenu pour identiques […] Car le double était à l’origine une assurance contre la disparition du moi, un « démenti énergétique de la puissance de la mort » (O. Rank), et il est probable que l’âme « immortelle » a été le premier double du corps. La création d’un tel dénouement pour se garder de l’anéantissement […] Mais ces représentations ont poussé sur le terrain de l’amour illimité de soi, celui du narcissisme primaire, lequel domine la vie psychique de l’enfant comme du primitif ; avec le dépassement de cette phase, le signe dont est affecté le double se modifie ; d’assurance de survie qu’il était, il devient l’inquiétant [unheimlich] avant-coureur de la mort. 42

Qu’est-ce à dire ? Au commencement le monde et l’enfant, en un tout se confonde. Le double vient permettre d’ouvrir la reconnaissance, la production d’un moi propre et de l’appareil psychique. Une fois la phase du narcissisme primaire dépassée le double devient non plus contenant mais attaquant :

Le caractère d’inquiétante étrangeté ne peut en effet venir que du fait que le double est une formation qui appartient aux temps originaires dépassés de la vie psychique, qui du reste revêtait alors un sens plus aimable. Le double est devenu une image d’épouvante de la même façon que les dieux deviennent des démons après que leur religion s’est écroulée 43

Pour Freud si cette régression face à laquelle nous met le double est si angoissante, c’est qu’elle met à mal cette enveloppe du moi. Cette répétition du même devient angoissante quand elle est non intentionnelle, fortuite. Lorsque le double nous surprend, quelque part il nous suspend. Ce qui alors se trame dans l’angoisse est un retour du refoulé :

41 S. Freud Ibid. p.222 42 S. Freud Ibid. p.236-237 43 S. Freud Ibid. p.239

Unheimlich n’est en réalité rien de nouveau ou d’étranger, mais quelque chose qui est pour la vie psychique familier de tout temps, et qui nous est devenu étranger que par le processus de refoulement. […] Ce qui paraît au plus haut point étrangement inquiétant à beaucoup de personnes est ce qui se rattache à la mort, aux cadavres et au retour des morts, aux esprits et aux fantômes.44

Quand le refoulé fait retour, les morts ne sont jamais loin. Ainsi la maison hantée offre un cas particulièrement frappant de sentiment d’inquiétante étrangeté. Ce qui se trame dans ce lieu de hantise c’est la confrontation à notre propre mortalité. Car si nos morts nous angoissent à ce point c’est qu’il préfigure notre propre et inéluctable disparition. Et c’est ici même que se noue indéfectiblement un lien entre disparition et inquiétante étrangeté : dans l’ombre des morts frémie la déliquescence du moi.

Ainsi nos doubles monstres agiraient une visibilité de la disparition dans l’évocation implicite de notre propre disparition. Ce qui me saisit à la vue du cadavre d’un être aimé se trame dans l’écart de ses traits, me renvoyant inéluctablement à cette fin à laquelle je ne peux me résoudre. Qu’il finisse dans la terre ou par la cendre, ce moi acquis se fondra dans l’informe du monde. Il apparaît dès lors que donner une visibilité à la disparition nous confronte inévitablement à l’irreprésentable de notre propre disparition.

Enfance sous un ciel impassible

diptique, acrylique sur papier, 100x50cm chacun, 2013