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LE TOMBEAU

« Qu’est-ce donc que représenter sinon porter en présence un objet absent, le porter en présence comme absent, maîtriser sa perte, sa mort par et dans la représentation et, du même coup, dominer le déplaisir ou l’angoisse de son absence dans le plaisir d’une présence qui en tient lieu ? »18

A la lecture de ces lignes se noue l’intrigue d’un regard. Car si la représentation, par cette mise en présence de l’objet absent, est dans nos funérailles bien à l’œuvre, il semble que le discours en creux de l’œuvre soit bien au contraire une mise en évidence d’un échec. La représentation, tout comme les représentations dont elles se composent, n’arrive pas à remplir ce pacte symbolique. Echec d’une œuvre qui ne peut maîtriser la perte, la mort d’une présence. A la vue de ces ridicules, un sourire s’esquisse. La présence qu’offrent ces sosies ne fait que souligner, nous l’avons vu, la disparition du sujet Elvis, anéanti dans sa propre représentation. Des corps qui oscillent entre ombres – matérialité à l’excès d’une présence – et reflets – double spéculaire, évanescence fragile – donnent à voir le cadavre d’un roi.

« Selon Le Dictionnaire Universel de Furetière, la représentation définit, parmi les sens que nous lui connaissons, un objet singulier, funèbre et supplémentaire : il s’agit « d’un faux cercueil de bois, couvert d’un poile [drap mortuaire] de deuil, autour duquel on allume des cierges lorsqu’on fait un service pour un mort ». Cette « représentation » invente une présence. Le contenant consacre de manière métonymique la présence-absence d’un corps. »19

Sur neuf toiles, neuf faux cercueils, couverts d’un voile de dissemblance, jouent l’invention d’une présence. Intention relayée par la picturalité de l’œuvre dans son rapport ambigu à son référent. Elle tente de se substituer à la photographie mais sans pour autant y parvenir. Qu’est-ce à dire ? Elle joue un jeu de faux semblants qui sonne faux. Car si la peinture use des atours de la photographie, ce n’est pas exactement dans une recherche du même. Elle en emprunte les aspects, se déguise, l’interprète : elle la mime bien plus qu’elle ne l’imite.

Le peintre est légèrement en retrait du tableau. Il jette un coup d’œil sur le modèle ; peut-être s’agit-il d’ajouter une dernière touche, mais il se peut que le premier trait encore n’ait pas été posé. Le bras qui tient le pinceau est replié sur la gauche, dans la direction de la palette ; il est, pour un instant immobile entre la toile et les couleurs. Cette main habile est suspendue au regard ; et le regard, en retour, repose sur le geste arrêté. Entre la fine pointe du pinceau et l’acier du regard, le spectacle va libérer son volume.20

Sur ces mots débute l’analyse célèbre desMénines par Michel Foucault. Un tableau complexe par la construction des regards qu’il met à l’œuvre, tout comme dans sa spatialité même. L’artiste s’y représente observant un spectacle qui nous est par deux fois invisible : à la fois absent de l’espace du tableau mais qui semble même être derrière nous, spectateur regardant ce tableau. Un regard adressé au vide. De ce regard central naît un mouvement incessant entre regardant et regardé. Je vois l’œuvre qui me voit en retour. Sur le mur qui constitue le fond de la pièce représentée, des tableaux suspendus et un miroir au cœur duquel se reflète le couple royal. Petit espace ou réside le cœur de la représentation. Un « miroir qui ne dit rien de ce qui a déjà été dit »21, à l’inverse de la tradition flamande où le miroir

est lieu d’un redoublement de la présentation. « Au lieu de tourner autour des objets visibles, ce miroir traverse tout le champ de la représentation, négligeant ce qu’il pourrait y capter et restitue la visibilité à ce qui demeure hors de tout

19 Véronique Mauron, Le Signe incarné, Ed. Hazan, Quétigny, 2001, p.13

20 Michel Foucault, Les Mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Coll. TEL, Ed. Gallimard, St. Armand, 2007 (1966), p.19

Diego Velasquez

Les Ménines (Las Meninas)

Huile sur toile, 1656 320 cm × 276 cm Museo Del Prado, Madrid

regard »22. Miroir au reflet sélectif. Sur ce mur, une ouverture aussi,

dans les plis d’un rideau, un spectateur épie. « Velasquez parvient à cet exploit de se peindre comme un autre, comme cet autre Velasquez (José Nieto Velasquez, parent du peintre) »23. Sur le seuil,

il hésite. Peut-être est-il le « véritable introducteur au tableau »24.

Entre le Maître et sa toile, dans un bain de lumière, l’infante et ses suivantes, en une petite troupe, jouent elles aussi un jeu de regard. Chaque plan du tableau est le lieu d’un regard. Un théâtre figé en un instant suspendu. Un tableau scène qui observe une scène :

22 Michel Foucault, Ibid, p.23

23 Catherine Perret, Les Porteurs d’ombres : mimesis et modernité, Coll. L’Extrême Contemporain, Ed. Belin, Saint-Just-La-Pendue, 2001, p.20

Le peintre « a pris » ses personnages à l’instant où oubliant la cour, l’étiquette, le poids de leurs toilettes empesées, ils ne sont plus que des gens qui regardent et qui regardent à en oublier qu’ils existent. Tout entiers projetés vers on ne sait d’abord quel spectacle. A l’éternelle et éternisante photo de famille, Velasquez préfère l’instantané qui mimétiquement capte le point de fading du regard, ce qui dans l’espèce de convulsion, qu’il est instantanément suspend l’existence, l’existence comme conscience d’exister, ce qui autrement dit dans son regard déréalise le sujet, non seulement pour lui-même, par l’absence à lui-même qu’il implique, mais également pour autrui. […] Tel est précisément le sens de ce tableau […] : la manière dont ce qui regarde « apparaît », au sens fort de ce terme, est comme dématérialisé, désincarné, désubstantialisé par son propre regard. Devient aussi peu consistant qu’un spectre, un fantôme, un revenant.25

Pour Michel Foucault il y aurait peut-être dans ce tableau « la représentation de la représentation classique, et la définition de l’espace qu’elle ouvre ». Une œuvre ouverte à la fois devant, par ce modèle absent, sur sa droite, par la source lumineuse et dans son fond, par ce double du peintre. Reproductions de tableaux, visages, regards, lumières… Une profusion d’éléments visuels qui ne semblent au fond être là que pour signifier un vide essentiel : au travers du couple royal c’est le sujet référent qui est ici élidé, la représentation pouvant alors se donner « comme pure représentation »26, procédant par une coupure du Même. Retenons ceci : dans une

profusion complexe de regard, un tableau trouve son sujet dans la visibilité d’une absence.

C’est peut-être un jeu similaire qui se joue dans Elvis Funeral. Au couple royal,

élu de dieu, se substitue le King, élu d’une idéologie. Mais ici le reflet n’est pas figuré dans un miroir, il s’incarne dans des corps. C’est alors le tableau qui opère le rôle de surface réfléchissante. Reflet déformé d’un autre reflet. Roi simulacre d’une partie d’échec. Dans l’épaisseur de ces représentations le sujet roi se meurt. Là où LesMénines ouvre la représentation, il semble qu’ici au contraire elle se referme, s’effondrant sur elle-même. Une représentation qui cannibalise lentement son référent premier. En celant la représentation, c’est le sujet Elvis que l’on enterre dans la célébration de son image. Ce que nous voyons alors est une somme de chair d’où, dans l’évidence de ce tombeau, nous regarde un sujet sans chair et donc sans vie.

25 Catherine Perret, Ibid., p.23 26 Michel Foucault, Op.cit., p.31