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EST MORT

Au regard de ces réflexions le motif de nos funérailles semble s’éclaircir. Il semble

qu’en effet ce deuil animant la représentation pourrait être celui du sujet Elvis. Chaque personnage signe la mort de ce dernier en le réduisant au personnage, à son simulacre. Un sujet affleure dans l’interstice. Pour mieux cerner la distinction entre Elvis et son double iconique, comme sujet de la représentation, tentons une confrontation. Le Triple Elvis d’Andy Wharol (1963) : trois portraits d’Elvis parfaitement identiques se superposent avec un léger décalage. L’œuvre est baignée d’une transparence qui donne au sujet une évanescence. Aucun arrière-plan, la figure répétée se suffit à elle-même. La présence du bras armé associé à la posture se joue des codes du Western. Cette évocation de la conquête de l’ouest sonne ici comme une mise en abyme de l’aspiration de tout un pays. Une image répétée par trois fois : trois figures sur la toile forment une trinité. Un Elvis christique en somme, dans une représentation mécanisée. Une trinité que nous pourrions risquer de lire ainsi : au Père « celui qui est éternel » se substitue l’image ou le Signe Elvis ; au Fils qui est le verbe et la parole, chair de l’éternel, se serait cet Elvis réel sacrifié sur l’autel de

la célébrité ; et enfin le Saint Esprit personnification du souffle divin prendrait ici forme dans l’idéologie du Rêve réalisé. Une idéologie démocratique qui empreinte les voies d’une forme religieuse. Dans Andy Warhol, Arthur Danto lit l’œuvre de l’artiste comme une ode à la société de consommation car il serait pour l’artiste la forme parfaite de l’utopie réalisée, l’horizon de toute démocratie. « Andy célébrait vraiment la vie quotidienne américaine. Il aimait vraiment le fait que la nourriture des Américains soit toujours la même et ait toujours le même goût prévisible. »14 Chaque chose à une même

place et un même goût. Une lecture qui trouve un écho dans les déclarations de l’artiste :

14 Arthur C. Danto, Andy Warhol, Ed. Les Belles Lettres, Clamecy, 2011, p.68-69

Andy Warhol

Triple Elvis

Peinture d’aluminium

et encre sérigraphiée sur toile, 1963 209.23 x 180.66 cm.

Ce qui est formidable dans ce pays, c’est que l’Amérique a inauguré une tradition où les riches consommateurs achètent en fait la même chose que les plus pauvres. On peut regarder la télé et voir Coca-Cola, et on sait que le président boit du Coca, que Liz Taylor boit du coca et, imaginez un peu, soi-même on peut boire du Coca. Un Coca est toujours un Coca, et même avec beaucoup d’argent, on n’aura pas un meilleur Coca que celui que boit le clodo du coin. Tous les Cocas sont pareils et tous les Coca sont bons. Liz Taylor le sait, le président le sait, le clodo le sait, et vous le savez.15

En ouvrant une canette de Coca-Cola, toute personne, quelques que soit son statut ou sa position social, boit la même boisson. Cette uniformisation des désirs semble pour Warhol l’avènement de la liberté individuelle, l’aboutissement de l’individualisme capitalisé, en somme l’horizon du projet démocratique. Matérialisation du rêve dans l’objet, un objet qui évince la mort et les inégalités au prix d’un effacement des spécificités. De l’autre côté : huit anonymes jouent à être Elvis, au centre un drapeau vide, un symbole sans substance. A l’image des bouteilles de Coca-Cola, l’œuvre pourrait se lire comme un idéal démocratique : tout le monde peut prendre la forme du King, ce corps devenu signe sanctifié dans l’accomplissement du désir d’une nation. L’œuvre serait alors une illustration littérale du rêve : devenez ce que vous souhaitez. Mais en lieu et place d’une apologie elle agit au contraire comme une forme corrosive, baignée d’ironie. Car à cet Elvis warholien, tout de pureté et baigné d’idéal, la réponse de notre petite troupe semble bien difforme. A la trinité warohlienne répondent neuf multiples de chair16. Si dans les deux cas nous

assistons à une représentation de l’accomplissement du désir collectif, ici cette chair agit comme agent transgressif : dans ces corps dissemblables se dessine en creux la disparition d’un être dévoré par son double spéculaire. En effet cette application littérale du « trouver le bonheur en étant quelqu’un d’autre » génère une sorte de fondamentalisme du rêve américain qui en dévoile l’échec. Une force transgressive en creux travaille la représentation comme une apostasie à la jouissance warholienne. Dès lors il apparaît clairement que le sujet qui règne dans cette représentation est ce roi mort.

Résumons : Des corps anonymes et sans visage incarnent un symbole de l’accomplissement du Rêve Américain. Une représentation en polyptique où chaque incarnation semble dans un rapport de dissemblance à la fois à ses voisins mais au référent même de leurs imitations. Des corps tentent d’incarner un corps dans un

15 Andy Warhol cité par Arthur C. Danto, Idem, p.69

16 Rappelons ici que le Christ meurt à la neuvième heure sur sa croix et qu’il apparaîtra ensuite neuf fois à ces disciples et ses apôtres. Dans une telle lecture le chiffre neuf se lie à la mort et la résurrection. En mourant le corps du christ devient parole et incarnation d’un sacrifice.

labyrinthe de miroirs déformants. Seul un spectre erre. Une représentation qui dans sa picturalité joue un mouvement entre mimétique photographique et échec de cette dernière. Une œuvre construite semble-t-il comme un jeu de poupées russes, des mises en abymes s’abîment les unes dans les autres et inversement.

Un écho résonne en effet entre la figure d’Elvis et celle de ses sosies. Echo : répétition lointaine d’une parole évidée. Elvis dévoré par sa représentation se réincarne dans des sosies qui eux-mêmes sont dévorés par cette image. Dès lors ce qui fait sujet de la représentation pour ces représentations devient la représentation elle-même, à savoir le simulacre Elvis, son personnage. Des sosies qui se donneraient à voir comme simulacres d’un simulacre. A ceci près qu’ils n’arrivent pas à tenir leurs promesses comme telles. En effet, si l’on s’en réfère à la distinction développé par Jacinto Laguiera dans La Déréalisation du Monde17, à la

différence de la fiction, le simulacre se substitue à son référent. Le simulacre est une apparence sensible qui se donne pour réalité là où la fiction, elle, se donne pour une réalité sans pour autant cacher ses atours fictionnels. Echec retentissant. Comme un écho partiel, nos sosies sont en proies à la dissemblance. Phénomène qui lui- même semble redoubler dans la représentation picturale et son rapport au référent photographique. Des trompe-l’œil enchâssés qui in fine ne trompent personne. Au centre de cette représentation se dessinent les abîmes de la représentation. Dans un jeu complexe entre trompe-l’œil et Mimésis, la représentation semble mise en question par l’échec du simulacre.

17 Jacinto Laguiera, « D’un fictionnel qui ne serait pas du simulacre », La Déréalisation du Monde, Op.cit., p. 23-66

I. LES FUNÉRAILLES DU ROI