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6 Troisième partie – analyse et résultats

6.2 Normes de sexe et de « race », la double marginalisation des femmes migrantes

6.2.2 La responsabilité administrative des inégalités de genre

6.2.2.3 Le versement de l’aide sociale

J’ai choisi dans cette partie de parler du versement de l’aide sociale. Cette action est relativement importante en raison du pouvoir et de la responsabilité attribués à la personne qui en est bénéficiaire – majoritairement les hommes dans les familles ayant obtenu l’asile. Tout comme le statut de titulaire, ou de « chef-fe de famille », cela participe à maintenir les femmes dans le domaine privé et familial, tout en limitant leur possibilité de se créer un réseau professionnel et de prendre de l’autonomie dans les pratiques administratives suisses (gestion d’un compte, paiement des factures, compréhension du système d’assurances). Cela confirme que, selon ma

première hypothèse, les pratiques administratives des CMS produisent et reproduisent des inégalités en limitant les femmes dans leur autonomie et leur intégration.

Le versement mensuel de l’aide sociale est également traversé par des normes administratives sexuées, directement lié à la notion de « chef-fe de famille » ou celle de « titulaire ». Pourtant, la question du ou de la titulaire du compte sur lequel l’argent est versé ne semble pas, à priori, significativement questionnée par les professionnel-le-s.

On peut cependant considérer que le pouvoir au sein du ménage est détenu par la personne qui reçoit l’argent – provenant d’une activité lucrative ou d’une assurance – car celle ou celui qui reçoit l’argent aura une forme de pouvoir dans la vie privée. J’ai observé que les aides sociales pour des familles migrantes étaient largement plus souvent versées sur le compte d’un homme que sur celui d’une femme. En effet, selon Louane : « souvent c’est [versé sur le compte du]

titulaire du dossier mais pas forcément. Des fois c’est payé sur le compte de la dame parce que c’est plus elle qui gère. » (Louane, assistante administrative). Même si les deux conjoint-e-s ont chacun leur compte et qu’ils n’ont pas fait part de leur préférence pour le versement, la question ne se pose pas forcément et l’argent sera plus facilement versé sur le compte de l’homme. Parfois même si ce n’est pas lui qui gère le budget familial :

« Dans ma situation, on verse chez Monsieur, il paie le loyer, doit tout retirer en cash et donner à Madame. C’est elle qui gère après. » Françoise, assistante sociale

Selon Elena, Hedyeh a vécu un calvaire en raison des inégalités que ce processus produit en matière de genre. En effet, alors qu’elle vivait encore avec son ex-mari, elle n’a pas su exprimer la difficulté qu’avait la famille à vivre avec le montant perçu de l’aide sociale. Elle n’était pas au clair avec la somme qui était versée sur le compte de son mari. Ce dernier gérait l’argent sans qu’elle puisse y avoir accès. C’est seulement au bout de plusieurs mois que l’administration s’est rendue compte que son mari utilisait l’argent du ménage dans des jeux d’argent. Suite à cela, l’argent a été versé à Hedyeh. Peu de temps après, son mari est parti du domicile pour retourner en Irak définitivement, la laissant seule avec leurs trois enfants. A ce moment-là, elle n’attendait pas encore son quatrième enfant. Si le rôle, l’avis et la place d’Hedyeh avaient été considérés, par l’administration, comme autant importants que ceux de son mari, la situation d’Hedyeh aurait pu être améliorée plus tôt, tout comme la situation d’Aamina. Dans son cas, le complément d’aide sociale était également versé sur le compte de son mari qui, selon Stéphanie, ne lui donnait rien et semblait également dépenser une grande partie de l’argent de l’aide sociale dans des jeux d’argent. Elle a informé le CMS que la situation était difficile et que toute la famille dormait par terre. Après une évaluation plus poussée, le complément d’aide sociale a été, par la suite, directement versée sur un compte au nom d’Aamina et un devis pour des meubles de seconde main a été fait. Cependant, les problèmes de gestion d’argent ont poussé le couple à se séparer définitivement.

Agnès a vécu la situation d’une femme qui est venue au bureau lui demander si l’aide sociale avait été versée. : « L’argent avait été versé mais son mari avait déjà tout retiré en cash et elle, elle n’avait pas été mise au courant, alors elle était vraiment angoissée parce que c’est elle qui payait les factures. » (Agnès, assistante administrative).

Concernant les situations transmises par la Croix-Rouge, les informations administratives et organisationnelles, notamment le numéro de compte sur lequel verser l’aide sociale, sont reprises par les CMS dans un souci d’efficacité de traitement selon Elena. Françoise imagine que la question ne se pose pas dans ces situations, car les familles migrantes n’ont généralement qu’un compte : celui portant le nom du mari.

Cependant, plusieurs assistantes et assistants sociaux trouvent que le fait de verser sur le compte de l’un-e ou de l’autre est problématique en termes d’égalité. Pourtant, les professionnel-e-s sont parfois amené-e-s à choisir ou changer le compte du versement – comme dans le cas d’Aamina et d’Hadyeh. Dans de telles situations, la marge de manœuvre des professionnel-le-s peut opérer des changements importants dans l’organisation familiale et en matière d’égalité de traitement.

Stéphanie relève que si le couple se sépare en début de mois, l’une des deux personnes peut se retrouver sans argent. Elle estime que les couples devraient ouvrir des comptes communs pour les demandes d’aide sociale. Lucas est du même avis et pense qu’un compte commun ou une division de l’aide sociale par personne serait une bonne formule. Cependant, cela serait plus complexe : « après qui paie le loyer, à qui on doit verser le montant du loyer, ça devient presque une curatelle. » (Lucas, assistant administratif).

Chloé a demandé que dans une situation de concubinage, les versements soient divisés entre les concubins, cependant, la commune en charge du versement a refusé d’entrer en matière :

« Impossible de faire deux versements, c’était soit un compte, soit l’autre. Et lorsque celui qui gère recevait l’argent, il ne donnait rien à sa concubine, et si je lui versais à elle, elle ne payait pas les factures et Monsieur s’énervait ! Pourquoi est-ce qu’on exige pas qu’on ouvre un compte pour les deux ! » Chloé, assistante sociale

Sara a rencontré un couple érythréen qui souhaitait que le budget d’aide sociale soit séparé en deux.

« […] Madame […] demandait si c’était possible de séparer le budget en deux et de verser la moitié chez le mari et la moitié chez elle. J’ai dit que c’était un peu compliqué parce qu’on faisait qu’un seul budget et pis ben là on versait chez Monsieur parce que, ben y a que lui qui avait un compte bancaire et du coup ça se faisait comme ça et puis, du coup, ce qui a été discuté c’est que ben Madame veut ouvrir un compte à son nom et pis du coup on va tout verser chez elle, vu que c’est elle qui fait les courses, qui voilà, donc c’est elle, comme ça elle peut gérer son argent comme elle veut. Son mari lui donnait mais du coup elle devait chaque fois lui demander pis ça lui posait problème et pis ben pour lui y avait pas de souci. Du coup elle a ouvert un compte et du coup on versera chez elle. » Sara, assistante sociale

En effet, le fait de séparer les suivis de dossier créerait plus de travail administratif, mais aussi augmenterait le risque d’erreur.

« Calculer pour séparer c’est compliqué. J’avais un cas où la femme ne travaillait pas mais lui il avait des rentes et si on voulait séparer, ça faisait que Monsieur n’avait pas droit à l’aide sociale pis Madame elle avait droit à un tout petit peu. Et t’as quand même le loyer,

qui le paie, tu peux pas verser moitié chacun. Du coup c’était trop compliqué alors on versait tout à Madame, parce que lui il était hospitalisé mais ouais c’est le binz. » Louane, assistante administrative

Sara, Elena et Elise demandent systématiquement aux couples sur quel compte l’aide sociale doit être versée. Elles relèvent que dans le cas des familles migrantes, il est fréquent qu’il n’y ait qu’un seul compte :

« En général la femme elle a pas de compte, moi j’ai une famille là où ils ont cinq enfants et ils viennent de se séparer au début de l’année, ils sont venus me voir les deux séparément parce qu’ils ne savaient pas quoi faire. Et c’est pas moi qui leur ai dit de se séparer (rire), […] quand elle est venue me voir, elle avait déjà été faire un compte postal elle avait pas de compte avant. La première chose qu’elle m’a dit “ moi je me suis fait un compte“ donc bon, de ce que j’ai compris les raisons de la séparation c’était pas forcément l’argent mais le premier geste qu’elle a fait c’était qu’elle a été s’ouvrir un compte quoi. » Elise, assistante sociale

Le versement se fait majoritairement sur le compte de l’homme. Si certaines situations font exception, il s’agit uniquement de cas particuliers en raison, par exemple, d’une mauvaise gestion par l’homme comme nous l’avons vu plus haut dans les cas de Aamina et Hedyeh dont les maris souffraient d’addictions aux jeux. Elena explique que, pour elle, s’il n’y avait pas eu une problématique si importante, la question du compte ne se serait pas posée : « le compte a été changé et [l’argent était] versé à Madame car Monsieur ne gérait pas. Dépendance aux jeux.

Sinon perso, je prends le compte que la Croix-Rouge me donne. » (Elena, assistante sociale).

Chloé explique également que la position sociale des couples de personnes étrangères percevant de l’aide sociale peut avoir un impact sur le versement. Elle accompagnait une famille turque – établie en Suisse et y ayant travaillé une dizaine d’années avant de se voir contrainte de demander de l’aide sociale durant quelques mois difficiles – « où Monsieur était incapable de gérer quoi que ce soit, donc c’était Madame qui était “cheffe portemonnaie“ et elle, elle payait toutes les factures en ordre donc je versais chez elle. C’est peut-être bête mais il y avait un niveau de formation élevé et une entente et compréhension entre les deux personnes. Je pense que si les personnes sont formées, les situations sont plus stables et moins problématiques. » (Chloé, assistante sociale).

Laurent a pu accompagner une femme qui souhaitait obtenir une part de liberté au travers du versement du montant des allocations familiales sur son propre compte. Il admet que cette demande l’a d’abord étonné : « Elle supportait plus de quémander de l’argent, très étonnant, femme érythréenne ». Cette réaction de la part de Laurent fait directement référence aux normes ethnicisées associant les femmes érythréennes à des victimes, image contraire à l’autonomie que la femme ici concernée souhaite obtenir au travers de ces montants. Finalement, avec l’aide de Laurent, celle-ci a pu obtenir le versement de cinq cent cinquante francs d’allocations familiales par mois :

« On avait travaillé au corps [le mari] pour qu’il accepte que les allocations familiales soient versées de l’employeur, directement sur un compte postal de Madame. Ça aurait été sujet à une séparation. […] elle voulait s’émanciper. C’était assez intéressant quoi, du coup on a versé les allocations [...]. Et lui […] il a dit “ moi ça pour moi ça me choque“ mais par amour pour sa femme pis, on lui a quand même expliqué que, qu’elle a quand même des droits. Ça paraît un peu fou quoi hein, mais il avait fini par accepter […] il a dit […] si j’ai envie de la garder il faut que j’accepte ça“. Donc il s’était fait un peu à l’idée, ce papa érythréen. […] J’avais trouvé super chou parce qu’elle avait dit “mais moi j’ai pas à vous dire qu’est-ce que je fais, j’ai pas à te dire à toi et en tout cas pas à vous. J’ai trouvé ça génial et j’ai dit “ ça c’est sûr !”. Et Monsieur […] m’a demandé comment ça se passait dans mon ménage. J’ai dit […] chacun fait ce qu’il veut avec son salaire, c’est comme ça ici.

Et la femme lui a dit “ben tu vois“. » Laurent, assistant social

On peut voir que dans ces situations, c’est uniquement suite à un problème ou une demande de la part de la femme elle-même que le versement de l’argent s’est fait totalement ou en partie chez cette dernière. Dans les couples de personnes migrantes, l’aide sociale est versée chez l’homme, sauf si ce dernier met sa famille en situation précaire en raison de son incapacité à gérer le budget familial ou si le couple se met d’accord pour que l‘aide soit versée sur un compte au nom de la femme. Au travers des citations de Laurent, on peut observer les effets de l’intersection du genre et de l’ethnicité. L’image attribuée aux femmes migrantes les limite au niveau de l’égalité de traitement administratif, notamment en ce qui concerne leur statut, leur visibilité et leur accès à l’argent des assurances ou de l’aide sociale. Cela montre que si elles ne sont pas bousculées par des femmes migrantes telles que celle dont parle Laurent, les pratiques professionnelles répètent et reflètent les inégalités de genre et d’ethnicité. Ainsi, il est aisé de poser l’hypothèse selon laquelle les femmes migrantes obtiendraient plus de liberté et de visibilité si elles étaient séparées ou divorcées. C’est la raison pour laquelle cette question est traitée dans la section suivante.