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6 Troisième partie – analyse et résultats

6.3 Influences de normes sexuées dans le travail social

6.3.3 Le travail et la maternité

Comme démontré dans les deux précédentes parties, la conciliation entre le travail et la famille est l’une des causes des difficultés d’insertion professionnelle des femmes. Lorsqu’on pense

« intégration », on pense travail rémunéré. Les femmes, surtout celles ayant la charge d’enfants, ont alors moins de possibilités d’envisager un avenir en Suisse et ont moins de chance de s’« intégrer » que les hommes venant des mêmes pays. Selon Miranda, Ouali et Kergoat (2011 p.13-14) : « L’accès au travail et à l’indépendance financière a longtemps été considéré comme un facteur d’émancipation des femmes. » Pourtant « […] la manière dont les politiques migratoires et les politiques d’emploi renforcent le processus de flexibilisation et de précarisation des emplois selon le sexe […] touchent particulièrement les migrantes. ».

Lorsqu’il y a des enfants dans l’unité familiale, l’on ampute les compétences professionnelles des mères « […] [L]a stigmatisation et /ou la disqualification des parents, qui s’appuie souvent sur une conception de population victimes et /ou passives qui subissent leur destin sans en avoir aucune maîtrise, neutralise encore l’effort réflexif nécessaire pour entrevoir ce qui est mobilisable par les sujets. » (Zaouche Gaudron, 2011, p. 11). Ces femmes migrantes sont systématiquement rattachées à la maternité lorsqu’elles vivent en couple ou seule (aucune situation de père célibataire migrant n’est connue des assistantes et assistants sociaux) :

« C’est le fait d’avoir des enfants qui bloque vraiment, vraiment un frein c’est la réalité, on ne porte pas de jugements. » Laurent, assistant social

Pourtant, la loi a changé dans le but d’encourager les parents – notamment les mères – à participer à des mesures d’insertion. En effet, avant le 1er janvier 2016, les mères et les pères

élevant seul-e-s leur-s enfant-s pouvaient être exemptés de l’évaluation de la capacité de travail trois ans après la naissance de l’enfant. Depuis janvier 2016, la loi a changé et les parents n’ont plus que quatre mois d’exemption. En effet, l’emploi rémunéré reste en ce sens l’activité la plus valorisée lorsque l’on parle d’« intégration » en Suisse. Cela au détriment du travail du « care », notamment du soin des enfants prodigué gratuitement et largement dévalorisé. En effet, les femmes migrantes travaillant au bien-être de leur-s enfant-s et à la tenue de leur foyer sont considérées comme « mal intégrées ». Cependant, les assistantes et assistants sociaux gardent une marge de manœuvre dans leur action. En effet, les personnes interrogées mentionnent ne pas avoir considérablement changé leur pratique malgré la nouvelle loi. De leur avis, cette loi est un idéal difficilement atteignable faute de moyens sur le terrain. Selon Stéphanie, cette obligation a été pensée pour un système de famille particulier, à savoir deux parents et des enfants avec un réseau familial élargi. Dans la pratique, ces exigences ne sont pas applicables à toutes les familles, notamment aux familles monoparentales sans réseau familial.

Selon Laurent, « les moyens n’existent pas. La loi est mal faite, et pour un pays qui est quand même encore à majorité démocrate chrétienne c’est assez honteux. »

En règle générale, selon les personnes interrogées, des mesures d’« intégration » sont mises en place lorsque l’assistant-e social-e et la personne – notamment la mère – sentent que c’est le moment et que c’est possible. « C’est pas en lien avec l’âge de l’enfant, c’est plus en lien avec la maman je pense. » (Stéphanie, assistante sociale).

Cela démontre que les travailleurs et travailleuses sociales valorisent les femmes dans leur « rôle de mère ». Si elles sont en effet officiellement exemptées d’évaluation ou de mesure d’« intégration » durant les quatre premiers mois suivant la naissance d’un enfant (art. 18 RELIAS), il arrive fréquemment aux professionnel-le-s interrogé-e-s de ne pas mettre en place de mesures durant les premières années de vie des enfants en raison de l’impossibilité de proposer des solutions de garde adéquates. Cela évite de mettre les mères en difficulté. Par la suite, si nécessaire, des mesures moins contraignantes sont mises en place tout en respectant l’obligation d’activer les usagères et usagers.

Les assistantes et assistants sociaux ont rarement eu des remarques du canton ou des communes lorsque cette règle n’était pas appliquée. Des réactions telles que : « ils peuvent venir alors » ou

« on les attend » ont rapidement suivi ma question sur le sujet.

« T’as cinq gamins y en a un il commence à huit heures, un il commence à neuf heures, y en a un il finit à onze heures, y en a un il finit à onze heures trente alors moi on me propose cinq places en crèche, en UAPE, en tout ce qui existe ben elle ira hein, c’est clair, parce que son but c’est aussi de pas rester sa vie à l’aide sociale. Mais y a rien de tout ça donc comment tu fais ? Pis tu peux pas les voisins tout le temps. Tous les matins tu dois réfléchir où tu mets tes cinq gosses, alors lui il est chez lui, lui il est là, t’en perds un à la fin (rire). Donc si on propose des solutions ben oui on pourra mettre en place. » Elise, assistante sociale

Stéphanie considère que la mise en place de mesures d’insertion professionnelle ou sociale n’est pas irréalisable pour un jeune parent « quand tout rentre dans le moule disons. Quand on a la crèche et l’organisation ». Pourtant, elle n’a jamais rencontré de situation où un parent, plus précisément une mère célibataire, a été mise en mesure quatre mois après la naissance de son enfant. Selon Chloé, quatre mois après la naissance d’un enfant, on est plutôt dans la recherche de solutions de garde.

Les personnes interrogées ont notamment relevé que le marché dans lequel s’insèrent les femmes est relativement précaire et rend très difficile la conciliation entre le travail et la famille.

« Les emplois qu’on offre pour des personnes sans formation, pour des femmes en général […] c’est tous des emplois où les horaires c’est irrégulier, on travaille le samedi, les crèches, garder les enfants c’est pas facile avec ces emplois-là. » Chloé, assistante sociale Il s’agit selon les professionnel-le-s d’emplois tels que “femme de ménage“, “aide de cuisine“,

“auxiliaire de soins“ ou “ouvrière agricole“. Cela est assez étonnant selon Elena, qui relève également qu’il s’agit d’emplois difficilement conjugables avec une vie familiale : « C’est tous des domaines pour lesquels c’est quasiment impossible d’avoir une vie familiale à côté puisque que les horaires sont complètement variables, pareil pour les places de crèches. Et au niveau des formations faciles d’accès qu’on propose […] c’est toujours ciblé sur les ménages, […] ou bien la formation Croix-Rouge [formation d’auxiliaire de santé CRS] par exemple. Des choses comme ça » (Elena, assistante sociale).

Victoria relève également que ce type de métier précarise les femmes au niveau des conditions qu’elles peuvent y trouver. Elle se demande comment les professionnel-le-s pourraient changer cela :

« […] si peut-être on mettait en place plus rapidement des ateliers, des stages pour les sensibiliser à d’autres métiers, moins précaires […] ce serait différent […]. C’est nous aussi qui reproduisons, c’est pas seulement leur culture, c’est nous aussi. » Victoria, assistante sociale

De plus, selon Chloé, la division sexuée de l’emploi semble parfois offrir plus de possibilités de conciliation dans les métiers dits masculins que ceux dans lesquels s’insèrent les femmes migrantes :

« [C]’est une hypothèse, les hommes qui travaillent peut-être sur les chantiers, on sait que c’est du lundi au vendredi, des horaires plus réguliers et plus adaptés pour garder les enfants. » Chloé, assistante sociale

Hedyeh, malgré sa volonté, est effectivement freinée par l’organisation familiale que nécessite quatre jeunes enfants : « les horaires de l’école c’est n’importe quoi, c’est une incitation à ne pas travailler. Quand t’as quatre enfants de quatre, six, sept et neuf ans personne ne commence en même temps, personne ne finit en même temps, comment t’organises ta journée en tant que maman, comment tu peux même suivre un cours de français toutes les semaines. En plus t’es très vite jugée comme une mauvaise mère si t’arrives pas à tout gérer. » (Elena, assistante sociale).

En plus de la difficulté à trouver un emploi convenablement rémunéré, ces femmes doivent fréquemment assumer la responsabilité du bien-être des enfants. En effet, Stéphanie explique que l’Office de protection de l’enfance est facilement mandaté si la situation est compliquée et que dans ce cas, l’organisation familiale doit être irréprochable : « j’ai une situation où [la cliente]

veut se réinsérer mais elle a un enfant qui a trop de problèmes de comportement, il y a l’OPE dans la course et ça donc c’est pas compatible, elle doit être là, elle doit mettre un cadre quand il sort de l’école et ça. Pas beaucoup d’employeurs qui sont souples pour permettre ce genre de prestations. »

Certaines femmes migrantes ne manquent pourtant pas de volonté selon les personnes interrogées, et ce, malgré les obstacles qu’elles doivent surmonter. Les parcours de Senait et d’Aamina le démontre bien. D’autres situations ont été évoquées par les professionnel-le-s :

« J’ai typiquement les deux situations, les deux elles veulent à tout prix […] travailler, être occupées. J’en ai une qui me dit “mais mettez-moi en stage n’importe où je m’en fiche je ne peux plus rester à la maison j’en peux plus d’être à la maison“. En plus elle c’est une jeune mère de vingt-quatre ans, de deux enfants. Mère célibataire séparée du père des enfants qui est reparti en Afrique et elle, elle aimerait juste travailler et d’ailleurs, il y a eu de bonnes compétences qui se sont révélées […] et l’autre personne, arrivée ici avec un enfant, elle veut, elle cherche partout elle veut travailler, elle prend les ménages. C’est vrai que c’est extrêmement compliqué. » Chloé, assistante sociale

Ce n’est cependant pas impossible qu’elles s’insèrent selon Françoise : « J’ai une autre famille suivi social, pas d’aide sociale, les deux parents travaillent, ils ont sept enfants, ils sont en Suisse depuis longtemps. Ils sont arrivés dans les années nonante. C’est des Somaliens aussi, les deux parlent très bien français, les deux ont du travail. » (Françoise, assistante sociale).

Ici, l’obligation et la valorisation de l’emploi sont en confrontation avec l’institution de la famille.

Ces deux systèmes sont emplis de normes et d’attentes sociales. Le fait d’être une femme migrante au sein de ces systèmes y ajoute la dimension du racisme. En effet, d’un côté, les assistantes et assistants sociaux considèrent qu’il est difficile d’accompagner une femme migrante vers l’emploi en raison de sa culture et de son statut de mère et, d’un autre côté, les lois imposent des mesures d’« intégrations » pour tous les parents à l’aide sociale, quatre mois après la naissance d’un enfant. En aucun cas, la particularité et le choix de ces femmes ne sont pris en compte, comme si elles ne pouvaient pas faire le choix personnel de l’emploi, ou celui de la maternité. Elles se retrouvent donc entre un système fait d’obligations et un accompagnement social qui prend peu en compte l’éventualité qu’elles puissent désirer entrer sur le marché de l’emploi.

Lorsque les professionnel-le-s mentionnent éprouver de la difficulté face à l’intégration des femmes migrantes, ils et elles se réfèrent beaucoup à l’« intégration » professionnelle. Cela est lié au fait qu’ils et elles considèrent que tout ce qui est mis en place au niveau de l’insertion sociale n’est pas ou peu synonyme d’intégration. Car, encore une fois, la « bonne intégration » est définie comme celle qui passe par l’emploi et l’indépendance financière.

Cette partie démontre à nouveau plusieurs éléments. Premièrement, les pratiques professionnelles reproduisent les normes sexuées. Deuxièmement, les politiques familiales ne sont pas adaptées au travail des femmes. Pour finir, la division sexuée de l’emploi freine les mères dans l’accès à l’emploi.