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6 Troisième partie – analyse et résultats

6.2 Normes de sexe et de « race », la double marginalisation des femmes migrantes

6.2.2 La responsabilité administrative des inégalités de genre

6.2.2.1 Les logiciels utilisés

Ici j’analyse au travers des logiciels utilisés, comment la catégorisation administrative des personnes joue un rôle dans la visibilité de ces dernières et comment cela influence la vision et l’attention qui leur est portée. J’ai observé et analysé les divers outils utilisés dans l’un des trois CMS pour collecter les données des personnes accompagnées et les inscrire dans les logiciels servant au suivi.

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« Cette identification par catégorisation [couple, concubin, mère célibataire, etc.] impose à des individus la manière dont ils doivent voir leur propre vie. Elle leur assigne une place, même si ce n’est pas celle qu’ils souhaitent ou revendiquent. De plus, ces catégories ne sont pas seulement les rubriques d’une nomenclature administrative ; elles sont aussi des catégories de jugement. Leur application conforte dans leur position ceux qui correspondent aux normes en vigueur – une famille stable, par exemple – mais s’apparente à une stigmatisation pour ceux qui s’en éloignent. La violence n’est donc pas toujours du côté qu’on croit. » Dubois, 2015, p.59

Il est important de noter que tous les CMS n’ont pas la même façon de faire. Par exemple, dans un CMS, des journaux de suivi des client-e-s sont créés sur des documents de traitement de texte tandis que dans un autre, les journaux de suivi sont directement complétés sur un logiciel.

Tout d’abord, dans le CMS analysé plus spécifiquement, c’est la réception qui reçoit la première demande. Puis, un service administratif se charge de prendre contact avec les personnes demandeuses d’aide, pour faire une première évaluation, prendre les premières informations et transmettre la situation à un ou une assistante sociale. Lors de cette prise de contact, les données récoltées sont entrées dans différents systèmes. Concernant les dossiers transférés de la Croix-Rouge, la marche à suivre est un peu différente. Les assistants et assistantes administratives transmettent la situation à un-e assistant-e social-e qui prend directement contact avec la personne référente du dossier à la Croix-Rouge pour reprendre le suivi.

Dans ce CMS, un premier logiciel est utilisé, il s’agit du seul auquel la réception ait accès et qui permet de rediriger les appels et demandes directement à l’assistant-e social-e concerné-e. Dans ce logiciel, les assistantes et assistants administratifs n’entrent pas toujours les noms de toutes les personnes du ménage et sont conscients que des données peuvent alors se perdre.

Un second logiciel permet de collecter les informations de base et servira ensuite à générer d’autres documents (procuration, demande d’aide sociale, budgets etc.) et de les retrouver directement depuis cette base de données. On y trouve un onglet « titulaire » où des informations telles que nom, prénom, adresse, numéro AVS, état civil, date de naissance ou encore type de papiers/permis de séjour, peuvent être entrées. Il existe également un onglet

« conjoint » où certaines informations sont reportées et d’autres doivent être complétées, ainsi qu’un onglet « enfant » avec leur nom, prénom et date de naissance. Lors d‘une recherche dans ce logiciel, seul le nom inscrit sous « titulaire » peut faire apparaître le dossier.

Pour les dossiers de personnes mariées ou en couple transmis par un service tel que la Croix-Rouge par exemple, l’homme est systématiquement le « titulaire » et la femme est le « conjoint ».

Le nom du « titulaire » n’est pas modifié suite au transfert de la Croix-Rouge à un CMS. La femme prend cependant automatiquement la place de « titulaire » lorsqu’elle vit sans conjoint.

Dans certaines situations plus rares, il arrive que lorsque les démarches auprès du service social sont faites par une femme, cette dernière, même si elle est en couple ou mariée, soit enregistrée en tant que « titulaire » et son conjoint ou mari comme « conjoint ». Cela reste cependant très rare car même dans le cas où elles s’occuperaient de toutes les démarches administratives, il est

presque systématique que l’homme reste enregistré comme le « titulaire », comme si cela allait de soi. Louane confirme que majoritairement, les hommes des ménages sont enregistrés comme

« titulaire » ou « chef-fe de famille ». Elle n’est pourtant pas en accord avec cela :

« […] je trouve que c’est nul, pourquoi c’est l’homme ? Partout où tu vas maintenant, dans le contrôle de l’habitant et tout c’est automatiquement l’homme […] alors que ça n’a rien à voir. Pour moi c’est une [aberration] en 2018 que ça existe toujours. Et même au niveau du titulaire du dossier, même ici à l’aide sociale, je trouve que c’est quand même très majoritairement […] le Monsieur […]. Après c’est pas tous les cas, y a quand même de plus en plus de dossiers où c’est le nom de Madame. » Louane, assistante administrative Pourtant aucune directive ne mentionne que l’homme doit être enregistré comme « titulaire ». Il s’agit de décisions informelles prises par les travailleurs et travailleuses.

Les CMS ont parfois accès à un logiciel de contrôle des habitant-e-s qui inscrit presque systématiquement l’homme en tant que « chef-fe de famille » – terme exact – puis la femme en tant que « conjoint-e » et les enfants sous « enfant » ou « colocataire » lorsqu’ils et elles sont majeur-e-s. Lucas, assistant administratif, explique que dans certaines communes, c’est la ou le premier inscrit qui est enregistré en tant que « chef-fe de famille ». Dans le CMS, aucun exemple ne lui vient à l’esprit, mais il a pu observer cela dans le cas de connaissances personnelles. Dans d’autres communes, les femmes ne prennent la place de « chef-fe de famille » que s’il n’y a pas de mari ou de conjoint dans le ménage. L’exemple de Hedyeh démontre bien cette logique. Après avoir vécu cinq ans, seule avec ses quatre enfants, elle a décidé de se mettre en collocation avec un ami, afin de payer son loyer moins cher et parce qu’il était une personne ressource pour elle.

Cet homme, qui n’était pas son conjoint selon elle, a été enregistré au contrôle de l’habitant directement comme « chef-fe de famille » tandis que le statut de Hedyeh a été modifiée pour qu’elle apparaisse comme étant la « conjointe ».

Pour finir, si la famille nécessite une aide sociale, les données sont entrées – c’est le cas dans tous les CMS valaisans – dans un dernier logiciel, celui-là cantonal : ASP (aide sociale personnelle) où il est nécessaire, selon le Canton, de mettre les hommes en tant que « titulaire » du dossier. Les noms des femmes et des enfants n’apparaissent que lorsque l’on ouvre le dossier ou si l’on fait une recherche par nom. Il reste plus difficile de retrouver un dossier au travers des noms de la conjointe ou des enfants, surtout lorsque les noms de famille ne sont pas les mêmes dans toutes l’unité familiale.

Agnès, assistante administrative, nous explique que, même si c’est souvent la femme qui prend contact avec le CMS analysé, pour certaines démarches administratives, le fait que la femme soit enregistrée comme la « titulaire » du dossier pose problème : « dans le cas des subventions, s’ils demandent des subventions, il faut faire au nom de l’homme. » (Agnès, assistante administrative).

En effet, les demandes de subvention des primes d’assurance-maladie peuvent être faites directement depuis ce logiciel, Louane confirme que « souvent [la caisse de compensation du canton du Valais] demand[e] que ça soit comme sur le contrôle des habitants. Je crois qu’ils se basent là-dessus pis il me semble que deux, trois fois, il y avait des familles où chez nous c’est la femme et ils demandent le formulaire au nom du Monsieur. Donc tu dois faire à la main parce que

dans notre programme c’est pas le bon nom entre guillemets » (Louane, assistante administrative).

Stéphanie a voulu entrer dans le logiciel ASP, le nom d’une cliente – dont le mari était arrivé en Suisse après elle et pour laquelle les contacts passaient par elle plutôt que par son mari – dans l’onglet « titulaire ». Le canton du Valais a refusé ce cas de figure et a fait modifier les statuts de l’unité familiale sur le logiciel, mettant le mari sous cette terminologie et déplaçant les données de l’épouse dans l’onglet « conjoint-e » : « on m’a expliqué ça parce que justement ça a un lien avec le contrôle des habitants, pour faciliter une recherche de la famille, ils doivent avoir une seule ligne de conduite ». Chloé a rencontré le même cas de figure : « on m’a exigé de changer, de mettre le nom de Monsieur et pas le nom de Madame parce que c’était Monsieur qui devait apparaître sur le nom du dossier. »

Marie explique que lorsque les conjoints ont des noms de famille différents, il faut systématiquement mettre le nom de l’homme. Lorsqu’elle a voulu laisser le nom de la femme, le canton lui a demandé de faire le changement. « S’il y a la femme et l’homme, ce sera mis au nom de l’homme. En tout cas moi c’est ce qu’on m’avait dit ». Lucas confirme qu’il a dû recréer et rouvrir des dossiers sur le logiciel cantonal, au lieu de juste ajouter le nom de l’homme, qui avait rejoint l’unité familiale. Les démarches liées sont importantes et prennent du temps d’après son expérience.

Cependant, certaines situations arrivent à passer entre les mailles du filet grâce à la marge de manœuvre exercée par les street level bureaucrats. C’est le cas de trois situations répertoriées lors de cette analyse dans l’un des grands CMS. Il s’agit de situations qui ne sont pas analysées dans ce travail. Françoise a vécu une situation où le canton a renoncé à modifier les statuts, laissant la femme – arrivée en Suisse avant son mari – sous l’onglet « demandeur » pour éviter des démarches administratives. Elise a laissé le nom d’une femme « titulaire » d’un dossier, car son époux était arrivé sur la commune après elle. Comme elle n’a posé la question à personne, elle n’a jamais reçu de remarque selon elle. De plus, elle considère que la personne de référence est clairement l’épouse. C’est avec elle que les contacts se font, c’est son nom qui est connu du service. Son mari est arrivé bien après et il serait insensé, selon elle, de changer le nom du

« titulaire ». Sara a vécu le même cas de figure, elle n’a rien demandé à personne et a laissé inscrit le nom de la femme sous « titulaire ». En effet, dans ces trois situations, les femmes, bien que mariées ou concubines, ont pu garder un statut de « titulaire » sur le logiciel cantonal. Il est important de noter qu’elles l’ont gardé parce qu’elles étaient inscrites seules au départ et qu’aucun changement n’a été fait suite à l’arrivée d’un homme dans le ménage.

Les personnes interrogées expliquent que, dans le logiciel cantonal, tous les membres des ménages peuvent être retrouvés, mais sous un seul onglet :

« Dans le dossier “personne” elle apparaît seule et ensuite tu dois aller regarder qui est dans l’unité familiale et ensuite tu trouves qui est le “ chef de famille” mais c’est compliqué. » Chloé, assistante sociale

Dans le logiciel d’entrée des données des client-e-s du CMS analysé, si la ou le conjoint, les colocataires ou les enfants n’ont pas le même nom que la personne inscrite sous l’onglet

« titulaire », on ne peut pas les retrouver en les cherchant par leur nom. Il faut impérativement savoir qui est le ou la « titulaire ».

« J’avais demandé que dans le cadre de l’accueil [des nouvelles demandes faites au CMS]

ça soit mis les deux [noms] mais ils [les responsables] disaient que c’était trop compliqué.

Ce logiciel c’est n’importe quoi. » Françoise, assistante sociale

Les documents générés par ce programme sont automatiquement au nom de la personne entrée en tant que « titulaire », notamment le journal de suivi. « On y avait réfléchi une fois, mais plus à cause des personnes de nationalité portugaise qui n’ont pas les mêmes noms dans les couples.

Alors si cette personne appelle et que je ne sais pas de quel dossier elle vient, je lui demande le nom de son mari et là tout de suite je trouve », explique Stéphanie, qui relève toutefois que cela montre à l’épouse qu’elle n’a pas le même statut que son mari et que c’est un peu problématique comme façon de faire.

Le fait de n’avoir qu’une personne référente est discutable, selon Louane : « Après ça fait que la deuxième personne elle est quand même vachement retirée du dossier, alors que c’est aussi sa situation ». En effet, Louane considère que des informations se perdent : « On a aussi quand même beaucoup de dossiers où le nom de famille c’est pas le même. Donc même dans l’arborescence les fichiers word et tout […] mais on a quand même pas mal changé. Parce que genre on a plein de fichier Excel où, par exemple, pour les soins dentaires […] avant on faisait un onglet par dossier et maintenant on met vraiment un onglet par personne. On commence un peu plus, je pense, à ouvrir le truc. » (Louane, assistante administrative).

Françoise et Elena essaient de toujours renommer manuellement les noms des documents générés par le programme. D’autres ne le font pas, ou pas systématiquement. C’est le cas de Chloé et Stéphanie qui estiment savoir dans quelle unité familiale sont les femmes qu’elles suivent. Louane, Lucie et Lucas sont du même avis. Cependant les cinq relèvent qu’en cas d’absence pour une plus ou moins longue durée des professionnel-le-s référent-e-s, cela pourrait compliquer le travail des personnes qui les remplaceraient.

« On a pas eu de directive là-dessus en fait ! Personne ne nous a dit que ça serait bien ou non de faire comme ça. » Marie, assistante sociale

Si les assistantes et assistants administratifs ne renomment pas les documents au nom des deux conjoints, mais les laissent tels qu’ils ont été générés – c’est-à-dire au nom du ou de la

« titulaire » – c’est parce que si les noms des fichiers générés sont modifiés, on ne peut plus les retrouver depuis ce logiciel, mais uniquement en allant les rechercher dans l’arborescence informatique.

« Faudrait modifier les paramètres du [logiciel]. Parce que c’est bête parce que nous on nous a dit qu’il faut surtout pas renommer sinon on perd le lien, on peut plus ouvrir le journal ou les documents dans le [logiciel] du côté admin c’est embêtant. » Louane, assistante administrative.

Lucas explique que, selon lui, si la notion de titulaire ne peut pas être supprimée dans l’immédiat, il faudrait inscrire : « la personne de contact que t’as le plus facilement. Si c’est la dame tu mets titulaire… bon après faudrait peut-être avoir la bonne définition de titulaire du coup en fait. Parce que oui, en tout cas pour moi j’ai beaucoup plus l’habitude de traiter avec la femme que avec le mari ou conjoint […] mais moi je trouve que le titulaire c’est la personne justement qui est plus en lien avec nous à gérer le dossier, que l’autre personne qu’on entend jamais ou autre. » (Lucas, assistant administratif).

Tous les assistants et toutes les assistantes sociales considèrent que cette notion de « chef-fe de famille », ou de « titulaire » dans les dossiers oriente la pratique de l’assistant-e social-e vers une seule personne. De ce fait, l’on peut en déduire que les autres membres du ménage sont moins visibles et bénéficient de moins de mesures d’insertion socioprofessionnelles. Le fait de mettre une personne de référence fait disparaître les autres membres du ménage et faciliterait en partie l’« intégration » de la personne référente du dossier au détriment des autres selon les personnes interrogées. L’un des exemples frappants de cette invisibilité des autres membres du ménage se produit à l’ouverture du dossier : il arrive parfois, selon les professionnel-le-s interrogé-e-s, que dans l’urgence d’une ouverture d’aide sociale, les documents à signer soient donnés à la personne référente pour qu’elle les fasse signer aux autres membres du ménage avant de les retourner au CMS. Les assistantes et assistants sociaux doivent rencontrer les membres majeurs du ménage avant l’ouverture, pourtant trois assistantes ou assistants sociaux mentionnent avoir déjà fait cela et, dans la majorité des cas, ces trois professionnel-le-s admettent qu’il s’agissait de donner les documents à l’homme pour qu’il les fasse signer à son épouse ou sa conjointe.

Stéphanie mentionne qu’« à l’époque y’avait même pas ça, Monsieur il pouvait signer pour tout le monde ».

« Je suis sûre qu’on est influencées psychologiquement par ça. Qu’on le voie ou pas. Je pense que par “chef-fe de famille”, on a la vision “l’homme”, “la femme”, mais mine de rien, en devant inscrire un nom sur les dossiers, on va même inconsciemment se concentrer plus sur la personne qui nous a contacté-e-s, nous a appelé-e-s, qui a fait les premières démarches : pour moi elle prend schématiquement la place de “chef-fe de famille“. Même si je dois appeler quelqu’un, typiquement je vais appeler la personne de référence, toujours la même personne. Parce que c’est elle la référence du dossier. » Chloé, assistante sociale

Marie raconte également son expérience liée à cela :

« Par rapport typiquement aux adresses e-mail ou numéros de téléphone. T’as le numéro de téléphone de la personne qui prend contact mais c’est seulement le jour où tu décides de mettre le partenaire en mesure que tu vas t’intéresser à son numéro de téléphone. Si non, avant ça sera toujours la même personne qui sera contactée. Et pour avoir le numéro de téléphone du partenaire, ben faut appeler la personne référente. Ça je remarque quand même, des fois après quelques mois d’ouverture tu te dis “ ah ouais, j’ai même pas le numéro du partenaire au fait ”. T’as pas ses coordonnées donc s’il y a séparation ou autre. » Marie, assistante sociale

Selon Laurent et Lucas, il serait même mieux d’abandonner cette notion de sexe dans les contrôles des habitants ou les formulaires administratifs. Lucas a vécu une situation où il a expérimenté l’impossibilité des normes à représenter tous les types de familles.

« Par rapport au formulaire c’est beaucoup mari et femme. Là j’ai un cas où il y a deux femmes qui sont pacsées par exemple, du coup ben t’es là… C’est pas vraiment juste de mettre sous l’homme. Donc tu traces […]. Il devrait pas y avoir de genre ou de sexe [...] la notion de genre qu’est-ce qu’on s’en fout » Lucas, assistant administratif

Il relève que dans le logiciel ASP, il est possible de mettre « indéfini » lorsque l’on doit entrer le sexe d’une personne. Après avoir questionné les assistants et assistantes administratives sur cette possibilité, toutes et tous s’accordent sur le fait que cette case existe pour éviter que le programme ne se bloque lorsque l’on ne connaît pas le sexe d’une personne.

Louane considère qu’il ne faudrait plus avoir l’obligation de mentionner le sexe, car il y a également de plus en plus de personnes transgenres qui passent les portes des administrations.

Sara, au contraire, pense qu’il est nécessaire et obligatoire de connaître le sexe des personnes sur les formulaires et logiciels. Vouloir enlever ces informations est pour elle une mesure qu’elle juge

“ trop extrême ”.

“ trop extrême ”.