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Selon plusieurs enquêtes, le nombre de jours fériés et donc non travaillés est très important dans la région Amhara, allant jusqu’à quatre jours sur dix en zone rurale 1. Le travail dans les communautés

rurales passe donc après les nombreuses obligations religieuses.

Par ailleurs, dans la société amhara traditionnelle, les professions artisanales (forgeron, tanneur, po- tier, menuisier, tisserand, etc.) sont socialement et économiquement marginalisées. Les artisans ont un statut inférieur et sont parfois considérés comme des sous-hommes. Ils ont des droits inférieurs, les relations sexuelles avec eux sont limitées, ils ne peuvent entrer dans les maisons sauf occasions spéciales, la nourriture leur est servie dans des feuilles ou de la vaisselle cassée, ils doivent se mettre à genoux et regarder ailleurs quand ils rencontrent d'autres personnes, etc. 2 En même temps, ils oc-

cupent une position importante dans la sphère religieuse ou spirituelle, notamment à l’occasion d’évènements comme les naissances, mariages, funérailles, etc. Ils sont aussi crédités de pouvoirs magiques en tant qu’intermédiaires entre les forces surnaturelles et la société. 3

Ce statut inférieur des métiers manuels n'est pas favorable à la diversification des activités des pay- sans vers des activités artisanales 4.

Awra Amba s’est construit à l’opposé de cette place finalement secondaire du travail et de la dépré- ciation sociale des métiers non agricoles. Le travail y est considéré comme la valeur centrale, le moyen de s’épanouir. Tout le monde doit travailler selon ses capacités hors les enfants qui doivent étudier et jouer, les femmes proches de l’accouchement (qui ont trois mois de congé), les malades et les anciens. Le travail est une réponse à la pauvreté, mais c’est d’abord le moyen de se réaliser et de participer au bien-être de la communauté, un besoin fondamental plutôt que le moyen de satisfaire ses besoins. Il n'est pas absolument obligatoire – et donc aliénant, mais volontaire, fait pour soi- même et pour le bien de la communauté. Bien travailler, efficacement, entraîne la reconnaissance so- ciale. Celui qui néglige ou oublie ses responsabilités en la matière ne peut obtenir le respect des autres. Ne pas travailler, même pour une raison valable, entraîne d'ailleurs un sentiment de culpabili- té. 5

Le prestige est acquis à celui qui travaille consciencieusement et qui applique les valeurs de la com- munauté dans la vie quotidienne. Le comportement quotidien est donc le critère du statut de chacun. 6

Aussi certains peuvent travailler à la coopérative au-delà des huit heures obligatoires par jour (8-13h et 14-17h), six jours sur sept, sans se faire payer ces heures supplémentaires 7. Chaque coopérateur

dispose du septième jour de la semaine, consacré en général au marché, au ménage, ou à la collecte de bois. Ce jour libre était fixé au mercredi une semaine sur deux et au samedi la semaine suivante, et est maintenant fixé au dimanche 8. Hors le nouvel an qui se fête en Éthiopie le 11 septembre (ou le

12 septembre les années bissextiles), les membres d'Awra Amba sont donc actifs tous les jours et ne célèbrent aucune autre fête civile ou religieuse 9.

Il n’y aurait pas de type de travail plus valorisé qu’un autre et le seul critère d’affectation des tâches à

1 Selon Seid (2008 : 85), 53 % des communautés rurales de la région auraient en 2003 plus de 13 jours fériés par mois, soit au moins 156 jours par an. Eskinder (2013 : 301) donne ces mêmes chiffres mais comme une moyenne régionale (rurale et urbaine) publiée par la région en 2010...

2 Haberland (1978 : 131). 3 Levine (1974 : 170). 4 Seid (2008 : 28).

5 Solomon (2005 : 48, 50, 51, 55), Alemu et coll. (2013 : 119). 6 Solomon (2005 : 9).

7 Genet (2009 : 45), Teshager (2010 : 59), Mengesha et coll. (2015 : 173). 8 Joumard (2010b : 6), Awra Amba community (2021).

l’un ou l’autre (par le comité ad hoc au sein de la coopérative) est sa capacité à les mener à bien, et non son sexe ou son âge 1. On a vu cependant qu'un observateur extérieur estimait que le tissage

n'était guère valorisé.

La plupart des adultes travaillent à la coopérative (cf. paragraphe 3.4.2), mais beaucoup travaillent en outre pour eux-mêmes en filant, en tissant sur un métier personnel chez eux, en étant apiculteur, en élevant des poules ou même en exploitant un zébu dont le lait est vendu au café restaurant par exemple 2. Ce travail privé semble même indispensable pour beaucoup car les salaires sont bas,

comme en témoigne un membre de la coopérative 3 : "Beaucoup souffrent. […] Ceux qui n'appar-

tiennent pas à la famille de Zumra doivent se lever tôt pendant la nuit pour travailler à leur compte."

La valeur travail d’Awra Amba entre en contradiction avec les valeurs traditionnelles comme la divi- sion du travail selon le sexe, l’autorité patriarcale, la soumission des femmes, le respect de nombreux jours fériés selon les principes religieux, dont elle pointe l'irrationalité 4. C'est donc l'une des ma-

nières de critiquer les rites et l'obscurantisme religieux comme de contester les traditions, au profit d'une approche rationnelle de l'existence, ce qui fait du travail une valeur proche du rationalisme. La place extrême accordée au travail, pour tous les adultes et tout au long de l'année, laisse peu de place aux loisirs et plaisirs : la vie est une chose trop sérieuse pour privilégier les plaisirs immédiats. Awra Amba est donc une communauté assez austère, dans laquelle outre les euphorisants comme le tabac, le café ou l’alcool, il n’y a guère de place pour les jeux ou la danse, ni pour les relations sexuelles hors mariage. 5 Ce rigorisme ne semble pas s'appliquer aux enfants, qui jouent, chantent et

dansent. Le rituel du café n’est par exemple pas pratiqué par les membres de la communauté, car il est considéré comme une perte de temps et une occasion de médisance 6, alors que ce rituel assez

long est important en Éthiopie, dont le café est la boisson nationale.

Photo 11 : Femme extérieure à la communauté préparant le café (buna) selon le rituel éthiopien dans le village d’Awra Amba, en 2019 (ph. F. Pastor).

Ce rigorisme, teinté de puritanisme et d'ascétisme, semble cependant s’adoucir : si les membres de la communauté ne boivent sans doute toujours pas de café, les visiteurs peuvent maintenant avoir un café sur place et une voisine prépare le café traditionnel (buna) comme en témoigne la Photo 11. Il y a quelques caféiers dans le jardin de la communauté. Et lors du jour de l’an 2011 (C. É.) le 11 sep- tembre 2018, qui est le seul jour férié à Awra Amba, des jeunes d’une vingtaine d’années se sont produits en habits traditionnels dans un spectacle de danses et de chants transmettant les valeurs de la

1 Solomon (2005 : 50), Seid (2008 : 72), Chekole (2014 : 68), Awra Amba community (2015a : 12). 2 Solomon (2005 : 52), Alemu (2013 : 70), Solomon (2015 : 69).

3 Østebø (2021 : 178). 4 Solomon (2005 : 49). 5 Solomon (2005 : 42, 58). 6 Abebaw (2007 : 52).

communauté (cf. Photo 12), en chantant par exemple "s’il y a de l'amour, il y aura de la paix, s’il y a

de la paix, il y aura du développement, s’il y a du développement, il y aura de la richesse" dans la

chanson "Fikir Kale, Selam Alle" : une manière ludique de présenter la philosophie du village… Ce spectacle a ensuite été donné pour des visiteurs, dans des écoles et à différentes occasions dans le voisinage, et a eu du succès. 1 L’amélioration des conditions de vie, l’apaisement des relations avec

les voisins, l’ouverture à la société durant les études universitaires, entre autres, ont sans doute eu quelque influence dans ce domaine aussi.

Photo 12 : Spectacle de danses et de chants donné à l’occasion du jour de l’an 2011 (C. É.), soit le 11 septembre 2018 (capture d’écran d’une vidéo de la Communauté d’Awra Amba).