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4.6.1 Relations avec les voisins et extension du modèle

Dans le document Awra Amba, une utopie entre mythe et réalité (Page 112-115)

Awra Amba était et est sans doute encore en grande partie un ilot au milieu d’une société Amhara très conservatrice, voire teintée de fanatisme religieux 1. La quasi absence de religion à Awra Amba

et pour le moins l’absence de tout rite religieux (cf. paragraphe 3.6) apparaît comme le principal obs- tacle aux relations avec ses voisins 2. En effet, dans le nord de l’Éthiopie, bien que la liberté

religieuse soit garantie par la Constitution, ne pas appartenir à l’une des deux religions principales – orthodoxe ou musulmane – vous relègue en marge de la société 3. À cela s’ajoute sans doute des fu-

nérailles trop discrètes qui choquent les voisins (cf. paragraphe 4.3) 4. En parallèle, les membres de la

communauté d’Awra Amba, du moins sans doute les natifs du village, sont choqués par la marginali- sation et la discrimination des femmes dans la société environnante 5.

Ces grandes différences culturelles ont notamment cinq conséquences :

- Des médisances mêlées de jalousie : la communauté a pu être perçue comme un groupe de païens suspects, secrets, cruels, et même parfois paresseux, où tout est collectif y compris les femmes et les enfants, et où les mariages sont arrangés par le chef... 6

- Des relations difficiles entre les enfants des voisins et ceux de la communauté : en primaire, pen- dant les récréations et après les cours, d’une part les enfants d’Awra Amba plutôt que de jouer préfèrent travailler, participer à des activités périscolaires ou discuter des différentes matières scolaires ; d’autre part les enfants des voisins hésitent à se mêler à des enfants vus comme sans religion, qui n’invoquent en outre jamais Dieu ou Allah comme le font les autres pour appuyer leurs dires en utilisant par exemple des interjections comme Wollahi ou Egziabherin qui signi-

Cient "par Dieu" pour les musulmans et chrétiens respectivement : « Comment puis-je jouer

avec quelqu’un qui n’a pas de religion ? » conclut un élève d’un village voisin. EnCin, lorsque

l’école était assez éloignée d’Awra Amba, les jeunes d’Awra Amba ont toujours refusé d’al- ler au café boire un thé ou une bière (tella) comme les élèves du voisinage, ce qui ne facilite pas les relations. 7

- Une insécurité pour les membres de la communauté : deux auteurs qui ont enquêté en 2006 et 2011 notent que Zumra ne peut se déplacer dans les villages voisins par crainte de troubles 8.

Dans le village d’Awra Amba lui-même, il est d’ailleurs toujours accompagné d’un garde armé (cf. Photo 7 page 22), du moins jusqu’en 2011, tandis que le village est gardé la nuit par les ha- bitants à tour de rôle aux quatre postes de garde, ce qui est inhabituel en Ethiopie 9. Il est vrai

1 Pratt & Earle (2004 : 10), Assefa (2013 : 2).

2 Asnake (2005 : 32), Abebaw (2007 : 63), Alemu (2013 : 117), Østebø (2021 : 154). 3 Tilahun C. (2012 : 99).

4 Abebaw (2007 : 63). 5 Alemu (2013 : 69).

6 Solomon (2005 : 41, 66), Abebaw (2007 : 66), Seid (2008 : 118). 7 Abebaw (2007 : 72, 76-77, 83).

8 Abebaw (2007 : 64), Tilahun C. (2012 : 114). 9 Joumard (2012 : 22), Tilahun C. (2012 : 114).

que des jeunes des villages voisins sont souvent venus perpétrer quelque méfait à Awra Amba 1

et que le village avait même dû faire face à des attaques en règle 2. Si la situation semble s’être

bien apaisée petit à petit, un auteur note qu’en 2014 les femmes comme les hommes d’Awra Amba ne traversent pas les villages voisins par crainte d’être attaqués 3.

- Une perception par Awra Amba des communautés voisines comme antagonistes de leur philoso- phie, de leurs valeurs et de leur style de vie et donc irréconciliables, ennemies notamment après les conflits des premières décennies. 4 "Si nous étions comme Awra Amba, comment pourrions-

nous garder notre religion ? Comment pourrions-nous célébrer nos fêtes si nous devions tra- vailler tout le temps ?" dit un jeune paysan du village d'à côté à la fin des années 2010 5.

- Un repli d’Awra Amba sur lui-même : en raison de leurs principes, les membres de la commu- nauté présents sur les marchés alentour ne vont jamais boire ne serait-ce qu’un thé aux cafés voisins, ce qui fait penser à un voisin de 60 ans en 2004 qu’ils « ont honte de leur comportement

déviant et ont peur de ce qu’ils soupçonnent de leurs adversaires » ; ils ne participent pas non

plus aux mariages des villages voisins. 6 Les relations avec les voisins sont donc essentiellement

économiques. Plusieurs auteurs remarquent l’absence d’intérêt des habitants d’Awra Amba pour leurs voisins, ne cherchant ni à discuter avec eux ni à leur rendre visite, tout en répondant volon- tiers à leurs questions ; des communautés locales reprochent aussi aux leaders d’Awra Amba de privilégier les relations avec les universités ou au niveau national et de les délaisser. Cette dis- tance est parfois vue comme de la condescendance, de la part de membres de la communauté trop sûrs de la supériorité de leur culture et de leur société. 7

Cette césure et ce rejet mutuel se sont néanmoins estompés avec le temps pour plusieurs raisons : - Awra Amba a su répondre à la violence par la non violence comme en témoigne Zumra plu-

sieurs années après, en 2011 : « Un jour, nos voisins ont franchi les limites du village pour nous

attaquer, bien armés et déterminés à détruire notre petit village. Nous ne savions vraiment pas comment répondre à ces attaques, mais nous étions sûrs qu’il ne fallait pas répondre à la vio- lence par la violence. Non, vraiment pas, car la violence ne fait qu’engendrer la violence et ce n’est que par l’amour qu’un jour la ‘vérité’ pourra se révéler. J’ai réfléchi un moment et décidé quelque chose de plutôt drôle. Ce que j’ai fait, c’est d’aller à l’épicerie du village et d’acheter un ballon ! Puis, tous ensemble – les filles, les garçons, les hommes, les femmes – on a commen- cé à jouer au foot. Honnêtement, nous n’avions jamais joué au foot auparavant, mais c’est la seule chose qui m’est venue à l’esprit face à ces graves menaces. Aussi les gens qui étaient ve- nus nous attaquer ont-ils été désorientés et ont sans doute pensé "on vient les attaquer et ils ne font que jouer au foot !" Ils se sont dit qu’il devait y avoir quelque chose ou quelqu’un derrière notre comportement confiant et ont commencé à nous observer sans rien faire. Cela a duré trois jours jusqu’à ce qu’ils soient irrémédiablement désorientés et, méfiants, décident de nous laisser faire ce que nous faisions depuis trois jours... » 8

- Les voisins, et d’abord les plus jeunes, apprécient l’honnêteté et l’ardeur au travail voire l’égalité des membres de la communauté 9.

1 Chekole (2014 : 89). 2 Eskinder (2013 : 300). 3 Solomon (2015 : 62). 4 Mengesha et coll. (2015 : 170). 5 Østebø (2021 : 154). 6 Solomon (2005 : 66), Abebaw (2007 : 49).

7 Abebaw (2007 : 67, 69, 71), Alene (2011 : 97), Tilahun C. (2012 : 84), Mengesha et coll. (2015 : 175). 8 Eskinder (2013 : 300).

- Ils apprécient aussi les services rendus par la communauté (moulins, dispensaire, épiceries, tis- sus, café, etc.) 1.

- La communauté organise des formations pour des habitants des communautés voisines, comme

en 2015 une formation de trois jours d'agents de vulgarisation sanitaire pour construire un poêle en collaboration avec une ONG internationale 2.

- Les contacts entre les enfants par le biais de l’école principalement sont de plus en plus nom- breux et de plus en plus amicaux. Par ce biais, la communauté entre en contact avec tout le bassin de recrutement des écoles, soit environ 30 000 personnes. 3

- Les médias dédiabolisent et promeuvent Awra Amba par le biais de leurs émissions sur les suc- cès économiques de la communauté et en apportant des clarifications quant à ses valeurs, ses objectifs et son mode de vie 4.

- Les autorités régionales et nationales donnent Awra Amba en exemple, ce qui ne peut à la longue qu'améliorer son image et amener les réserves à s'estomper.

- La notoriété d’Awra Amba en Éthiopie et à l’étranger et le nombre très élevé de visiteurs pour un si petit village impressionnent sans aucun doute les plus proches voisins 5.

Aujourd’hui, sinon depuis une dizaine d’années au moins, les relations avec les voisins semblent apaisées, l’hostilité a disparu : les communautés voisines ont évolué à leur contact. 6

La violence politique est cependant très présente en Éthiopie avec, ces dernières années, des manifes- tations violentes et non moins violemment réprimées, ayant fait des centaines de morts sur fond de tensions ethniques, sans parler de la guerre du Tigré voisin depuis novembre 2020. On se rappelle la menace d’assassinat de Zumra qui a amené la communauté à fuir précipitamment dans le Sud en 1988 (cf. paragraphe 2.3). Cette tentation de régler des différends idéologiques par la force n’a semble-t-il pas disparu comme en témoigne en 2013 un membre de la communauté âgé de 50 ans : « Je crois que la plupart de nos voisins attendent d’avoir l’opportunité de nous attaquer simplement

parce que nous avons une philosophie différente. Après la mort [le 20 août 2012] du précédent pre- mier ministre Meles Zenawi, des voisins ont pensé nous attaquer en cas de crise gouvernementale. Heureusement pour nous, le gouvernement est resté en place, et ils ont laissé tomber. Cependant, en cas d’instabilité politique, je suis certain qu’ils reviendront et nous détruiront. » 7 Les tensions sont

aujourd’hui fortes en Éthiopie, mettant à l'épreuve le système de fédéralisme ethnique et la stabilité politique : Awra Amba pourrait en faire les frais, comme victime collatérale de la part de voisins. Les relations s’améliorant, dans quelle mesure le modèle d’Awra Amba est-il duplicable ailleurs ? Le risque d’échec est réel si l'on se contente de dupliquer telle ou telle mesure mise en œuvre dans la communauté, par exemple l’absence de division du travail entre hommes et femmes. Car c’est l’en- semble des valeurs d’Awra Amba, bien que diversement mises en œuvre, – égalité, solidarité, respect des enfants, démocratie, etc. – qui est gage de succès et non telle ou telle application particulière. 8

Plusieurs auteurs estiment que l’expérience d’Awra Amba est tout à fait exportable ailleurs en Éthio- pie, les aspects religieux mis à part 9.

1 Mussa (2004 : 41), Eskinder (2013 : 305), Chekole (2014 : 58), Tesfaye (2017 : 37). 2 Østebø (2021 : 77).

3 Asnake (2005 : 32), Abebaw (2007 : 31), Awra Amba community (2014c), Chekole (2014 : 58). 4 Eskinder (2013 : 304-305).

5 Awra Amba community (2014c).

6 Pratt & Earle (2004 : 10), Abebaw (2007 : 62, 92), Awra Amba community (2014c), Chekole (2014 : 59, 89), Tesfaye (2017 : 40).

7 Mengesha et coll. (2015 : 172). 8 Alene (2011 : 90).

Elle semble d'ailleurs avoir été dupliquée par un village nommé Lulista Mariam. C’est un village d’une cinquantaine de foyers situé à environ 150 km d’Awra Amba au sud-ouest de Bahir Dar et à proximité de la route Bahir Dar – Addis Abeba (cf. Figure1 page 16), dans le district rural de Fagita Lekoma dans le canton d’Awi, région Amhara. Le canton d’Awi est un canton avec une assez forte présence des sans religion. 1

Cette duplication a pour origine une formation cantonale sur l’égalité homme-femme en 2006 auprès d’habitants du canton provenant de différents districts dont celui de Fagita Lekoma, représenté par une vingtaine de personnes. Awra Amba a été présenté par les organisateurs du canton comme l’ex- périence la plus réussie, à laquelle une visite a été faite dans la foulée. Deux habitants de la commune où se trouvent Lulista Mariam ont donc visité Awra Amba, puis en ont discuté au sein de leur com- mune. Finalement seul le village de Lulista Mariam a tenté de mettre en pratique les principes d’Awra Amba. Le succès de cette nouvelle expérience est due semble-t-il aux qualités et au rôle mo- teur du prêtre orthodoxe de Lulista Mariam, à une forte conscience collective de la nécessité du changement et à l’habitude des habitants du village de coopérer entre eux. 2

Le chercheur qui rapporte cette histoire n’a pas pu malheureusement pousser plus loin son analyse par manque de temps, en s’intéressant par exemple à l’opinion des habitants de Lulista Mariam vis-à- vis d’Awra Amba et surtout à la réalité des changements réalisés dans ce village en lien avec les va- leurs et comportements d’Awra Amba. Parallèlement, il est étonnant que les membres de la communauté d’Awra Amba n’aient pas tenté d’accompagner cette expérience, ne leur aient jamais rendu visite, du moins jusqu’en 2014 3. Cela illustre nous semble-t-il la difficulté de la communauté à

promouvoir son modèle directement auprès des communautés de base, c’est-à-dire des simples ci- toyens des zones rurales.

Dans le document Awra Amba, une utopie entre mythe et réalité (Page 112-115)