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3.4.6 Concentration potentielle du pouvoir

« C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. » : on ne peut oublier cette sentence bien connue de Montesquieu (1748 : 46), que l’évolution d’innombrables leaders dans le monde, à toutes les époques, justifie. C’est le cas bien évidemment de tous ceux qui sont arrivés au pouvoir par habileté et par brigue – leurs principales compétences voire les seules. Mais c’est aussi le cas de véritables leaders qui par leur réflexion, leurs idées, leur sens de l’organisa- tion ont su modifier le sens de l’histoire au bénéfice des simples citoyens, de ceux qui n'ont aucun titre particulier. En effet « rien n’est aussi dangereux pour la morale privée de l’homme que l’habi-

tude du commandement. Le meilleur homme, le plus intelligent, le plus désintéressé, le plus généreux, le plus pur, se gâtera infailliblement et toujours à ce métier. Deux sentiments inhérents au pouvoir ne manquent jamais de produire cette démoralisation : le mépris des masses populaires et l’exagération de son propre mérite. » 1

La position éminente de Zumra à Awra Amba pourrait donner lieu à de telles dérives, de son vivant ou après lui. C’est lui qui a imaginé Awra Amba, qui en a posé les principes en s'inspirant sans doute d'autres expériences, qui s’est durement battu pour le faire advenir puis pour ne pas le voir dispa- raître dans un environnement extrêmement hostile. C’est l’idéologue de cette expérience utopique et un excellent organisateur. Étant en outre charismatique, il a donc un très grand pouvoir potentiel au- près de ces condisciples, qui lui font une confiance totale, et dispose d’une autorité sans pareille au sein de la communauté 2. Ce terme d’autorité désigne la qualité de celui qui est à l’origine de quelque

chose, qui en est l’auteur. Il signifie aussi le pouvoir que possède celui qui "augmente", qui inspire l’entreprise. Deux significations qui, en s’additionnant, prêtent à celui qui a autorité un pouvoir de créer et de susciter la création. Celui qui fait autorité, par son exemple et son témoignage, inspire le désir d’entreprendre, en transmettant sa force de création à travers son œuvre. L’autorité s’exprime par une assurance, une confiance en soi, une clairvoyance et une faculté de créer. Il ne s’agit pas de l’autorité imposée aux autres, mais de l’autorité toute simple qui suscite l’écoute, le respect, la recon- naissance, à l’opposé de l’agressivité ou de la menace qui contredisent l’idée même de l’autorité et du respect qu’elle inspire naturellement. 3 Cette définition de l’autorité s’applique-t-elle à Zumra ?

Un auteur 4 explique le succès de Zumra par trois de ses qualités: d’abord sa capacité à lutter pour les

plus pauvres et surtout avec eux, puis la conscience que sa lutte remet en cause une distribution du pouvoir inéquitable au cœur de la culture socio-politique du pays, enfin sa capacité à créer une vie démocratique interne à la communauté capable d’émanciper ses membres qui deviennent alors les acteurs du changement. Cette analyse nous paraît quelque peu idyllique.

Quelques privilèges

Zumra semble bénéficier de quelques privilèges. Ainsi l'un des tout premiers chercheurs qui a mené une enquête très fouillée sur Awra Amba en 2004 note que la maison de Zumra est plus grande que les autres 5. Un autre chercheur 6 qui a mené une enquête très longue sur place en 2015-2018 observe,

lui aussi, qu'elle est plus confortable que les autres maisons, avec par exemple un sol carrelé et une véranda. L'espace devant cette maison ressemble à une cour, ce qui n'existe pas ailleurs dans le vil- lage, entourée de différents bâtiments annexes servant de chambres pour les enfants de Zumra, d'atelier privé de tissage ou de logement de sa belle-mère, ce qui donne à cette cour une allure privée. Cette espace sert cependant en même temps d'agora où les gens viennent discuter, en quelque sorte

1 Bakounine (1867). 2 Chekole (2014 : 82).

3 Merci à JL. Picard-Bachèlerie pour cette définition. 4 Alene (2011 : 62).

5 Solomon (2005 : 37). Il écrit d'ailleurs que "la maison du leader est bien sûr plus grande". 6 Østebø (2021 : 173).

de 'café du commerce' 1.

Par ailleurs, en 2011, un fils mineur de Zumra aurait eu d’après plusieurs témoignages le privilège de ramasser et distribuer les fruits d’arbres de la communauté, ce qu’aucun autre enfant ne pourrait faire (ce que conteste sa mère) 2. Quelques années plus tard, en 2019, le fils ainé de Zumra, Ayalsew,

22 ans, qui obtiendra son diplôme en génie civil et du bâtiment l'année suivante à l'université d'Addis Abeba, participe à la Consultation régionale des jeunes femmes africaines sur Beijing +25 du 12 au 14 août 2019 à Abidjan 3. Deux mois plus tard, il est, avec son père, orateur invité au Forum mondial

des entreprises sociales qui s'est tenu à Addis Abeba du 23 au 25 octobre 2019.

Un auteur note que les membres de la famille de Zumra ont en 2011 des positions privilégiées : sa femme est membre de deux comités, sa fille membre d’un comité 4. En 2020, Zumra est membre de

4 comités sur 16 (développement, solidarité, réception, et éducation). Sa femme est aussi membre de 4 comités (développement, solidarité, réception, et résolution des plaintes) ainsi que leur fils aîné (développement, solidarité, réception, et résidence). 5

Plus généralement, y a-t-il cumul de mandats parmi les élus ? Nous examinons ce point en Annexe 8 à partir de la composition précise des différents comités en 2020 6. Les élus ont de un à cinq mandats,

avec une moyenne de 2,0 mandats par élu, les hommes cumulant un peu plus que les femmes. Le co- mité de développement est essentiellement composé d’élus à fort cumul, avec une moyenne de 2,8 mandats par élu. Selon les comités, le taux de cumul de leurs élus est en moyenne très variable, allant de 1,2 à 3,8 mandats par élu : cela indique peut-être les comités à faible ou fort pouvoir. 6 per- sonnes occupent ensemble 25 des 93 postes à pourvoir, soit 27 %. Cette analyse ne donne cependant qu'une vue très partielle de la concentration du pouvoir, qui dépend de la distribution réelle du pou- voir au sein de chaque comité.

Zumra idolâtré

Zumra est souvent salué par un 'Ebabey Zumra", ce qui, dans la culture éthiopienne, est le titre donné aux pères et anciens de la famille proche, dont les paroles font autorité quelle que soit leur rationalité. La confiance que lui accordent les habitants du village, grands ou petits, est impressionnante et très exagérée selon les standards habituels. Il est idolâtré. En dehors de la communauté, beaucoup pensent que la communauté d'Awra Amba le traite comme s'il était leur Dieu. Un journaliste qui connait bien Awra Amba ajoute même : "pas seulement Dieu, mais Dieu au carré". 7

Une distribution du pouvoir déséquilibrée

Un auteurdemande à une élève d’environ 11 ans qui va à l’école en file indienne pourquoi elle le fait. Elle répond qu’elle ne le sait pas mais que c’est parce que le leader de la communauté l’ordonne, alors que les leaders soutiennent que les enfants savent bien pourquoi ils le font. Il semble donc y avoir dans ce comportement une part d’obéissance sans réelle discussion et compréhension, quoi qu’en disent les leaders. Cette anecdote concerne un enfant, mais d'autres comportements semblables concernent les adultes. Ainsi lors d'une réunion de quatre familles dont celle de Zumra, ce dernier était assis sur un siège surélevé, dominant physiquement et donc symboliquement les autres partici- pants. Et chaque matin avant d'aller au travail et chaque soir au retour, quelques dizaines de membres de la coopérative viennent devant la maison du leader. Zumra, ou s'il est en déplacement un autre an- cien qui lui est proche, et parfois sa femme étant assis dans leur véranda, les membres de la

1 Tilahun C. (2012 : 70). 2 Tilahun C. (2012 : 80, 91).

3 Conférence organisée par ONU Femmes, en collaboration avec la Commission économique des Nations Unies pour l'Afrique et Oxfam International.

4 Tilahun C. (2012 : 80).

5 Awra Amba community (2020a). 6 Awra Amba community (2020a).

communauté approchent, joignent leurs mains derrière le dos, s'inclinent, saluent, écoutent, ré- pondent aux questions sur leur travail du jour, et s'en vont. Cela montre clairement une hiérarchie entre les simples membres et les proches de Zumra. Cette conclusion doit cependant être relativisée en considérant que Zumra, ne sachant écrire, ne peut communiquer qu'oralement et donc en face à face. D'autre part, ces réunions, même déséquilibrées, renforcent la cohésion du groupe. Il n'en reste pas moins que Zumra – et secondairement ses proches – occupent la position centrale et contrôlent la communication au sein de la communauté. 1

Un auteur parle même d'une influence possiblement dictatoriale 2, le pouvoir du leader étant tel que

personne n'ose s'opposer à lui. L'assemblée générale ne serait que formelle : "Si Zumra dit 'oui', tout

le monde dit 'oui'. S'il dit 'non', tout le monde dit 'non'" selon une ancienne membre de la communau-

té qui en a été exclue. "Awra Amba est une communauté très démocratique sur le papier, mais en fait

c'est Zumra et sa famille qui décident" affirme un enseignant du lycée voisin. Le système pourrait re-

produire plus ou moins l'ancien système féodal, Zumra et sa famille faisant penser aux anciens

balabbat, les intermédiaires entre l'ancienne noblesse de l'époque impériale et le peuple. 3

Le pouvoir semble donc concentré dans les mains de Zumra, et de quelques autres membres d'une 'élite' incluant des membres de sa proche famille. L'influence de la culture politique éthiopienne très hiérarchisée est manifeste. "Cette tendance risque, je le crains, d'entraver voire même d'annihiler les

performances extraordinaires de la communauté si on ne s'y intéresse pas sérieusement et si on n'y met pas un frein à temps" estime un chercheur dès 2009 4. Il reste que les structures démocratiques –

comités, assemblée générale – existent et fonctionnent, même si c'est plus ou moins bien. Si la situa- tion actuelle peut s'expliquer par la culture politique éthiopienne et le rôle visionnaire de Zumra, l'avenir est incertain. Des témoignages récents que nous avons reçus montreraient que Zumra s’éloigne d’Awra Amba, passant de plus en plus de temps à l’extérieur, en conférences, notamment dans des universités : c’est avant tout un militant cherchant à convaincre le plus de monde possible de la justesse de son idéologie, ce qui n'est pas contradictoire avec la recherche du pouvoir. On ne peut oublier que nombre d’épouses, d’enfants ou de proches de leaders éminents de par le monde profitent de leur proximité avec ces derniers pour jouer un rôle qui n’est pas dû à leurs compétences exceptionnelles mais à leurs liens familiaux ou amicaux. On ne peut oublier non plus la tendance de tout pouvoir à s’étendre au détriment de la démocratie. La situation peut donc évoluer vers une conti- nuation du système hiérarchisé actuel, au profit des membres de l'élite actuelle, et notamment de son fils ou de sa femme bien plus jeune, remplaçant le leader après sa disparition, mais sans en avoir ni la légitimité ni les qualités. Cette dérive est un risque réel qui transformerait une expérience imparfaite de démocratie directe en une communauté politique classique où le pouvoir est très inégalement dis- tribué.

La disparition du leader historique pourrait être au contraire l'occasion de rendre aux diverses ins- tances démocratiques tout leur pouvoir, à donner aux sans-grade autant de pouvoir de décision qu'aux autres. Cela passe par une analyse sans concession de la situation actuelle en prenant en compte les témoignages des simples membres et des anciens membres. Cela demande de contester le pouvoir de l'élite, de stopper la probable ascension de quelques héritiers, au bénéfice du pouvoir de tous.

1 Tilahun C. (2012 : 68-74), Østebø (2021 : 173, 182-183). 2 Merhatsidk (2009 : 80).

3 Østebø (2021 : 175-176, 178). 4 Merhatsidk (2009 : 80).