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3.1.1 Situation en Éthiopie et ailleurs

Deux des chercheurs ayant étudié Awra Amba apportent des témoignages personnels sur la division genrée du travail dans la société rurale amhara :

« D'après mon expérience, la femme du paysan est trop occupée le matin pour pouvoir s'asseoir pour

prendre son petit déjeuner […] : faire cuire l'injéra, préparer la tella 6, filer le coton, ramasser les

bouses pour le feu, balayer le sol, aller chercher l'eau à la source, tresser des paniers. Si son mari

1 Chekole (2014 : 64, 77). 2 Tesfaye (2017 : 40). 3 Østebø (2021 : 120)

4 Solomon (2005 : 2) cite en référence Boserup (1970) ou Bossen (1989). 5 Asnake (2005 : 2).

travaille trop loin, elle lui apporte son repas et si elle ne le fait pas, elle est frappée avec un bâton. S'il ne travaille pas trop loin, il vient manger à la maison, avec sa femme. À la maison, la femme n'arrête pas de travailler, enchaînant les tâches les unes après les autres. Après le repas du soir, on se lave les pieds : le mari se lave lui-même ou c'est sa femme ou ses enfants qui s'en chargent, mais les autres se lavent eux-mêmes. […] Repas et boissons doivent être préparés et servis. Si l'on excepte un aller à l'église avec son mari le dimanche matin, une femme reste confinée chez elle pour faire face à ses obligations. » 1

« Je n'ai jamais vu une femme travailler la terre, un homme faire cuire l'injéra ou le wot 2, filer le co-

ton en dehors d'Awra Amba alors que j'ai grandi dans le village voisin. » 3 Filer le coton est donc

réservé aux femmes, mais tisser est réservé aux hommes 4.

L’un des auteurs confirme ce statut très différent entre la femme et son mari vis-à-vis des tâches dans le village traditionnel d’Ater Midir en pleine saison des récoltes, en 2008 : en fin d’après-midi, l’un et l’autre rentrent des champs ; aussitôt la femme lave les pieds de son mari puis travaille tard jus- qu’au coucher pendant que son mari est près du feu sans rien faire et va se coucher quand il en a envie. 5

Plus généralement, dans les régions rurales de la région Amhara, les femmes s'occupent habituelle- ment de la cuisine, de l'entretien de la maison et du soin des enfants, tandis que les hommes sont responsables des tâches à l'extérieur du foyer. Cependant, les femmes aident en outre leurs maris dans la préparation des champs (hors les labours auxquels elles ne participent pas car c'est une tâche masculine, mais elles apportent le repas aux laboureurs), aux semailles, au binage (à égalité avec leurs maris), aux récoltes, au battage et au stockage. Elles sont responsables du désherbage (sar- clage), du jardin familial et des animaux. Mais les hommes ne peuvent pas aider leurs femmes dans les activités domestiques. Aussi les femmes ont-elles plus de travail que les hommes : en terme de durée de travail, en Éthiopie rurale, on estime que les femmes travaillent entre treize et dix sept heures par jours, très souvent plus du double des hommes 6.

Elles n'ont en outre que peu de pouvoir effectif de décision dans leur famille et sont marginalisées dans toutes les sphères de décision, que ce soit en matière personnelle, familiale ou de la commu- nauté. Elles n’ont pas confiance en leurs capacités à intervenir dans ce qui n’est pas de leur ressort selon la tradition. Elles trouvent alors normale leur infériorité et développent une faible estime d’el- les-mêmes. 7 Souffrant traditionnellement de discriminations socio-culturelles et économiques, elles

ont moins d'opportunités que les hommes en termes d'épanouissement personnel, d'éducation et d'emploi. 8 La société amhara rurale a en effet des attitudes traditionnelles et stéréotypées quant à la

capacité des femmes à diriger ou décider 9. Ainsi au niveau éthiopien, seulement 8 % des femmes

6 Bière traditionnelle faiblement alcoolisée (quand elle n’est pas filtrée : 2 à 4°), habituellement faite de grains de teff, d'orge ou plus rarement de maïs ou de sorgho, et parfumée avec des feuilles de gesho, sorte de houblon local.

1 Solomon (2005 : 45). 2 Wot ou wat : ragoût. 3 Chekole (2014 : 81).

4 Avec quelques exceptions : ainsi Itagaki (2013 : 50) note que les femmes potières de la région de Wolleka près de Gondar tissent pendant la saison des pluies.

5 Genet (2009 : 50).

6 Selon un représentant du bureau des affaires féminines du ministère de l'agriculture interviewé par Frank (1999 : 6) en mai 1999.

7 Genet (2009 : 59, 63)..

8 Frank (1999 : 5), Guday (2005 : 109 ; 111), Alemu (2013 : 69), Seid (2008 : 77). 9 Selon Yalew (1997) cité par Seid (2015 : 20).

peuvent décider seules de rendre visite à leur famille ou à leurs proches selon une enquête de 2005 1.

Les proverbes populaires rendent bien compte de la réalité de la position des femmes et de l'attitude de la société envers elles, les ressources linguistiques étant systématiquement utilisées pour perpétuer les inégalités. Il en est ainsi de ces proverbes éthiopiens 2 :

"Ni la femme ni l’âne ne se plaignent des charges",

“Même si une femme travaille dur et fait preuve de sagesse, c’est l’homme qui décide et qui en a tout le mérite”,

“Une femme peut faire une bonne bouillie, pas un bon discours”, “Si une femme dirige, c’est que le courant remonte la rivière", “Une fille instruite ne va pas plus loin qu'une poule qui vole”,

“La sagesse des femmes et la lumière des étoiles ne vous mènent pas loin”, “Une femme peut être féconde, mais pas savante".

Concrètement la réalité traditionnelle est abrupte comme la décrit une femme d'Awra Amba : « Les

hommes ne permettent pas à leur femme de discuter ou de s’expliquer, ils se contentent de les bat- tre. » 3

L'inégalité des genres est inculquée dès l'enfance en Éthiopie comme presque partout ailleurs. Ainsi, pour la naissance d’un garçon, on tire sept coups de fusil ou on pousse cinq cris très forts, mais seule- ment trois coups de fusil ou trois grands cris si c’est une fille. Le traitement du placenta donne aussi une indication sur les rôles de l’homme et de la femme : celui d’un garçon est enterré devant la mai- son pour signifier qu’il en sera le maître, tandis que celui d’une fille est enterré dans la maison pour montrer que sa place sera toujours à la maison. Les chrétiens baptisent leur fils à son 40e jour et leur

fille à son 80e, l’idée étant qu’il faut plus longtemps à une fille pour se purifier. 4

Dans les campagnes, si la garde des troupeaux est bien partagée entre filles et garçons quand ils sont tout petits, la fille Amhara commence à avoir des activités distinctes des garçons dès 6-7 ans. Autour de 10 ans, elle abandonne la garde des troupeaux et reste désormais à la maison pour hacher les oi- gnons, moudre le poivre, faire cuire l'injéra, etc. Petit à petit elle se forme à devenir une bonne épouse au foyer et à 12-13 ans elle est capable de tenir seule une maison et est alors bonne à marier. Les garçons de leur côté apprennent à exécuter les divers travaux de la ferme, sont totalement res- ponsables autour de 15 ans d'une partie du domaine de leur père, et quand ils s'en sortent bien sont prêts pour le mariage. 5

L’un des auteurs étudiés témoigne à partir de son expérience personnelle et de ce qu’elle a constaté en 2008 dans un village de paysans qu’il n’est pas permis aux filles de sortir pour jouer, de s’asseoir pour lire ou de rester auprès du feu le soir comme leurs frères, car ce ne sont pas des comportements admis par la société : leur place est à la maison à aider leur mère 6.

Les statistiques de l'OIT (Organisation internationale du travail) de 2015 montrent que les filles fré- quentent un peu plus l'école que les garçons, participent plus aux tâches domestiques, mais ont moins souvent une activité rémunérée : cf. Tableau 12 en Annexe 9. En 2016, selon une étude de la Banque mondiale 7,la différence de taux de scolarisation en Éthiopie entre filles et garçons de 7 à 14 ans est

par contre extrêmement faible, mais toujours avec un léger avantage pour les filles.

1 Selon l'enquête Ethiopia Demographic Health Survey (EDHS) 2005 citée par Mabsout (2009 : 15). 2 Hussein (2005) ; Hussein (2009 : 53) cité par Eskinder (2013 : 283-284).

3 Interview fin 2014 d'une femme d'Awra Amba par Arvidsson & Sandgren (2015 : 17). 4 Andromeda (1968) citée par Genet (2009 : 3) ; Genet (2009 : 57).

5 Solomon (2005 : 46, 87).

6 Genet (2009 : 3, 53).

Plus tard, bien que cela varie selon la région, la culture, la communauté et l'individu, les comporte- ments des adolescents masculins sont marqués généralement par des expressions agressives, l'esprit de domination, un sentiment d'indépendance, la subordination féminine, les prouesses hétéro- sexuelles ou la confiance en soi 1. Dans la région Amhara, l'idéal masculin est d'abord l'agressivité,

puis le courage et l'endurance (wand-nat), placés au summum de l'échelle des valeurs, au même ni- veau que la religion 2. Et les jeunes Éthiopiennes sont traditionnellement éduquées durant leur

enfance pour être obéissantes, soumises, timides et imaginatives 3.

« La grande différence entre les petites filles et les petits garçons au village se voit dans leurs yeux.

Les regards des petits mâles sont arrogants, exigeants, ceux des filles toujours inquiets et mé- fiants. » 4 : cette remarque d’une militante Indienne de basse caste sur la situation dans son milieu

illustre bien la construction des genres, et pourrait sans doute se vérifier dans de nombreux pays du monde, à des degrés divers, en Éthiopie comme en France.

Les rôles respectifs des femmes et des hommes est inculqué à chacun dans sa famille, à l’école, par le biais de la religion, avec les copains, etc. c’est-à-dire par l’ensemble de la société. Le poids du qu’en-dira-t-on ou des superstitions est puissant. Ainsi un homme qui préparerait l’injéra serait qua- lifié par ses voisins de femme, ce qui lui ôterait l’envie de recommencer. Une femme du village traditionnel amhara d’Ater Midir témoigne : « Il y a quelques temps, la femme d’un paysan de la

communauté a dû s’occuper des labours car son mari était décédé et il n’y avait personne pour le faire. La voyant, les gens non seulement se sont moqués d’elle mais l’ont maudite car c’était pour eux le signe qu’un malheur allait arriver dans le village ». 5

Dans la culture amhara, les garçons doivent théoriquement arriver vierges au mariage, mais les expé- riences sexuelles antérieures sont considérées comme naturelles. La jeune fille doit par contre rester vierge. Le mariage est arrangé traditionnellement par les pères, le futur marié ne sachant souvent même pas à quoi ressemble sa future épouse avant le mariage. 6

L'accès à la contraception est faible en Éthiopie, mais augmente : il concerne 2 % des femmes en 1981 et 6 % en 2000, Il concerne même 47 % des femmes en 2010 dans le Nord Shewa de la région Amhara. 7 D'après une étude du ministère éthiopien des affaires féminines de 2005, dans une bonne

partie de l'Éthiopie, le droit de la plupart des femmes à avoir accès à la contraception est minimal en raison notamment « de la suprématie masculine et de barrières culturelles, des croyances religieuses

interdisant la contraception aux femmes, de pratiques culturelles violant les droits des femmes, d'un faible pouvoir de décision et de négociation et de la non implication des hommes dans des questions comme la contraception ". 8 D'ailleurs, parler de sexe est généralement considéré comme tabou et

honteux 9.

La mortalité maternelle reste élevée en Éthiopie avec 401 décès pour 100 000 naissances en vie en 2017, inférieure toutefois au taux de l'Afrique subsaharienne qui est de 542 : elle était de 597 en 2010, 1030 en 2000 et 1200 en 1992. 10 Près d'un tiers de cette mortalité maternelle serait liée à des

avortements non médicalisés. Le nouveau code pénal éthiopien permet l'avortement notamment en

1 Asnake (2005).

2 Levine (1966) cité par Asnake (2005 : 10). 3 Seid (2008 : 76).

4 Devi (2013 : 124).

5 Genet (2009 : 51, 54-56, 58).

6 Levine (1965) cité par Asnake (2005 : 11).

7 Jelaludin et coll. (2001 : 18), Abdurahman et coll. (2014).

8 Ministry of Women’s Affairs (2005) cité par Wabekbon (2006 : 27). 9 Solomon (2015 : 59).

10 MMEIG (2017) ; https://knoema.fr/atlas/%c3%89thiopie/Taux-de-mortalit%c3%a9-maternelle-estimation- chaque-100-000-naissances-vivantes et

cas de viol ou d'inceste, de danger pour la mère ou le fœtus 1.

En matière de droits des femmes et d'égalité des genres, la Constitution éthiopienne donne des droits égaux à l'homme et à la femme durant le mariage. Le Code de la famille adopté en 2000 reconnaît la gestion conjointe du foyer ; il affirme l'égalité des droits des époux. Les époux ont donc théorique- ment des pouvoirs de décision égaux et conjoints. Le Code garantit de même les droits économiques des femmes, notamment en terme de décision en matière financière. Le Code Amhara de la famille de 2003 est similaire à la version nationale. 2

Aussi la situation évolue, lentement, mais évolue, notamment dans les zones rurales : il est pensable (en 2008) que les hommes aient des occupations traditionnellement féminines, que les filles aient presque les mêmes tâches que les garçons. Les filles vont à l’école autant voire plus que les garçons, même si les garçons semblent toujours quelque peu prioritaires en cas de problème dans la famille. 3

Le tableau que nous avons tracé ci-dessus reflète la situation habituelle des zones rurales éthio- piennes et amhara dans les dernières décennies du 20e siècle, voire au tout début du 21e siècle. Cette

situation d'infériorité et de soumission des filles et des femmes rurales n'était cependant pas systéma- tique et s'estompe de plus en plus 4. Ainsi, dans une autre région, les femmes Arsi du groupe ethnique

Oromo sont très respectées – un respect presque sacré – et ont un pouvoir politique, économique et religieux certain 5.

(ph. F. Pastor)