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Valeur de santé et adaptation à la maladie chronique

Deuxième partie : Rôles des valeurs dans les modèles psychologiques et anthropologiques

Chapitre 1 : Les valeurs et leurs interactions avec les autres variables psychologiques

1.6 Valeur de santé et adaptation à la maladie chronique

La littérature empirique a montré que les changements de système de valeurs jouent un rôle important dans le processus d’adaptation aux nouvelles conditions de vie causées par la maladie. En changeant les orientations axiologiques (certains types des valeurs deviennent plus ou moins importants), les individus montrent une adaptation plus importante à leurs nouvelles conditions de vie (Tarquinio & Spitz, 2012). La maladie peut entraîner non seulement un changement des conditions de vie, mais aussi des rôles et des attentes sociales, un bouleversement du système identitaire et des valeurs personnelles (Bartos & McDonald, 2000 ; Naus, Ishler, Parrott & Kovacs, 2009).

Les valeurs sont non seulement des buts que l’on désire atteindre dans la vie, mais elles influent aussi sur les croyances et les jugements sur soi et sur le monde extérieur. Le système de valeurs d’une personne est le système des activités et des buts les plus importants dans la vie de cette personne. Il est lié à la conception du « sens de l’existence ». Dans le cas de l’apparition d’une maladie grave, ce système peut changer et la personne malade peut reconsidérer ses valeurs. L’adaptation positive vis-à-vis de la maladie (obtenir la meilleure qualité de vie possible) peut dépendre de ce processus de « recherche du sens ». On peut supposer que les changements de valeurs d’une personne atteinte de maladie chronique ressemblent à l’état d’anomie décrit par Durkheim dans sa théorie sur le suicide (Durkheim, 1960). Le phénomène de l’anomie associée au suicide apparaît quand les valeurs personnelles de l’homme ne peuvent pas être réalisées dans la société. Dans ce cas, l’ancien système des valeurs est détruit et le nouveau système de valeurs n’est pas encore construit. Dans le cas d’une crise des valeurs anciennes, d’autres valeurs peuvent se substituer à elles : par exemple, les valeurs politiques, les valeurs de la religion ou de la sphère économique. Dans le cas où les valeurs de cette personne ne peuvent pas être satisfaites à cause de sa maladie (par exemple, les valeurs de succès, de carrière), un nouveau système de valeurs doit être construit. Des valeurs qui n’étaient pas importantes avant le développement de la maladie se mettent au

premier plan et se substituent aux valeurs qui ne peuvent pas être réalisées dans les nouvelles conditions de vie. Fischer et Tarquinio ont conduit une recherche qualitative et ainsi décrit les changements des représentations psychologiques chez des patients atteints de maladies graves (sida, cancer) après le diagnostic (Fischer & Tarquinio, 2002) ; ils ont ainsi identifié :

- Le changement de l’image du corps (à cause d’une prothèse, d’un handicap) Avec le changement physique du corps induit par la maladie, peut apparaître une dissociation entre l’image du corps et l’image de soi. Le changement de valeurs peut amener à l’acceptation des modifications corporelles et à la réappropriation d’une image positive de soi.

- Le changement du rapport au temps

Les personnes malades changent leurs projets à plus ou moins long-terme. Ce futur est menacé à cause de la maladie, et le temps qui reste devient précieux. Les valeurs importantes pour la personne avant le développement de sa maladie et associées au futur (la carrière, l’éducation, le succès) peuvent devenir moins importantes que les valeurs du moment (les relations avec les autres, la proximité émotionnelle).

– Le changement de la philosophie de vie

Fischer et Tarquinio ont mis en évidence qu’il peut y avoir une inversion de l’importance des valeurs chez les patients. Les valeurs matérielles deviennent ainsi parfois moins importantes que les valeurs non matérielles. Les émotions, l’amitié et les relations avec les autres peuvent devenir les valeurs les plus importantes dans la vie de certains patients. Ce changement est associé à l’adaptation face à la maladie.

- La relation à la mort

Le changement de la philosophie de vie est souvent lié à la relation à la mort. Ainsi la personne malade peut avoir besoin de trouver un sens à sa vie pendant le temps qu’il lui reste à vivre (ce nouveau besoin de la personne ressemble à ce que Frankl a décrit dans ses travaux sur la psychologie du sens ; Frankl, 1992).

Fischer et Tarquinio (2002) ont conclu que le changement de valeurs est un indice de l’adaptation vis-à-vis de la maladie, et de la mobilisation des ressources psychiques chez les patients. Les auteurs ont également mené une recherche quantitative à propos des valeurs. Une analyse de corrélation a montré que les valeurs qui ont changé de position pour être au premier plan sont celles de l’affection, de la patience, de l’intimité, et concernent le fait d’être

centré sur soi, d’être réaliste, de faire confiance aux autres, de jouir de la vie, de prendre soin de soi. Les valeurs qui ont changé de position pour passer au second plan sont celles de la cohésion de la famille, de la compétence, de la compétition, de la réalisation des projets, de la réussite professionnelle et de la satisfaction sexuelle. Chez les patients atteints du sida, les valeurs qui ont pris de l’importance sont celles concernant l’accès à une bonne information, la fidélité, le réalisme, l’engagement social, l’harmonie intérieure, le confort de la vie, la joie et le soin de soi. Les valeurs qui ont cessé d’être prioritaires sont celles concernant la compétence, la compétitivité et le succès.

On peut ainsi constater que les changements de valeurs chez les groupes de patients atteints de maladies graves comme le sida et le cancer sont concentrés autour de la motivation interne (centralisation sur soi-même et relations avec les proches) et de la dévalorisation des valeurs externes (imposées socialement). Greszta et Siemińska (2011) ont aussi mené une recherche sur les valeurs chez les patients après le diagnostic de cancer et ont trouvé les mêmes résultats sur le changement des valeurs que Fischer et Tarquinio (2002).

Ce changement de valeurs après le diagnostic de la maladie grave n’apparaît pas tout de suite. Nous pouvons illustrer cette période spécifique de l’adaptation à la maladie grave (par exemple, le cancer) en examinant la littérature dédiée aux adolescents souffrant de maladie grave. Marioni a effectué une recherche qualitative auprès d’adolescents atteints de cancer en rémission (Marioni, 2014). Elle a souligné que pendant la période du traitement et avant la rémission, ces adolescents n’ont volontairement pas parlé avec le psychologue de leur expérience de maladie et de leurs émotions. Pendant la période de rémission, au contraire, ils ont volontairement discuté de leur vécu pendant le traitement, de leurs sentiments et de leur expérience. Marioni a montré que pendant la période du traitement, ces adolescents ne s’engageaient pas dans des activités qui n’étaient pas associées directement avec la guérison de leur cancer. Ainsi, cette recherche peut illustrer que, pendant la période du traitement d’une maladie grave comme le cancer, le système de valeurs et de buts de la vie change : seules les activités associées au traitement et au maintien de la vie restent valorisées.

Néanmoins, il est plus difficile de justifier que ces changements des valeurs apparaissent chez les patients atteints d’asthme et influent sur leur qualité de vie, si l’asthme est diagnostiqué pendant l’enfance et qu’il ne divise pas la vie en un « avant » et un « après » le diagnostic. Les relations entre les valeurs et la qualité de vie chez les patients atteints d’asthme peuvent être expliquées par la notion d’activités valorisées de la vie. La notion

d’activités valorisées de la vie (Valued Life Activities) a été développée pour étudier la capacité des patients à substituer à des activités personnellement importantes mais limitées à cause de la maladie, de nouvelles activités aussi importantes (Emmons, 1986). Cela signifie que sans ces activités, la vie perd son sens pour le patient. Pearlman, dans sa recherche sur les activités valorisées de la vie, a montré que certains patients déclarent qu’il est préférable de mourir que de vivre sans ces activités (Pearlman et al., 1993). Les activités valorisées de la vie sont un indicateur de la qualité de vie des patients. Plus l’état du patient l’empêche de réaliser ces activités, plus il évalue négativement sa qualité de vie.

Ditto et al. ont trouvé que les activités valorisées de la vie influencent les décisions liées à la santé dans le milieu médical (Ditto, Druley, Moore, Danks & Smucker, 1996). L’impossibilité de remplacer les activités valorisées de la vie par d’autres activités importantes peut provoquer le développement d’une dépression (Benyamini & Lomranz, 2004). Par ailleurs, la restriction des activités valorisées de la vie peut amener à un comportement à risque. Busch et Borrelli ont ainsi montré que, chez les personnes atteintes de problèmes de santé, les restrictions des activités valorisées et l’absence de leur substitution par d’autres activités peuvent conduire au tabagisme (Busch & Borrelli, 2012).

L’asthme est une maladie qui apporte beaucoup de limitations et restrictions dans la vie des adolescents. Ainsi, la notion des activités valorisées de la vie devient importante pour les adolescents atteints d’asthme. Si les activités limitées sont personnellement importantes, ces restrictions peuvent avoir un impact négatif sur le patient atteint d’asthme. Parmi celles-ci, on peut énumérer deux activités importantes pour les adolescents qui sont souvent limitées à cause de l’asthme. La première est l’activité scolaire. Pour les adolescents atteints d’asthme, l’absentéisme à l’école est l’un des problèmes majeurs. En effet les adolescents atteints d’asthme sont absents à l’école plus souvent que les adolescents en bonne santé (Anderson, Bailey, Cooper, Palmer & West, 1983). Leur absentéisme influe non seulement sur leurs études, mais aussi sur leur communication sociale (Lefèvre, Just & Grimfeld, 1993). On pourrait supposer que l’absentéisme impacte la réussite scolaire et influe négativement sur le développement cognitif, mais plusieurs recherches ont mis en relief le fait que la réussite scolaire de ces enfants et adolescents n’est pas mise à mal par leur absentéisme : leurs notes à l’école sont parfois même meilleures que celles des adolescents en bonne santé (Gutstadt et al., 1989). Si l’adolescent est capable de substituer une activité à l’activité qu’il a dû limiter, il réussit à compenser les conséquences négatives de sa maladie chronique. On peut considérer

ce phénomène comme une certaine compensation positive : la substitution d’activités autorisées à des activités interdites.

Le deuxième exemple de restriction concerne l’activité sportive. L’activité sportive est souvent limitée ou interdite si les efforts physiques provoquent des crises d’asthme chez les adolescents (Croft & Lloyd, 1989). L’activité sportive est importante non seulement comme une forme de loisir, mais aussi comme une communication avec les pairs et comme un comportement de santé. Selon des entretiens cliniques réalisés auprès d’adolescents souffrant d’asthme, les restrictions portant sur le sport sont l’une des conséquences les plus désagréables de leur maladie (Chadwick, 1996).

Chez les patients atteints d’asthme les valeurs peuvent influer sur la qualité de vie non seulement directement, mais aussi à travers les facteurs médiateurs, comme les stratégies de coping.