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3 2 Comment faire pour assurer aux personnes enfin de vie les soins les plus appropriés possibles pour mourir dans la dignité ? Que veut dire au

3.2.6 La valeur de l'amitié

Comme l'entend Céline Lafontaine, la société postmortelle est une société d'individus au sens où le lien social n'est pas donné mais est sans cesse à construire et à reconstruire. Pour le sociologue allemand Norbert Elias : « Le sens est une catégorie d'ordre social ; le sujet qui lui correspond, c'est une pluralité d'êtres humains liés les uns aux autres. » Insistant sur le caractère collectif du sens, il remarque par ailleurs que « si l'époque moderne insiste particulièrement sur l'idée que l'on meurt seul, c'est aussi parce qu'elle souligne plus fortement le sentiment que l'on est seul dans la vie. » u De là, la

pertinence pour nous aujourd'hui, héritiers d'une culture individualiste et hédoniste, maintes fois décriée, de redécouvrir la valeur de l'amitié dont l'Éthique à Nicomaque a si bien fait l'éloge.

Car l'amitié découle de la vertu. Et la vertu fait que l'on agit dans l'intérêt de ses amis et de sa patrie, et même qu'«on donne sa vie pour eux», constate encore Aristote. On «sacrifiera argent, honneurs et généralement tous les biens que les hommes se disputent» pour la «beauté morale de l'action», préférant «un bref moment d'intense joie à une longue période de satisfaction tranquille, une année de vie exaltante à de nombreuses années d'existence terre à terre, une seule action, grande et belle, à une multitude d'actions mesquines. Ceux qui font le sacrifice de leur vie atteignent probablement ce résultat; et par là ils choisissent pour leur part un bien de grand prix.»45

Le moins qu'on puisse dire est que l'expression galvaudée, «mourir dans la dignité», semble cette fois tout à fait appropriée.

43 Norbert ELIAS, La solitude du mourant, quelques problèmes sociologiques ; traduit de l'anglais par Claire Nancy. Norbert Elias ; traduit de l'allemand par Sibylle Muller ; suivi de Vieillir et mourir, Paris, C. Bourgois, 1987, p. 73. MIdem.

L'homme vertueux se comporte envers son ami comme envers lui-même, car l'ami est un autre soi-même. De même que chacun souhaite sa propre existence, de même il souhaite aussi celle de son ami, (...) Mais l'existence était souhaitable à condition que l'on fût bon soi-même : une telle sensation est agréable en elle-même. Il faut donc partager avec notre ami la sensation de son existence, ce qui ne peut résulter que de la vie commune et de la mise en commun des paroles et des pensées : car c'est ainsi qu'on pourrait définir la vie en commun pour les hommes, et non comme pour les bestiaux, par le fait de paître au même endroit. **

Faut-il encore le rappeler? L'être humain est profondément social. Sa participation à la vie en commun n'est pas strictement d'ordre économique et politique comme on l'entend habituellement de façon utilitariste. L'échange mutuel de personne à personne autrement dit, l'amitié, est vital pour chaque individu et source de vitalité pour l'ensemble de la société.

C'est encore au Livre DC, qu'Aristote se demande si c'est dans le bonheur ou dans le malheur qu'on a le plus besoin d'amis. Sa réponse est claire :

On en cherche dans les deux cas : les malheureux ont besoin de secours, les gens heureux de compagnie et de personnes à qui faire du bien, car ils veulent faire du bien. La seule présence des amis est agréable dans le bonheur comme dans le malheur. La sympathie de leurs amis soulage ceux qui souffrent. (...) L'ami, s'il a du tact, est, par ses regards et ses paroles, une consolation, car il connaît notre caractère et ce qui nous cause plaisir ou chagrin.47

Il ne manque pas à cet égard de témoignages éloquents dont celui rapporté par un article de journal qui raconte la mort de l'auteur-compositeur-interprète Claude Léveillée. Celui-ci, après avoir subi deux accidents vasculaire cérébral et resté plusieurs mois, à demi paralysé, dans un centre hospitalier, a eu le bonheur de recevoir des soins à domicile grâce au dévouement de deux grandes amies. L'une d'elle raconte: « Je ne pensais jamais que cette aventure-là allait durer sept ans. Heureusement pour Claude, je suis quelqu'un de très débrouillard. Si j'avais su tout ce que ça engageait, je ne me serais peut-être jamais embarquée là-dedans! Mais on ne peut pas abandonner un ami ».

467<fem,LX, 1170b 5-14.

Et l'article se termine par ces mots : « Malgré tout, elle ne regrette pas un instant de lui avoir permis de demeurer chez-lui jusqu'à son trépas. » « Vraiment, dit-elle, je pense qu'il est mort en paix. » 48

Que veulent les patients en fin de vie? L'editorial du Journal de l'Association médicale canadienne le résume simplement : ils demandent la vérité, un contact humain et du temps. La vérité, sans évacuer la réassurance et l'espoir du soulagement de la douleur; le contact et la proximité physique/émotionnelle, qui allègent le sentiment d'abandon; le temps pour apprivoiser la fin de vie et acquérir une certaine sérénité en dépit des difficultés qui perdurent. Le mourant est bel et bien un vivant. De là, l'importance du toucher.

Lewis Thomas rappelle que l'art magique du chaman consistait notamment à « toucher le patient ». C'est dans le fait de toucher que résidait « le réel secret professionnel [...], l'habileté centrale, essentielle ». C'est là « l'acte le plus ancien et le plus efficace des docteurs ». « Certaines gens n'aiment pas être manipulées par d'autres, mais ce n'est pas le cas, ou presque jamais le cas, pour les gens malades. Ils ont besoin d'être touchés ».50

Le toucher implique toujours réciprocité. « Tout ce qui touche est touché ou du moins peut l'être. C'est là, au fond, ce que nous traduisons par le mot contact (...). » La main réfute d'emblée tout solipsisme, puisqu'elle nous met aussitôt en présence- qui plus est, au contact, réciproque par surcroît - de l'autre. (...) « Tout ce qui est, tout ce qui dans la vie affirme son être, peut toucher ou peut être touché, ou plus exactement, affirme son être à l'aide de ce caractère. »5 1

48 Marc ALLARD, A la maison jusqu 'à la fin, Le Soleil, Québec, vendredi 10 juin 2011, p.5.

49KULH, STANBROOK et HÉBERT, Que veulent les patients enfin de vie ?; traduit de l'anglais : What people want at the end of life ? Journal de l'Association médicale canadienne, 13 septembre 2010.

50 Lewis THOMAS, The Youngest Science, op. cit., p. 56-59; Marie de Hennezel, La mort intime, Préface de François Mitterand, Paris, Laffont, 1995, p. 204.

51 Thomas DE KONINCK, De la dignité humaine, Paris, PUF, 1995, p.l 10-111. (Cité de E. Minkowski, Vers une cosmologie, Paris, Aubier, 1936 ; respectivement, p. 182, 181.).

Encore ici, nous sommes reconduits au concret La psychologie reconnaît avec justesse l'importance du toucher chez le jeune enfant à la découverte du monde et chez le mourant. Prendre par la main, donner la main, saisir la main, sont autant de gestes humains qui ont une signification très profonde car ils atteignent l'autre dans son intimité; ils touchent l'humain dans sa faiblesse et sa fragilité et manifestent toute la valeur de l'affectivité et de l'amitié du début à la fin de la vie.

Au-delà des ressources techniques dont nous disposons, il s'agit pour chaque être humain, de se préparer pour devenir éventuellement une ressource « humanisante » qui soit prête à répondre efficacement à ceux qui souffrent. La force et le courage ne s'improvisent pas à l'heure de l'épreuve. Ils exigent un entraînement continu dans le gymnase de la vie de tous les jours. L'exercice des vertus est capital dans une société vraiment humaine. Autrement, il existe le danger de « chosifier » celui qui ne correspond pas aux valeurs en vogue au point de ne pas lui reconnaître le droit d'exister.

[...]la culture ambiante peut inciter à n'accorder de valeur qu'à l'efficacité, à la santé glorieuse, à la performance physique et intellectuelle et à l'intégrité corporelle — sans parler du «consumérisme endémique» de ce que Zygmunt Bauman appelle «la société moderne liquide» — alors que ces réalités quotidiennes que sont l'échec, la maladie ou la mort font appel à des ressources qui pour d'aucuns sont moins familières. Ainsi le malade défiguré attend-il de nous une aide pour le regard qu'il portera sur lui-même. Il attend que nous lui «disions la chose, cette invisible dignité de son être, que l'écran de son malheur occulte. 52