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d'euthanasie et de suicide assisté ?

106 cas en question.

3.5 La légalisation de l'euthanasie et du suicide assisté est-elle cohérente avec la prévention du suicide ?

3.5.2 Le suicide, comme expression de liberté

Comme on le sait, la question du suicide comme ultime expression de la liberté individuelle est au cœur de la philosophie occidentale. Socrate en est sans doute la figure la plus emblématique, lui qui a choisi de respecter la Loi de la Cité et d'accepter sa condamnation à mort plutôt que de s'exiler. Beaucoup se réclament de la philosophie grecque antique pour légitimer l'euthanasie et le suicide assisté, mais le contexte d'alors et le sens donné au geste étaient bien différents. Pour les penseurs de l'Antiquité, la compréhension de l'euthanasie n'était jamais dissociée de celle de la beata vita (de la bonne vie). Contrairement à aujourd'hui, il ne s'agissait pas de réclamer la mort comme un droit individuel ou comme une sorte de privilège personnel d'abréger ses jours. C'était plutôt l'extension et l'aboutissement d'une vie bonne qui commandait une bonne mort. Tout s'inscrivait dans une perspective politique, la perspective de la Cité où le citoyen, lié à sa communauté, était soumis à une nature qui le subordonnait. L'accent n'était pas mis sur la manière et l'acte individuelle d'abréger ses jours, mais sur la réflexion des conditions favorisant une mort noble.

113 Jacques RICOT, Dignité et euthanasie, op.cit. , p.50.

L'attitude de Socrate face à la mort revêtait donc une dimension politique exemplaire. Sa mort volontaire était une façon de suggérer que l'ordre moral, dont tous les êtres humains dépendent, a plus de prix que l'existence d'une seule personne. Socrate est passé à l'histoire en grande partie parce qu'il a cherché à comprendre la justice, il a désiré être juste et il a aidé ses concitoyens à faire de même. Cela l'a conduit à ne pas se dérober devant la mort. À la fin de sa vie, Socrate déclarait : « Tous ceux qui s'appliquent à la philosophie et s'y appliquent convenablement ne s'occupent de rien d'autre que de mourir.» 115 Pour Platon, il ne s'agit ni de se préparer à bien mourir, ni durant sa vie de

s'habituer à penser à sa mort mais de purifier son âme afin qu'elle puisse penser ce qui lui est apparenté, c'est-à-dire, l'intelligible.

Chez les Grecs, la conscience morale l'emporte toujours sur la soumission aux lois de la cité. Pour Antigone de Sophocle, il s'agira de respecter l'humanité de son frère qui, traître de sa patrie, a sans doute démérité comme citoyen, mais n'a point pour autant perdu son humanité. Lucrèce, pour sa part, est présentée comme la libératrice de Rome en butte à la tyrannie des Tarquin. Répondant au viol par le suicide, elle provoqua une indignation telle que tous se sont ligués pour bannir ses oppresseurs. Enfin, Sénèque a choisi de se donner la mort après qu'elle lui fut imposée par Néron. Il a préféré mourir par sa propre main et affirmer ainsi son indépendance morale. Il faisait œuvre de vertu civique en montrant à tous qu'il ne voulait pas être asservi aux injustes. C'est ce même Sénèque qui affirmait avoir déjà pensé au suicide mais n'était pas passé à l'acte, en songeant à la douleur que cela aurait pu provoquer chez ses proches.

Au 20e siècle, la perspective est bien différente. Le lien entre suicide et liberté se

trouve au centre de la philosophie existentialiste. L'homme est une passion inutile; il vit divisé et angoissé dans la poursuite d'un bonheur qui reste inaccessible pour lui malgré ses efforts pour l'atteindre. Plus récemment, des philosophes comme Heidegger et Kierkegaard nous disent que la seule existence humaine « authentique » est celle qui

115 PLATON, Le Phédon, Préface et commentaires par Agnès Forestier-Nordmann, Paris, Agora Les classiques, 1994,

reconnaît sa « nullité» 116 radicale. L'orgueil est une voie qui mène au désespoir parce

qu'il implique que l'on ne s'accepte pas tel que l'on est ; que l'on veut désespérément être ce que, quels que soient nos efforts, nous ne pourrons jamais être, c'est-à-dire entièrement indépendants, autonomes, sans personne à côté de nous, à qui nous devrions dire merci pour ce que nous sommes devenus.117

La psychologie des profondeurs moderne est arrivée à la même conclusion par d'autres voies. L'un de ses tenants les plus célèbres, le psychiatre CG. Jung, remarquait une chose étonnante. Tous les patients d'un certain âge qui s'étaient adressés à lui souffraient de quelque chose qu'il a fini par définir comme une absence d'humilité, et ceux-ci ne guérissaient pas, tant qu'ils n'avaient pas acquis une attitude de respect et d'humilité à l'égard d'une réalité plus grande qu'eux. Jung a ainsi développé une vision beaucoup plus large de l'inconscient en y reconnaissant une fonction religieuse qu'il jugea vitale à l'être humain. « La tâche du psychothérapeute consiste à aider son patient dans la reconstitution d'une « religion » véritable c'est-à-dire d'une attitude révérencieuse et attentive envers le facteur « numineux » intime qu'est le Soi. »

Ce qui ressort de ces considérations, c'est que l'orgueil semble être un masque qui empêche d'être vraiment homme. C'est humain que d'être humble, comme c'est humain que d'être faible. Il est intéressant de remarquer que les deux mots homme et humilité dérivent l'un et l'autre du mot latin humus, qui signifie, terre, sol. Seule l'humilité peut nous faire comprendre que l'homme n'est pas la fin ultime de ses actes. La personne humble est la seule à se savoir soumise à une instance supérieure à laquelle sa vie doit s'adapter.

Comme nous l'avons vu dans la section antérieure, Robert Spaemann se réclame aussi de la liberté comme étant une caractéristique de l'espèce homo sapiens. Mais la nature de l'homme ne se caractérise pas uniquement par le fait qu'elle manifeste une liberté. Sa liberté est liée et soumise à sa nature humaine contingente. Ainsi poursuit-il :

116 Martin, HEIDEGGER Être et temps, Traduit de l'allemand par François Vezin, Paris, Gallimard, 1986.

1 Soren, KIERKEGAARD, Traité du désespoir, « Que le désespoir est la maladie mortelle », Traduit du danois par Knud Ferlov et JJ. Gateau, Paris, Gallimard, 1973.

118 R OTTO & CG. JUNG, Psychologie des religions, Université de Fribourg, Calaméo, 2003, p. 18. 1,9 Idem.

Presque tous les contenus de notre vouloir sont des contenus naturels qui nous sont donnés par notre nature humaine contingente. Et c'est seulement à l'intérieur de cette nature contingente que la dignité de l'homme est intangible. Cette nature est la nature de notre espèce. C'est pour cela que les hommes peuvent comprendre les tendances d'autres hommes, évaluer pour ainsi dire les intérêts conflictuels et arriver à trouver entre eux un équilibre juste. Sinon, seule compterait l'intensité d'un désir, aussi dévoyé ou absurde qu'il puisse paraître. Nous ne pouvons évaluer désirs et intérêts que parce que nous possédons une nature identique.120

Et, s'agissant de la question qui nous occupe, Spaemann poursuit

Même les partisans de l'euthanasie ne peuvent pas s'en sortir sans cette évaluation. Si seul le désir de suicide compte en tant que tel, on ne devrait pas refuser d'aider un jeune homme malheureux en amour à se suicider. On pourrait lui objecter qu'il changera et s'en remettra au bout d'un certain temps. Mais il pourrait rétorquer : « Je ne veux pas que le temps ronge mon identification à cet amour, je veux mourir comme celui que je suis maintenant. » Si jamais l'homme a le droit d'en tuer un autre parce qu'il le désire, et que la dignité de l'homme ne réside que dans une liberté détachée de toute nature, porter un jugement sur un désir de suicide de ce genre serait faire preuve d'un paternalisme impardonnable. Pourquoi un homme n'aurait-il pas le droit de vouloir mourir tel qu'il est maintenant ?121

Marc-André Dufour est psychologue et a travaillé pendant dix ans au Centre de prévention du suicide de Québec. Pour lui, le suicide est d'abord et avant tout une intolérance à la souffrance. Contrairement à la croyance populaire, ce n'est pas la souffrance qui mène au suicide, mais plutôt le regard que chacun porte sur sa souffrance.

En mettant fin à ses jours, la personne n'élimine pas sa souffrance : elle la multiplie et elle la distribue à ceux qui restent. (... ) Le suicide est un acte hautement dommageable non seulement pour la personne elle-même, mais aussi pour ses proches. Il est donc essentiel qu'elle accueille sa souffrance et qu'elle aille chercher de l'aide pour éviter un tel drame.122

Il donne l'exemple fictif d'un village primitif situé à plusieurs kilomètres d'une falaise dont certains habitants, en proie à une fausse croyance, imagineraient que sauter

120 Robert SPAEMANN, Dignité de l'homme et nature humaine, op.cit. p. 122. mldem.

du haut d'un précipice les libérerait de tous les maux. Pour lui, la prévention du suicide est cruciale. Il faut installer des filets à quelques pieds du gouffre. Il est essentiel de porter assistance aux personnes suicidaires comme il est également essentiel d'intervenir dans le village, bien en amont de la falaise, pour faire évoluer les mentalités et faire comprendre, le plus tôt possible aux gens, l'immense erreur qu'ils feraient en sautant dans le vide.

Ceci dit, le suicide, n'est pas nécessairement l'expression d'une liberté. Il est davantage l'expression du désespoir et un appel à l'aide pour soulager la souffrance sous toutes ses formes. D'ailleurs, le fait que le suicide soit decriminalise n'implique aucunement que cette « liberté personnelle » constitue un droit au suicide. Car cet acte échappe au regard du Code pénal qui reste délibérément silencieux sur un événement qui touche à la conscience, sauf s'il est avéré qu'il ait pu y avoir provocation au suicide. Donc si, sur le suicide, le droit s'abstient, comment alors poser la question de l'aide au suicide ? Cette aide ne peut-elle pas être assimilée à une non-assistance à une personne en péril ? On sait qu'en général, les juges ne prononcent pas de condamnation sévère dans les cas de complicité au suicide, mais cela ne transforme pas cette complicité en un droit au suicide assisté, pour les mêmes raisons qui interdisent de confondre la liberté au suicide avec un droit au suicide.

3.5.3 Conclusion : Le suicide assisté et la mort sous contrôle, un profond