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CHAPITRE 4 : DÉFINITION DU PROBLÈME CHEZ LES MINEURES

4.2 Les plaignants

4.3.6 Le vagabondage et le fait de flâner la nuit

Le vagabondage et le fait de flâner la nuit sont responsables de 9,5% des poursuites contre des jeunes filles devant la Cour des jeunes délinquants de Montréal entre 1912 et 1949. Cette infraction se classe donc au cinquième rang en importance pour expliquer la délinquance des filles devant la cour. Mais qu’est-ce que le vagabondage? Afin de répondre à cette question, il est essentiel d’analyser le libellé de la loi et

des plaintes afin de savoir comment est définie officiellement cette infraction.

i) Définition officielle

La définition de cette catégorie dans le Code criminel inclut plusieurs types de comportements, dont certains ne sont pas sans liens avec certains des catégories étudiées précédemment. Ainsi, loi prévoit qu’est « réputé vagabond, libertin, désoeuvré ou débauché, quiconque : n’ayant pas de moyens de subsistance, est trouvé errant en un lieu où il est étranger ou ayant pris gîte dans une grange ou dans quelque bâtiment qui dépend d’une habitation […] ou qui n’ayant pas de moyens visibles de subvenir à ses besoins, vit sans recourir au travail ». Tombe également dans cette catégorie celui qui « étant capable de travailler, et par là, ou par d’autres moyens, de se soutenir ainsi que sa famille, refuse ou néglige volontairement de le faire; étale ou expose dans les rues, chemins, grandes routes ou places publiques, des objets indécents ; erre et mendie, ou va de porte en porte, ou séjourne dans les rues, grandes routes, passage ou places publiques pour mendier ou demander l’aumône, sans avoir un certificat signé, depuis moins de six mois, […], lequel porte que celle-ci mérite qu’on lui fasse la charité »39. On conçoit que certaines de ces dispositions concernent des adultes plus que des mineurs.

On trouve encore dans la définition officielle du vagabondage des comportements qui peuvent être assimilés au fait de troubler la paix, parce que l’accusé « rôde dans les rues, grands chemins, routes ou places publiques, et gêne les passants en encombrant les trottoirs ou en se servant d’un langage insultant, ou de toute autres manière; fait du tapage dans ou près des rues, […] en jurant ou en chantant, ou en étant ivre ou en gênant ou incommodant les passants paisibles; en déchargeant des armes à feu, ou en tenant une conduite tumultueuse ou tapageuse dans

une rue ou sur une grande route, trouble, par dérèglement, la paix et la tranquillité des habitants d’une maison d’habitation près de cette rue ou grande route; enlève ou défigure des enseignes, brise des fenêtres, des portes ou des plaques de portes, des murs de maisons, de chemins ou de jardins, ou détruit des clôtures40 ».

À ces comportements, la définition légale du vagabondage ajoute le statue de la personne qui est « une prostituée ou coureuse de nuit, erre dans les champs, dans les rues publiques ou dans les grands chemins, les ruelles ou les lieux d’assemblées publiques ou de rassemblements, et ne rend pas d’elle-même un compte satisfaisant; tient ou habite une maison de désordre, de prostitution ou malfamée, ou une maison fréquentée par des prostituées. 41»

On remarque dans cette définition du vagabondage dans le Code criminel de 1906 que certains comportements à caractère sexuel y sont inclus et certains sont d’ailleurs mis au féminin tel que le fait d’être une prostituée ou une coureuse de nuit. Il est important de noter que le vagabondage était l’infraction utilisée généralement afin de contrôler la prostitution. Ce libellé d’infraction permettait d’arrêter une jeune fille qui était présumée faire de la prostitution uniquement parce qu’elle traînait dans la rue sans pouvoir rendre compte de sa présente. De cette manière, la preuve que la jeune fille avait des relations sexuelles en échange d’argent n’était plus nécessaire à son arrestation. On pouvait de ce fait cibler et arrêter plus facilement les jeunes filles qui étaient susceptible de s’impliquer dans la prostitution sans devoir en faire la preuve hors de tout doute. On conçoit aisément que cette dernière forme du vagabondage soit celle qui, pour l’essentiel, ait été à la base des plaintes portées contre les jeunes filles.

40 Code criminel 1906, article 238 a) à l). 41 Code criminel 1906, article 238 a) à l).

ii) Points de vue des agents de probation

Les acteurs dont nous avons recueilli le plus fréquemment les points de vue, qui sont présents dans la quasi-totalité des dossiers dans cette catégorie, sont les agents de probation, par le biais des rapports qu’ils ont remis aux juges. La définition de ce qui pose problème chez ces jeunes filles selon les points de vue des différents agents de probation varie en fonction de chaque affaire; il est malgré tout possible de faire ressortir quelques points communs. Le premier problème, évoqué dans près de la moitié des causes, à trait au fait que ces jeunes filles ont eu des relations sexuelles ou qu’elles ont fait de la prostitution, qu’elles ont été en chambre avec un homme et ont reçu de l’argent en échange de faveurs sexuelles. La vie sexuelle des jeunes filles représente donc un problème important selon les agents de probation. Nous avons vu plus haut que cette infraction servait justement à cibler et arrêter les jeunes filles s’adonnant à de la prostitution : il est donc normal que les comportements sexuels des jeunes filles soient ciblés comme problématique par les agents de probation.

En second lieu pour les agents de probation, vient le fait que ces jeunes filles fréquentaient les restaurants, les cafés ou les « théâtres » (expression utilisée pour désigner les cinémas). Tel que nous l’avons vu plus tôt, les cinémas étaient perçus comme des endroits de perdition, contrairement à la mentalité qui prévaut à notre époque. Les agents de probation notent également comme problèmes le fait que les jeunes filles courent les rues, passent des parties de nuit dehors, changent souvent d’emplois ou ne travaillent pas et qu’elles fument la cigarette, surtout en pleine rue. Dans quelques affaires, le problème provient aussi du fait que qu’elles n'écoutent pas leurs parents, sortent en cachette la nuit, consomment de l’alcool, lisent les journaux ou sont victimes d’abus sexuel. Quelques comportements sont pareillement définis comme posant problème chez ces mineures mais sont notés dans une proportion moins grande des causes : faire du tapage, avoir un langage inapproprié envers

ses parents, sortir en auto avec des garçons, être instable ou avoir besoin de supervision. On remarque, dans l’analyse des comportements considérés comme posant problèmes chez ces filles, que l’éventail des conduites est plutôt large et inclut plusieurs types de comportements que l’on trouve dans la définition du vagabondage dans le Code criminel.

Les agents de probation identifient également un second type de situations problématiques dans la vie de ces jeunes filles, dont elles ne sont pas responsables et qui proviennent de leurs familles et de leur entourage. Ainsi, dans certaines affaires, les jeunes filles ne sont pas perçues comme les seules responsables de leur délinquance. L’accent est parfois mis sur les familles par les agents de probation. Le fait d’avoir un ou des parents qui consomment et abusent de l’alcool, qui sont vulgaires, qui ne pratiquent pas de religion ou qui ne surveillent pas suffisamment leurs filles est jugé problématique selon les agents de probation. Ce que ceux-ci définissent comme posant problème chez les filles n’a donc pas trait uniquement à des actes qu’elles auraient commis, mais aussi à l’influence que leurs familles et leur milieu de vie ont sur elles. La première cause de problème identifié par ces acteurs demeure malgré tout le comportement sexuel des jeunes filles.

iii) Points de vue des autres acteurs

Bien que les agents de probation soient les acteurs dont les points de vue sont les plus fréquemment présents dans les dossiers des jeunes filles traduites pour vagabondage, nous avons aussi examiné les points de vue de quelques autres personnes. Considérons tout d’abord les points de vue des parents. Dans bon nombre des dossiers, les parents ne semblent pas au courant de certains problèmes de leur fille. Certains sont surpris d’apprendre que leur fille est déflorée ou a une conduite immorale. Ils avouent avoir eu quelques problèmes à contrôler les sorties de leurs filles mais n’avaient pas conscience qu’elles avaient des relations sexuelles. Certains parents dont les filles n’avaient pas eu de relations sexuelles

avec des garçons ne comprenaient pas pourquoi des procédures avaient été engagées contre leur fille. Il est important de noter que les plaignants dans cette catégorie étaient très majoritairement des constables ou des agents publics, ce qui peut aider à comprendre que les parents ne percevaient pas de problème chez leurs enfants. En effet, les jeunes filles pouvaient justifier leurs sorties à leurs parents de différentes manières ou simplement sortir de la maison sans donner d’explications. Les constables les retrouvaient parfois sur la rue, incapables de fournir une explication à leur présence à l’extérieur du foyer familial. Certaines jeunes filles faisaient ainsi de la prostitution dans les rues, loin des yeux de leurs parents et sans leur connaissance.

Le nombre de jeunes filles émettant un point de vue sur leur délinquance est faible dans cette catégorie, ce qui n’en enlève pas l’intérêt. Les jeunes filles dont les points de vue ont été recueillis dans les rapports des agents de probation font partie de la moitié des filles de cette catégorie ayant eu des relations sexuelles. Deux points apparaissent en évidence : elles affirment avoir eu des relations sexuelles avec plusieurs garçons et être sorties tard le soir ou avoir déserté leur maison.

Certaines jeunes filles tiennent malgré tout à expliquer leurs comportements. L’une d’entre elles met l’accent sur ses problèmes familiaux, à savoir qu’elle se sauve de chez elle quand « ça va mal ». Elle affirme que ses frères la battent (coups de poing au visage et coups de pied), lui commandent tout le temps et veulent qu’elle les servent. Un de ses frères a un langage ordurier à son égard et à l’égard de ses parents. Elle affirme devoir nettoyer la maison toute seule et remettre son salaire à ses parents, mais admet l’avoir gardé une fois pour s’habiller, parce que ses parents ne prenaient pas charge de ses vêtements. Elle déclare qu’elle est allée en chambre une fois qu’elle a reçu de l’argent et qu’elle a continué ce genre de vie depuis42. Les principaux problèmes ciblés par l’agent de probation chez cette fille proviennent du fait qu’elle a des

relations sexuelles avec des compagnons de passage, qu’elle fréquente des restaurants louches et qu’elle est très instable et change souvent d'emploi. On remarque ici que pour cibler les relations sexuelles comme étant un problème, l’agent de probation et la jeune fille se rejoignent. On note également que l’agent de probation indique aussi le fait qu’elle soit instable et change souvent d’emploi comme étant un problème, mais que ces considérations ne se trouvent pas dans la déclaration de celle-ci. Elle met plutôt l’accent sur ses conditions familiales et particulièrement sur sa relation difficile avec ses frères qu’elle présente comme étant la cause de ses désertions de la maison au cours desquelles elle est en situation de « vagabondage ». On voit ainsi que la définition de ce qui pose problème est différente en fonction des acteurs, d’où l’importance d’en explorer toutes les facettes.

On remarque donc que, selon les agents de probation, le problème central posé par les jeunes filles traduites devant le tribunal pour mineurs pour vagabondage et le fait de flâner, n’est pas uniquement de ne pas travailler ou d’avoir été retrouvées dans la rue mais provient davantage du fait qu’elles ont des relations sexuelles ou pratiquent la prostitution, de même qu’elles fréquentent des restaurants et vont au cinéma. Il existe donc une différence entre les comportements énoncés dans les plaintes et ceux qui sont perçus comme étant le problème central : la définition présentée par les agents de probation dépasse le seul motif légal d’intervention invoqué dans la plainte pour englober d’autres dimensions de le vie des jeunes filles et ainsi mieux comprendre la situation de celles- ci dans sa globalité. Les jeunes filles présentent elles-mêmes leur sexualité comme faisant partie du problème, bien qu’elles désirent se justifier et qu’elles ciblent également d’autres problèmes comme importants. Les parents, quant à eux, ne voient pas toujours les problèmes de leurs filles.