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CHAPITRE 4 : DÉFINITION DU PROBLÈME CHEZ LES MINEURES

4.2 Les plaignants

4.3.4 La désertion

L’infraction de désertion occupe 11,5% des causes des jeunes filles traduites devant la Cour des jeunes délinquants de Montréal entre 1912 et 1949. De par le nom de la catégorie d’infraction, soit la désertion, il est logique de déduire que le problème principal provoqué par ces jeunes filles provient du fait qu’elles ont déserté le toit familial. Mais est-ce uniquement pour cette raison qu’elles sont poursuivies devant le tribunal pour mineurs? Afin d’amener des éléments de réponse à cette question, examinons tout d’abord le libellé des plaintes.

i) Définition officielle

Tel qu’énoncé plus haut, le problème principal énoncé dans le libellé de la loi est que les jeunes filles « ont déserté ou abandonné le toit de la personne qui en a le contrôle sans permission ou sans raison suffisante »33. On trouve cette plainte dans toutes les causes des filles de notre sous échantillon qui sont traduites pour désertion devant le tribunal pour mineurs. Quelques autres problèmes sont également dégagés dans les plaintes mais ne concernent que peu de causes. On trouve ainsi le fait que certaines jeunes filles sont par ailleurs jugées incorrigibles ou incontrôlables, qu’elles ont habité une maison de désordre ou qu’elles « désobéissent à toute demande légitime et raisonnable de leurs parents ». Le problème allégué pour traduire ces jeunes filles devant le tribunal pour mineurs est le fait d’avoir déserté le toit familial. Cette désertion est toutefois susceptible de s’inscrire dans un contexte plus large, où surviennent d’autres problèmes, dont la désertion peut même être la conséquence, la cause ou tout simplement une manifestation (comme l’incorrigibilité par exemple). Examinons les points de vue des différents acteurs afin de mieux comprendre ce qu’ils définissaient comme problème central chez ces jeunes filles au-delà des formulations souvent stéréotypées utilisées dans les plaintes et si leurs définitions concordent avec la formulation juridique des allégations du plaignant contenues dans la plainte.

ii) Points de vue des agents de probation

Dans les affaires de désertion, les agents de probation sont une fois de plus les acteurs les plus présents dans les dossiers des jeunes filles. Leurs rapports sont d’ailleurs les documents les plus riches en informations disponibles dans les divers dossiers consultés. Du point de vue de ces acteurs, le problème central est défini en fonction du fait que

33 Loi amendant les Statuts refondus, 1909, concernant les jeunes délinquants, S.Q. 1912, c. 39,

les jeunes filles ne soient pas rentrées à la maison pendant plusieurs jours, donc en fonction de la désertion elle-même. Par contre, les agents de probation notent certaines autres considérations qui ne se trouvent pas dans le libellé des plaintes. Ainsi, le fait que les jeunes filles soient déflorées, qu’elles aient eu des relations sexuelles et soient allées en chambre avec des garçons sont des points identifiés comme problèmes chez plusieurs de ces d‘entre-elles. D’autres problèmes sont également constatés chez certaines filles, tels qu’avoir de mauvaises fréquentations, fréquenter les cinémas et les salles de danse, courir les rues, être grossières, avoir « la tête dure » et agir à sa guise. On trouve dans les rapports de ces agents certains problèmes qui ne sont pas directement occasionnés par les jeunes filles mais plutôt par leurs familles, qui peuvent ainsi avoir provoqué la désertion. Ainsi, une jeune qui n’en peut plus d’être maltraitée par son père pourrait avoir choisi de déserter le toit familiale afin d’éviter cette situation. À cet effet, on note des inscriptions dans certains rapports à savoir que la situation familiale est difficile et tendue, que le père maltraite ses enfants, qu’il ne les habille pas convenablement ou encore que les parents manquent d’argent et n’arrivent pas à payer les comptes d’électricité et autres.

Selon le point de vue des agents de probation, le problème se situe essentiellement au niveau des jeunes filles et est particulièrement dû au fait que ces dernières ont déserté leur maison. Les relations sexuelles sont également une préoccupation importante pour ces acteurs, bien qu’aucune mention n’en soit faite dans les plaintes elles-mêmes. Notons que le comportement sexuel pouvait avoir un lien très présent avec la désertion. En effet, une jeune fille pouvait déserter le toit familial pour passer un moment avec un garçon ou un homme; ou encore elle pouvait assurer sa survie pendant la désertion en étant hébergée par un homme, en échange de faveurs sexuelles. Notons que la désertion était un fait facile à prouver, puisque le témoignage des parents suffisait pour prouver que la jeune fille n’était pas rentrée, ceci rendant la désertion plus facile à prouver que le comportement sexuel. Comme la désertion était un motif

juridique suffisant pour permettre au tribunal d’intervenir, on se contentait d’évoquer ce motif dans la plainte, même si le comportement sexuel pouvait être très présent dans les préoccupations des parents ou autres auteurs de la plainte. La preuve de la désertion suffisait pour pouvoir agir sur les autres aspects plus difficiles à prouver mais probablement centraux dans la définition du problème. En fait, la désertion peut et doit être vue comme étant en lien avec divers autres « dangers » perçus et auxquels les jeunes filles s’exposaient avec la désertion : comportement sexuel, absence de logis et de nourriture, possibilité d’agression physique, dangers moraux associés à une trop grande liberté (danse, cinéma, etc.). En amenant la jeune fille devant la cour pour un motif de désertion, il était donc possible d’agir sur les autres « dangers » ou problème perçus par les agents de probation. La désertion pouvait aussi être une manifestation de problèmes plus vastes tels que des conditions de vie médiocres ou des tensions familiales, problèmes qui préoccupaient aussi les agents de probation. Ainsi, en amenant les jeunes filles pour un motif de désertion, facile à prouver, ces agents pouvaient ensuite agir sur les autres dangers, problèmes ou situations qui se présentaient selon le cas. C’est pourquoi la perception du problème central de ces jeunes filles par les agents de probation diffère en partie du principal problème allégué dans la plainte.

iii) Points de vue des filles concernées par les procédures

Les jeunes filles concernées par les procédures ont parfois la possibilité d’exprimer leurs points de vue sur ce qui est le problème central pour elles, d’une manière qui laisse des traces au dossier. Ces points de vue, généralement trouvés dans les rapports des agents de probation, prennent parfois la forme d’explications. Si le problème principal ciblé dans cette catégorie semble être le fait que les jeunes filles désertent le toit familial, on peut se demander pourquoi ces filles disent avoir déserté. Différentes situations sont consignées dans les dossiers et sont propres à chaque cause mais il est possible malgré tout d’en tirer quelques points en commun. Certaines de ces filles affirment avoir déserté à cause de

relations familiales tendues, ce qui est le cas de Céline qui affirme avoir quitté la maison de son père parce que celui-ci lui aurait dit : « si tu ne t’en vas pas, je vais te chasser »34. Elle affirme que son père et sa belle-mère l’ont toujours maltraitée et battue et qu’elle a déserté la maison aussi pour cette raison. Elle refuse de rentrer à la maison parce qu’elle craint les mauvais traitements. La peur d’être battues par un parent, notamment le beau-père ou la mère est une préoccupation importante dans les dossiers consultés. Le fait que le beau-père abuse de boisson alcoolisée est également un problème soulevé par des jeunes filles. Cette jeune fille, comme plusieurs autres, aurait donc fui le toit familial pour échapper à une situation intenable plutôt que par plaisir ou envie. Certaines autres jeunes filles désertent dans le but d’affirmer leur opposition à leurs parents ou à certaines règles édictées par ces derniers. Par exemple, l’une d’entre elles35 aurait déserté sa maison car sa mère désirait la marier à un homme alors qu’elle préférait en épouser un autre, affirmant ainsi son opposition à la demande de sa mère. Elle affirme aussi que son problème provient du fait qu’elle doit remettre son salaire en entier à ses parents et qu’elle a l’impression de faire vivre sa famille à elle seule; elle déplore le fait qu’elle ne reçoive pas suffisamment d’argent de poche en retour. Une autre jeune fille explique qu’elle traîne dans les rues dans le but que sa mère lui achète une robe, comme elle l’a fait pour sa sœur36. La désertion serait donc du à une forme de jalousie dans le cas de cette jeune fille ainsi qu’un moyen pour obtenir des vêtements. Lorsque les jeunes filles désertent le toit familial, il arrive aussi qu’elles se livrent à des actes sexuels et parfois à des relations sexuelles pour plusieurs raisons.

Ainsi, ces jeunes filles profitent des enquêtes des agents de probation pour expliquer leur conduite mais également pour soulever d’autres problèmes tels que les conditions de vie insoutenables, le manque d’argent de poche ou l’absence de contrôle de leurs gages. Ces explications données par les jeunes filles sont intéressantes car elles nous

34 Dossier de la Cour des jeunes délinquants numéro 1093 de l’année 1927. 35 Dossier de la Cour des jeunes délinquants numéro 38 de l’année 1948. 36 Dossier de la Cour des jeunes délinquants numéro 10823 de l’année 1923.

permettent de mieux comprendre les situations dans lesquelles elles vivent, ou du moins la perception qu’elles ont de leur situation, perception qui peut ensuite influencer leurs actes.

iv) Points de vue des autres acteurs

Les points de vue d’autres acteurs se trouvent dans les dossiers, mais ils sont présents dans un nombre moins élevé de dossiers. Parmi ces acteurs, les médecins sont les plus présents. Ils ont toujours la responsabilité d’examiner les jeunes filles et d’inscrire les résultats dans des rapports qu’ils doivent remettre à la cour. Comme pour les autres catégories d’infractions, les médecins attestent de l’état de l’hymen des filles et parfois, inscrivent quelques indications au sujet de leur santé. Pour eux, les problèmes présentés par les jeunes filles sont essentiellement reliés à leur santé et leur sexualité. Il faut également considérer que le fait d’être médecins et d’avoir un mandat précis de la cour prédisposaient ceux-ci à placer en priorité la santé et la sexualité des jeunes filles dans leur analyse.

Les parents sont peu présents dans les rapports ou autres documents pour cette catégorie d’infraction. Lorsqu’ils le sont, ils exposent le fait de rester à l’extérieur de la maison le soir et de fréquenter des garçons comme posant problème chez leur fille. Une mère se plaint aussi par le biais du rapport de l’agent de probation du manque de surveillance de la part du père lorsque sa fille demeure chez-lui ainsi que de son manque de soutien financier.

Les divers acteurs perçoivent donc le problème central diffé- remment pour cette catégorie de comportement qui est la désertion. Ainsi, les agents de probation considèrent le problème majoritairement dû aux jeunes filles, à leur désertion du foyer et aux relations sexuelles qu’elles ont eues. Les médecins mettent l’accent sur la virginité des jeunes filles et

les parents sur le fait que leurs filles demeurent à l’extérieur de la maison tard le soir et qu’elles fréquentent les garçons. On remarque l’importance de la sexualité de ces filles pour ces acteurs bien que la sexualité ne soit pas évoquée comme telle dans le libellé des plaintes. Les jeunes filles amènent quant à elles des explications intéressantes sur leur désertion, qu’elles attribuent en général davantage aux conditions familiales problématiques qu’à une recherche de plaisir. Il est intéressant de noter que ces filles ne mettent aucunement l’accent sur leur sexualité, dont elles ne font d’ailleurs pas mention, selon ce qui est consigné dans les rapports des agents de probation.