• Aucun résultat trouvé

L‟inventaire de la littérature à propos du traitement psychanalytique des psychoses orienté par l‟enseignement de J. Lacan laisse sur ce point un bilan plutôt restreint. Depuis sa mort, nous constatons un intérêt accru pour la clinique des psychoses. Sans prétention d‟exhaustivité, nous exposerons de manière succincte les tendances principales.

Si on fait un récapitulatif des publications on s‟aperçoit que pendant toute une période, celle des années 1980, la recherche était orientée par le souci d‟établir un diagnostic différentiel avec la névrose. Sans doute s‟agissait-il là d‟un pas incontournable et préalable à tout engagement dans la possibilité de traitement. Durant cette période, on voit se multiplier les rencontres et les journées à propos de l‟expérience clinique de la psychose et de la clinique différentielle (Citons par exemple les Journées de l‟École de la Cause Freudienne de 1983, de 1984 et celles de 1987, la rencontre du Champ freudien de 1988, les publications de Quarto sur la thématique en 1983, 1985 et 1987, le colloque à Marseille de 1988 et celui à Prémontré en 1983). De cette époque datent aussi des ouvrages comme celui de Maleval : Folies hystériques et

Psychoses dissociatives, les Études psychanalytiques de la psychose de Czermak ou le

séminaire de Melman au sujet des structures lacaniennes de la psychose, pour n‟en nommer que quelques-uns. Notons que l‟orientation prédominante de ces écrits privilégie le versant de la psychose prise comme objet d‟étude à toute fin de mieux cerner la structure des phénomènes, essayant ainsi d‟établir une clinique différentielle. Le biais de l‟approche reste pour autant étroitement lié à un abord de la psychose plus phénoménologique que subjectif. Néanmoins, la question du sujet en jeu y apparaît souvent comme une question récurrente.

Il y a aussi, bien sûr, des articles concernant des cas cliniques, mais ils demeurent moins nombreux que ceux, pour ainsi dire, purement théoriques et parfois se

170

réduisent à la transmission des cas dont la théorisation reste limitée à la problématique diagnostique. Par ailleurs, on trouve une grande production d‟articles nettement théoriques qui se focalisent sur un concept particulier en le développant.

D‟autre part, l‟investigation psychanalytique des psychoses a ouvert la voie à l‟exploration, plus proche de la psychanalyse appliquée, de personnalités de la littérature, des arts en général et de la science (Voir les études sur Holderlïn, van Gogh, Rousseau, Pessoa, Cantor, Goedel, Zorn,etc) On trouve aussi de nombreux articles dédiés à la relecture du cas Schreber ou à celle de la littérature et la vie de Joyce.

Presque à la fin des années 1990, on trouve un intérêt renouvelé pour les psychoses sous la forme d‟un programme de recherche nommé après coup, par JA Miller, «Psychose ordinaire ». Celui-ci réveillait encore une fois le souci diagnostique. Au niveau du traitement, on commence à trouver de plus en plus de psychanalystes qui traitent des patients psychotiques et qui le disent mais le problème surgit sur le plan de la théorisation car celle-ci semble exiger toute une nouvelle nomenclature : néo- transfert, néo-symptôme, néo-déclenchement.

Pour conclure, nous trouvons que les articles dédiés spécifiquement au traitement de la psychose sont minoritaires. Il est aussi remarquable que les concepts fleurissant dans les articles pour ainsi dire « théoriques » ne sont pas les mêmes que ceux qu‟on utilise ensuite pour rendre compte des cas. Curieusement, la théorie semble avancer beaucoup plus vite que ce qu‟on fait effectivement dans la pratique, en élargissant la béance entre l‟une et l‟autre. Si l‟on regarde de près les articles plus centrés sur l‟abord théorique, on verra qu‟ils utilisent de préférence des concepts liés au dernier enseignement de Lacan, c'est-à-dire la topologie des nœuds. Tandis que si l‟on prend en considération les termes utilisés par les auteurs pour transmettre leur clinique, on observe chez eux une forte tendance à s‟orienter à partir de la QP: stabilisation délirante, limitation de la jouissance, etc.

Néanmoins, il convient de préciser qu‟il semble exister un point d‟accord par rapport à la modalité d‟intervention, celle que C. Soler a dégagée en 1987 et que presque une quinzaine d‟années plus tard JC Maleval soutient encore comme étant la conduite de la cure à prescrire : l‟orientation de la jouissance envahissante par le biais de sa limitation, sa localisation ou son tempérament. La plupart des articles où des cas

171

cliniques sont discutés font référence à cette manœuvre d‟intervention, privilégiant plutôt le versant limitatif. On peut bien dire que celle-ci a déjà obtenu sa carte de citoyenneté dans le traitement analytique des psychoses.

Bien qu‟il s‟agisse d‟une notion qui a démontré sa fécondité au niveau de la clinique avec des patients psychotiques, elle semble rester trop proche de l‟abord simplement phénoménologique. Autrement dit, si l‟on entend sur ce que les patients, eux, disent, on s‟aperçoit qu‟ils témoignent d‟être l‟objet des mauvaises intentions provenant de l‟Autre et d‟être aussi envahis par des sensations qu‟ils ne peuvent pas s‟attribuer. Donc, la réponse serait celle de limiter cette invasion. Mais, quelles sont les incidences théoriques et éthiques d‟une telle proposition ? Qu‟est-ce qu‟on dit quand on dit qu‟on limite la jouissance? Est-ce que cette limitation de la jouissance peut être élevée au statut d‟un concept ? Et si c‟est le cas, dans quel système conceptuel elle se tresse et dans quelle éthique elle trouve son fondement ? C‟est aussi le problème de la spécificité de l‟action analytique qui est en jeu car on pourrait penser que l‟intervention de la folie par la limitation a été historiquement la réponse la plus répandue au problème de la psychose compris comme désordre. En commençant par le navire des fous, en continuant par les murs des asiles et en suivant par les plus modernes médicaments, on pourra dire que tous ces actions ont pour fin la limitation de la jouissance.

Évidemment, il faut préciser que nous ne voulons pas mettre en parallèle l‟intervention analytique de limitation avec les autres types d‟intervention: la première étant solidaire d‟une position particulière qui récupère les signifiants que le psychotique apporte pour placer cette limite. Mais cette distinction ne nous épargne pas non plus de repenser la question: qu‟est-ce qui fait alors la spécificité de l‟intervention analytique dans ce domaine ?

La fonction de limitation de la jouissance est justement la fonction attribuée par Freud à l‟Œdipe, reformulée par Lacan en termes de métaphore paternelle. La logique sous-jacente à celle-ci est que l‟introduction d‟un élément tiers exige une perte de jouissance qu‟on nomme castration et qui devient facteur de régulation sous la forme d‟un mouvement désirant référencé par le phallus.

Or, la forclusion du Nom du Père comme hypothèse fondamentale de Lacan dans l‟abord de la psychose, suppose que cette opération métaphorique n‟a pas eu lieu

172

entraînant comme conséquence l‟absence de l‟élément privilégié qui organise le symbolique et corrélativement l‟absence de la signification phallique dans le champ imaginaire, si l‟on suit le seul écrit de Lacan sur la psychose, celui de 1958. Nous ne négligeons pas le nouveau souffle que les dernières théorisations de Lacan par rapport à Joyce ont eu sur la pensée analytique des psychoses. Mais nous n‟oublions pas non plus que le séminaire sur le sinthome n‟est pas un séminaire sur la psychose et que même Lacan a été prudent dans l‟utilisation du terme « psychotique » pour se référer à Joyce, à tel point qu‟il ne l‟a jamais utilisé. Nous partageons cette prudence et jusqu'à présent nous n‟avons pas pu constater que les concepts inspirés par cet enseignement aient eu une application rigoureuse dans le domaine clinique. On n‟est pas pour autant arrivé à mieux formuler ce dont il s‟agit. De plus, l‟hypothèque du désir de Freud sur la psychanalyse paraît montrer ici son incidence.

Il nous semblait nécessaire de pousser un peu plus loin cette idée de la limitation de la jouissance comme intervention possible dans le traitement psychanalytique des psychoses.

Ainsi, le point de départ de ma recherche a été la formulation des questions que je m‟étais posées par rapport à la clinique dans un essai de mise en forme d‟une expérience - qui à la fois semblait évidente par sa pratique mais cependant restait obscure pour moi dans la théorisation-. Il faut dire qu‟à ce moment de ma formation le paradigme de l‟intervention par la limitation de la jouissance était en bonne santé, même si les nouvelles relectures emphatisaient l‟incorporation de la clinique dite borroméenne. À part ces présuppositions, je me suis laissé guider par l‟expérience elle- même, en essayant de cerner les points de difficulté sous la forme de paradoxes. Quelques-uns d‟entre eux ont déjà été soulignés par d‟autres auteurs.

Dans certains cas, cette limitation de la jouissance pouvait se maintenir pour le patient à condition que l‟analyste la rétablisse à chaque fois, le résultat étant un type de stabilisation - que l‟on peut d‟ailleurs retrouver dans les cas rapportés par d‟autres analystes1-, du style `comme si‟ et dépendante de la présence de celui-ci. D‟où la formule si souvent entendue selon laquelle la relation de l‟analyste avec le psychotique n‟a pas de fin et peut durer toute la vie. Ce type de stabilisation, fondée plutôt sur des

1

173

identifications, contraint d‟une certaine façon le psychotique à rester accroché à la présence d‟un autre qui lui donne une consistance corporelle.Nous pointons donc que si d‟une part le patient est stabilisé, d‟autre part cela n‟assure pas qu‟il puisse récupérer un certain goût à la vie en se sentant vivant, et qu‟il puisse rétablir quelques liens sociaux.

Par ailleurs, on trouve souvent que, malgré cette manœuvre de limitation de la jouissance, les psychotiques veulent retourner aux conditions qui ont déclenché la crise, comme les papillons de nuit vers la lumière, en mettant en question la limite même et en démontrant la dimension subjective des symptômes psychotiques : ils jouissent là où ils souffrent. D‟autres patients le diront directement, en affirmant, une fois l‟épisode critique passé, que leurs hallucinations leur manquent.

Si l‟on fait attention maintenant à la limitation et localisation de la jouissance par la voie du délire, on trouve que cette solution stabilise en partie le rapport signifiant- signifié dans une métaphore délirante, mais cela n‟assure pas que la souffrance corporelle soit réduite ni qu‟un lien social soit possible hors de la trame délirante. Un noyau cœnesthésique irréductible reste et le délire est construit pour en rendre compte, même quand celui-ci n‟arrive pas à le saisir. Prenons comme exemple la volupté des nerfs de Schreber qui l‟amène à devenir la femme de Dieu. Mais à la fin de sa vie, ce noyau démontre son irréductibilité quand lors de sa troisième maladie le délire ne suffit plus et qu‟il finit par éprouver son corps comme mort et en état de putréfaction. La dimension insupportable du corps est cependant une des plaintes les plus fréquentes des patients psychotiques.

Cette dimension insupportable du corps a aussi sa place quand la limite ne vient pas par la parole sinon par l‟acte, le passage à l‟acte suicidaire, les automutilations, les différentes pratiques qui essayent de faire trace dans le corps. Disons que parfois la fonction de limitation de la jouissance mise en place par l‟analyste ne suffit pas et le sujet réalise la limite par le biais d‟une castration dans le réel. Non liquet.

Pour en revenir aux antécédents, nous concluons sur l‟existence de deux hypothèques sur l‟abord analytique des psychoses: l‟hypothèque de la clinique psychiatrique et l‟hypothèque du père. D‟une part, elles ont impliqué des apports incontournables, de l‟autre elles ont introduit des obstacles aux avancées de la psychanalyse dans ce domaine. En ce qui concerne la première, la clinique des

174

psychoses n‟est pas née avec la psychanalyse, elle a été construite dans un autre champ du savoir: celle de la psychiatrie. La psychanalyse doit à la psychiatrie classique les descriptions minutieuses qui ont été la base fondamentale des développements autant de Freud que de Lacan. Personne ne doute de l‟importance de ces apports, sans lesquels la clinique analytique des psychoses n‟aurait pas été possible. Mais ces apports ont entraîné aussi des obstacles. Le plus important, à notre avis, est celui souligné par Lacan en 1967 lors de son discours aux psychiatres de Sainte Anne: la reprise d‟une position psychiatrique. Celle-ci se caractérise par la mise en place d‟une défense face à l‟angoisse que la rencontre avec le psychotique produit, cette défense consiste à prendre le fou comme objet d‟études. Le psychotique pris comme objet d‟études implique alors pour Lacan une position de défense qu‟il nomme « position psychiatrique »: celle-ci est considérée par Lacan comme le motif de la stagnation de l‟abord psychanalytique des psychoses.

La première hypothèque conduit alors à un abord des psychoses caractérisé par la considération du psychotique comme objet d‟études dans un effort de mieux le comprendre. Cela a permis des avancées par rapport à une théorie des psychoses trop liée aux phénomènes et au diagnostic mais peu soucieuse du sujet et sa position. De cette optique, la question qui revient est celle de l‟existence du sujet dans les psychoses: cela nous indique déjà le point de vue adopté. Une prise en considération du sujet est incontournable pour ceux qui n‟ont pas abordé les psychoses comme objet d‟études sinon dans le cadre d‟un traitement considéré comme possible.

Mais ceux-ci se sont trouvés face à un autre obstacle, cette fois-ci engendré par la psychanalyse elle-même. C‟est ce que j‟appelle l‟hypothèque du père. Du fait que les premières réflexions de la psychanalyse des psychoses ont été faites par Freud, père de la psychanalyse, nous pouvons trouver leurs traces dans les conceptions du traitement. L‟effort freudien pour introduire les psychoses dans le champ conceptuel de la psychanalyse ont abouti à une lecture de celle-ci très marquée par la fonction du père. Chez Freud, le père est la référence principale tant pour les névrotiques que pour les psychotiques. Il a fallu toute l‟audace de l‟hérésie lacanienne pour que le père devienne une possibilité de suppléance à la castration réelle du langage qui signe la vie de tout

parlêtre: une parmi d‟autres, pas la référence obligée. Il y a des sujets qui peuvent se

175

pas paternelle. Malgré cette nouveauté, peut-être à cause de l‟hérésie, l‟abord analytique des psychoses a trouvé un autre obstacle dans ce que nous proposons de nommer Ŕ en empruntant l‟expression à Askofaré- l‟hypothèque du père. Celle-ci condamne l‟abord des psychoses à une conception déficitaire qui remarque le manque de la fonction du Nom-du-Père, au lieu de souligner les aspects créateurs des solutions sinthomatiques singulières.

Nous pensons alors qu‟un abord analytique des psychoses pourrait se favoriser d‟une levée de ces deux hypothèques, bien que cela n‟implique pas de nier ses apports, il s‟agit de voir si on peut aller au-delà d‟une position psychiatrique et au-delà d‟une position qui place le père comme référence fondamentale.

177