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II Comprendre les psychoses

2.3. Premier point d’accord: Il y a structure dans les psychoses

L‟analyse des Actes des Journées de 1979, nous permet de prendre connaissance des différentes positions des psychanalystes lacaniens en ce qui concerne la conception des psychoses et leur traitement à ce moment- là. J‟attire votre attention sur le point où un effort de compréhension de la psychose a gagné du terrain sur une pratique qui a du mal à s‟orienter. Théorie et clinique ne semblent pas avancer du même pas. On trouve ou bien des travaux purement théoriques qui ne proposent pas de nouvelles articulations cliniques, ou bien des articles cliniques qui parlent des cas dont les conséquences, pour faire avancer la théorie, ne peuvent pas être tirées. Le dessein d‟aller plus loin dans la compréhension de la psychose semble avoir marqué fortement la pensée à propos de la psychose dans les élaborations à venir.

En ce qui concerne les références théoriques prises par les auteurs, on note que - pour la plupart d‟entre eux- celles-ci répondent au paradigme dégagé de la QP et du séminaire sur les psychoses. Les notions dérivées des derniers enseignements de Lacan sur Joyce et la théorie des nœuds n‟ont pas gagné leur carte de citoyenneté dans la conception des psychoses. La question à propos des psychoses non déclenchées commence à se poser, mais timidement et n‟intéresse pas tellement les élèves de Lacan à ce moment. Le souci diagnostique ne prendra toute sa place que dans les années 802.

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« Il n‟y a jamais d‟aphanisis du désir, dans aucune sorte de psychose. » Irene Roublef, 1979, Intervention aux compléments. Lettres de l’École. Les psychoses, p. 233. Ou encore : «Ce point d'impossible n'a strictement rien d'homogène avec l'impossible comme jonction des sujets désirants, qui est le support du travail de l'analyse. D'un côté donc, impossible du procès de la subjectivation, que montre et démontre le dire psychotique ; de l'autre, impossible comme jonction de sujets désirants.» Marc Strauss, 1979, ibid.

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Le cas princeps utilisé pour illustrer la théorie continue d'être le cas Schreber, pris comme cas paradigmatique. Il y a toute une réflexion à ce propos qui remarque la non-implication tant de Freud comme de Lacan dans le cas, l‟absence d‟une « compréhension vivante du psychotique »1, le manque d‟un essai de traitement. Bien que ce cas permette de démontrer la théorie et avancer dans la compréhension des psychoses, il demeure à distance de la position de l‟analyste dans la cure. On entend qu‟il y a une différence entre le fait de théoriser à partir d‟un cas écrit et non traité par celui qui théorise, et le fait de traiter des psychotiques en analyse et essayer de théoriser et de formaliser cette expérience. Dans la première option, le cas assure une fonction démonstrative, d‟illustration de la théorie et l‟analyste reste en dehors de l‟expérience. Dans la deuxième option, les analystes remarquent leur implication dans le cas Ŕleur implication au sens de leur désir-, comme un élément qui rend possible l‟expérience même et sans laquelle ladite expérience n‟aurait pas pu avoir lieu.

En revenant aux références théoriques soulignées, celles prises de la QP, le concept de la forclusion du Nom-du-Père pose aussi des problèmes dans son repérage pratique, surtout pour penser les périodes psychotiques hors crise, obstacle clinique à l‟effort de compréhension.

Quoique le concept de forclusion du Nom-du-Père permette de penser la crise psychotique et le déclenchement, il ne semble pas aider à saisir le ressort du passage de la crise à la solution, question clé pour penser un traitement possible. Pendant les journées des cartels de l‟École Freudienne de Paris en 1975, la question de la réversibilité de la forclusion -de la formule de sa réversion possible- s‟est imposée comme un des problèmes lancinants autour duquel tournaient les discussions et qui concernait justement le traitement. Eric Laurent a dit, à ce moment-là, que la question de la réversibilité de la forclusion était « un propos privé de Jacques Lacan »2, sous- entendant que celui-ci se posait la question, même si dans le cadre de ces journées Lacan n‟y a donné aucune réponse.

La question d‟une possible réversion de la forclusion est importante « puisqu‟elle implique de savoir en quoi le psychanalyste s‟autorise à engager un

1

Jacques-Alain Miller, 1979, op. cit., p. 127.

2

Eric Laurent, 1975, Journées des cartels de l‟École Freudienne de Paris. Lettres de l’École freudienne, N° 18, Avril 1976, p. 89.

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psychotique dans la voie de la psychanalyse. »1 Ce propos a déchaîné tout un questionnement par rapport au désir psychotique et au désir de l‟analyste face à ce dernier.

La position d‟Eric Laurent est radicale: «Il fallait rappeler que pour Freud le désir c‟est bien ce qui est indestructible. En ce sens, qu‟est-ce qui est indestructible dans une psychose? Où va-t-on trouver un repérage structurel? Est-ce au niveau du désir? Sûrement pas, puisqu‟on se demande même si une telle chose existe. »2

Bien qu‟en 1975 Lacan ne se prononce pas sur la réversibilité de la forclusion il soutient que l‟éthique est l‟axe et le centre de la psychanalyse où la notion de désir est liée à une notion de trou multiple, triple et tourbillonnant. «S‟il n‟y a pas de trou, je ne vois pas très bien ce que nous avons à faire comme analystes »3. Fiat trou. La question du manque en jeu, là où le manque semble manquer, commence à se poser.

Cette question clinique par rapport aux moments de stabilisation - le caractère partiel de tout délire, les crises transitoires- insiste lors des journées de 1979 comme un point qui interroge. Certains auteurs défendent l‟idée d‟une forclusion partielle qui permettrait de les expliquer, mais cela n‟est pas sans introduire une modification de la conception de la forclusion dans le sens de sa partielisation. Les références prises de la QP commencent à basculer.

Une vingtaine d‟années plus tard, tant Eric Laurent4

que Jean Claude Maleval5 ont souligné les difficultés que les élèves de Lacan avaient eues pour tirer des enseignements de l‟écrit de 1958. Sur ce point, Laurent repère une certaine ambiguïté dont le signe est l‟embarras de ces élèves une fois l‟article publié. Cet embarras se manifeste par l‟arrêt des publications des psychiatres qui suivaient l‟enseignement de Lacan et qui avaient publiés des articles à propos du traitement psychanalytique des

1

Eric Laurent, 1975, op. cit., p. 83.

2

Eric Laurent, 1975, op. cit., p. 115.

3Jacques Lacan, 1975, Clôture des Journées des cartels de l‟École Freudienne de Paris. Lettres de l’École freudienne,

N° 18, Avril 1976, p. 265.

4

Eric Laurent, 2002, « Les traitements psychanalytiques des psychoses.». Les feuillets psychanalytiques du Courtil, 21.

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psychoses lors des séminaires: Serge Leclaire, Jean Oury et François Perrier1. Laurent propose sa lecture : «comme si les élèves se trouvaient gênés par les enseignements qui leur étaient alors dispensés et que les voies d‟application pratique leur paraissaient plus fermées qu‟elles ne l‟étaient auparavant »2

. Difficulté majeure qui est située donc par Laurent sur le plan de l‟usage pratique de la théorie de la forclusion du Nom-du-Père. Selon l‟avis de Maleval, la forclusion du Nom-du-Père Ŕ dans un premier temps- n‟ouvre pas de perspectives nouvelles à la cure analytique des psychoses :

Tant que l‟hypothèse de la forclusion du Nom-du-Père ne permit pas de dégager une orientation nouvelle pour appréhender le traitement des psychotiques, ceux qui ont suivi Lacan se trouvèrent pendant plusieurs décennies tentés d‟habiller des pratiques anciennes d‟un vocabulaire neuf (…) Il apparaît qu‟en 1979 nul n‟a encore une idée précise des orientations nouvelles qui pourraient être générées par l‟hypothèse de la forclusion du Nom-du-Père pour appréhender le traitement des psychotiques.3

Nonobstant, en 1979, autant Pommier4 que Miller5 essaye d‟articuler l‟hypothèse de la forclusion avec le fonctionnement pulsionnel et le concept d‟objet a comme nouvelle orientation. D‟ailleurs, Serge André remarque déjà la difficulté de prendre en considération les théories lacaniennes concernant la topologie des nœuds6 dans leur application à la conception des psychoses.

En guise de conclusion, les conceptions théoriques que les analystes font de la psychose ont tendance à souligner le côté déficitaire: carence de symbolique7, faille

1

Leclaire avait soutenu sa thèse à propos des principes de la psychothérapie des psychoses en mai 1957 (Publié en 1999 chez fayard sous le titre de Principes d’une psychothérapie des psychoses). De son côté, Perrier avait publié « À propos de la psychothérapie des schizophrènes » en 1954, « Le schizophrène » en 1956 et « Fondements théoriques d‟une psychothérapie de la schizophrénie » en 1958 (disponibles dans le volume La chaussée d’Antin, paru en 1994 chez Albin Michel). Oury travaillait sur le versant institutionnel de l‟abord des psychoses.

2

Eric Laurent, 2002, op.cit., p. 8.

3

Jean Claude Maleval, 2000, op.cit., p. 412-413.

4

«Si ce qui est mis en défaut dans la structure des psychoses c‟est la castration dans la parole, connotable du signe -, nous supposons que s‟organise en lieu et place de cet ( - ) le système d‟un fonctionnement pulsionnel préférentiel (…) C‟est l‟identification au phallus imaginaire corrélative de la désintrication pulsionnelle qui entraîne un et un seul fonctionnement pulsionnel préférentiel. Nous supposons ici que ce sont les pulsions scopiques ou orales qui sont prévalentes». Gérard Pommier, 1979, op. cit., p. 56.

5

Cf. 2.2.3.

6

« Pour une théorie de la psychose, il faudrait un autre instrument que l‟équivoque Ŕ d‟ailleurs on n‟équivoque pas, dans la cure, lorsque l‟on a affaire à un délire, il faudrait quelque chose comme les noeuds, mais je ne puis maintenant que donner cette indication, m‟y trouvant moi-même tout à fait emmêlé » Serge André, 1979, « Lettres en souffrance. Le récit schréberien. » Lettres de l’École. Les psychoses, p. 46.

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dans la structure symbolique1, défaillance imaginaire2, a-structure3, a-topie4, absence de de signifiant5, absence de procès de subjectivation, absence de désir6. La psychose est définie par la négative - par ce qui manque et devrait être là -, et non en tant que position subjective de l‟être dans le langage. La question de la position subjective du psychotique et ses conséquences reste en suspens. La notion de sujet - appliquée à la psychose- est contestée7. La controverse centrale dans les discussions est celle de la structure ou a-structure des psychoses qui débouche sur la mise en question du statut du sujet dans celles-ci et dans son rapport au langage. La proposition de l‟a-structure questionne le statut du sujet dans la psychose et celui du désir de l‟analyste qui s‟occupe des psychotiques.

Au niveau de la pratique clinique, les conceptions négatives de la psychose conduisent ou bien à déconseiller le traitement des psychotiques ou bien à une direction de la cure qui met au premier plan les aspects prothétiques ou orthopédiques. La psychose pensée comme défaillance imaginaire mène à diriger la cure en position de « tiers prothétique »8. La psychose caractérisée par une carence de symbolique laisse l‟analyste en position de supposé garant du « discours du bon sens commun »9

. La conception de la psychose en tant qu‟a-topique, relègue celle-ci au-delà de la psychanalyse10. La psychose définie par l‟absence de désir ferme les portes à un abord psychanalytique, celui-ci serait donc impossible11.

1

Cf. la position de JA Miller en 2.2.3.

2

Cf. la position de Moscovitz en 2.2.4.

3 Cf. la position de Robert Lefort en 2.2.4. 4

Jean Pierre Bauer, 1979, « Topique freudienne de la psychose », Lettres de l’École. Les psychoses, p. 148.

5

Cf. la position de Robert Lefort en 2.2.2.

6

Cf. la position de Marc Strauss.

7

Une des questions lors des journées de 1975 est justement: “Peut-on parler du sujet dans la psychose?”, op. cit., p. 83. 8 Cf. la position de Moscovitz en 2.2.4. 9 Cf. la position de Melman en 2.2.1. 10 Cf. la position de Bauer. 11

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Les conceptions théoriques ont leur influence sur la pratique des analystes, même si nous pouvons soupçonner que leurs interventions auprès des psychotiques ne se réduisent pas à la conception qu‟ils se faisaient à ce moment-là de la psychose. Autrement dit, il y a ce que les analystes pensent de la psychose, mais il y a aussi ce qu‟ils font dans la pratique et les élaborations théoriques de ce qu‟ils pensent qu‟ils font. Ces trois dimensions ne coïncident pas forcément. En plus, en psychanalyse on considère toujours la dimension de ce qu‟ils font sans le savoir. La dimension de la pratique clinique ne se limite pas à la conception théorique qu‟on peut en avoir. L‟acte analytique dépasse les efforts de compréhension et d‟élaboration théorique.

Ce qui est sûr, c‟est que de plus en plus d‟analystes s‟engagent dans le traitement des psychotiques. Cela ouvrira une nouvelle voie de recherche qui s‟étendra jusqu‟à nos jours. Étant donné l‟extension de cette pratique, le souci diagnostique s‟installe dans les discussions. Toute une élaboration par rapport à la clinique différentielle voit le jour à partir de cette inquiétude pratique.

En 1979, cette voie de recherche - qui a captivé l‟intérêt des analystes lacaniens pendant une longue période-, se présente dans les questions qui visent la clinique différentielle entre psychose et névrose à partir de l‟établissement d‟un rapport entre phénomène et structure. Erik Porge propose de penser le problème des psychoses non manifestes, celles qui ne présentent pas les signes habituels de la psychose1. La question question de la structure psychotique non déclenchée deviendra un des problèmes fondamentaux en ce qui concerne la cure. L‟insistance à établir un diagnostic différentiel a un intérêt pratique2, celui d‟éviter un déclenchement lors de la mise en place du dispositif analytique.

En somme, l‟effort de comprendre fait place progressivement à un engagement des analystes dans la cure des psychotiques.

1

Erik Porge, 1979,Intervention aux Compléments. Lettres de l’École. Les psychoses, p. 229. 2

« Si on a un doute quant à la structure, multiplier les entretiens préliminaires, rester en face à face, ne pas laisser le malade s‟endetter vis-à-vis de l‟analyste fait partie d‟une conduite qui est plutôt à recommander ». Eric Porge, 1979,

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