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◗ Le vécu du soignant

Dans le document Psychologie clinique en soins infirmiers (Page 115-119)

C’est toujours une très grande violence pour les personnes qui travaillent dans des services, des structures où la mort est omniprésente, de s’y trouver con-frontées. Heureusement qu’elles ne s’y habituent pas. « Heureusement », parce que cela montre qu’elles ne développent pas de défenses trop importan-tes qui n’engageraient que des acimportan-tes techniques au détriment d’une présence humaine et empathique. L’habitude de la mort, l’insensibilité défensive qu’elle engendrerait, créerait des soignants rigides et qui risqueraient de ne traiter les patients que comme des objets ou comme des êtres déjà morts en risquant de rater l’accompagnement qui est crucial. En effet, il est important pour certaines personnes de ne pas mourir seules mais soutenues par un être qui leur parle et les aide par sa présence. Les soignants qui travaillent dans ces services, ou dans les maisons de retraite, ont un rôle éminemment important, une place humaine décisive : ils sont souvent les dernières personnes que voient le sujet avant de mourir, ils constituent ses derniers liens sociaux. Accepter cela permet égale-ment de mieux faire son deuil puisque le soignant aura été indispensable à son patient et qu’il ne pouvait pas faire mieux que de l’écouter et d’être là, c’est même là un rôle essentiel qu’il aura tenu.

6. Ce terme désigne le fait que divers professionnels, aux fonctions diversifiées, interviennent auprès du patient dans des rôles spécifiques et peuvent échanger entre eux leurs observa-tions cliniques le concernant, de sorte à assurer un soutien cohérent et contenant à son égard.

La mort et la question du deuil

En soins palliatifs, le plus important est cette qualité humaine, cette présence au moment décisif que le soignant peut offrir. C’est extrêmement difficile. Un suivi et une écoute de ces professionnels sont en général organisés dans ces services compte tenu de la proximité constante avec la mort. Une infirmière me raconte ce qu’elle a vécu dans une unité de soins palliatifs :

«

C

’est très violent de voir comment les patients sentent qu’ils vont mourir et la manière dont ils réagissent : j’ai remarqué que, souvent, même lorsqu’ils n’étaient qu’à demi conscients, ils ôtaient tous leurs habits, comme un réflexe, et se retrou-vaient entièrement nus. Cela, c’est un signe que la mort est imminente. C’est très violent pour moi à chaque fois de les voir faire cela, pour l’équipe en général. C’est très violent aussi pour les membres de la famille de voir leur proche tout nu, mais, lorsqu’on essaie de le couvrir, par pudeur, il n’est pas rare que le patient se décou-vre à nouveau. »

Il est beaucoup plus aisé de faire le deuil d’une personne à laquelle on s’est attaché durant les soins et l’accompagnement prodigués, quand tout a été mis en œuvre pour elle jusqu’au dernier instant. La peine est un sentiment normal d’autant plus que l’attachement du soignant pour la personne aura permis à celle-ci de mieux vivre la fin de sa vie que si le soignant s’était contenté de dis-penser des soins techniques. Toutefois, si la peine ne passe pas, si le deuil ne se fait pas, s’il se meut en dépression ou en mélancolie (voir Fiche 18, page 167), un élément pathologique s’ajoute à cette peine, relative à l’histoire personnelle du sujet, et il vaut mieux que celui-ci ait recours à une aide psy-chologique pour mettre en lumière ce qui se rejoue pour lui à l’occasion du décès de son patient. Pour faire son deuil, il est nécessaire de parler de la mort de la personne. Faire son deuil permet également de continuer de penser à la

La question du respect et de la pudeur dus aux personnes en fin de vie est cru-ciale.

À l’occasion de la mort, les soignants remarquent effectivement les manque-ments institutionnels, les laisser-aller qui prennent tout à coup de la valeur en ce qu’ils révèlent parfois l’oubli du sujet, l’oubli du respect dû à la per-sonne. Ainsi, au moment de la grande canicule à Paris en août 2003, des soi-gnants d’une maison de retraite remarquent que certaines personnes âgées n’avaient pas d’habits convenables dans lesquels ils pouvaient être enterrés.

L’une des soignantes raconte les larmes aux yeux qu’elle a été obligée de mettre les habits d’une autre résidente à une personne décédée, seule, sans famille. La question soulevée est celle de la dignité de la personne jusque dans la mort. La violence ressentie par la soignante est justifiée : la situation révélait l’état de négligence humaine, d’abandon affectif, même si les soins étaient correctement dispensés, dans lesquels s’est trouvée cette personne âgée jusqu’au dernier moment et qui n’a pas été vraiment pris en compte de son vivant. Chacun avait sa part de responsabilité dans ce drame et la soi-gnante venait de prendre la mesure de la sienne en parlant, avec émotion et beaucoup de cœur, de la pénible prise de conscience qui s’était opérée pour elle à l’occasion de cette mort.

Souffrance et violence dans la situation de soins et d’accompagnement

personne sans se trouver immédiatement submergé par une émotion ou une angoisse incommensurables.

◗ « Deuil et mélancolie »

Dans son texte de 1915, Deuil et Mélancolie7, Freud, s’inspirant des travaux de Karl Abraham, s’intéresse au deuil en tant que processus psychique et à la façon dont il permet d’éclairer la mélancolie. Cet article marque l’histoire de la psy-chanalyse puisqu’il fait du deuil un état constitutif de la subjectivité, idée que reprendra et enrichira Mélanie Klein en 1934 puis en 1940 lorsqu’elle présentera la notion de l’existence d’une position dépressive infantile issue du processus de deuil de l’objet perdu 8.

L’article de Freud ouvre la voie à une nouvelle vision et considération du deuil dans les sociétés occidentales : observé par les scientifiques comme une étape importante de l’humanisation en lien avec l’apparition d’un affect de tristesse et des sentiments pour un autre être différencié et considéré comme un sem-blable, le deuil représente une étape importante de la civilisation. Toutefois, l’évolution que le deuil a connue dans nos sociétés s’est centrée davantage sur l’apparition d’usages et de rituels obligatoires que sur la considération pointue de l’état de deuil chez la personne qui le subit et qui justifie tous les soins apportés aux défunts.

La définition que Freud donne de cet état est la suivante : « Le deuil est réguliè-rement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc. »9

En outre, Freud pose l’état d’affect lié à la perte d’un objet aimé comme une normalité à partir de laquelle il éclairera l’état de mélancolie : le deuil, selon Freud, est au centre du mécanisme mélancolique et constitue un modèle per-mettant de penser cette dernière, en rapport avec la notion de narcissisme : toutefois, l’élément essentiel qui différencie le deuil normal de la mélancolie, c’est l’absence de délire de petitesse et du « trouble d’estime de soi »10 dans le deuil.

Freud admet la perte mélancolique du respect de soi sur le mode de la perte de l’objet : « Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie, c’est le moi lui-même. Le malade nous dépeint son moi comme sans valeur, incapable de quoi que ce soit et moralement condamnable. »11 L’objet perdu prend un intérêt surdimensionné par rapport à sa réalité, d’où l’impossibilité du deuil : « On ne peut reconnaître clairement ce qui a été perdu. »12 C’est 7. S. Freud. « Deuil et Mélancolie ». Métapsychologie, 1915, Folio/Essais, Gallimard, 1968 ; 145-171.

8. M. Klein. « Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs ». Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 1967 ; 311-340 et dans « Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs », 1940 ; 341-369.

9. S. Freud. « Deuil et Mélancolie », Métapsychologie, 1915, Folio/Essais, Gallimard, 1968, P.146.

10. S. Freud. « Deuil et Mélancolie », Métapsychologie, 1915, Folio/Essais, Gallimard, 1968, P.147.

11. S. Freud. « Deuil et Mélancolie », Métapsychologie, 1915, Folio/Essais, Gallimard, 1968, P.150.

12. S. Freud. « Deuil et Mélancolie », Métapsychologie, 1915, Folio/Essais, Gallimard, 1968, P.149.

La mort et la question du deuil

bien, par conséquent, le statut de cet objet perdu qui fait problème et qui per-met de poser la question suivante : pourquoi et comment l’objet d’amour perdu génèrerait-il davantage le reproche, donc la mélancolie, que la nostalgie, c’est-à-dire le deuil ?

Le « respect de la réalité »13 est conservé dans le deuil, malgré la douleur et la difficulté à commencer un travail de deuil, visant à se séparer libidinalement de l’objet aimé et perdu. Ce respect de la réalité fait du deuil un état normal, non pathologique.

L’aspect de normalité, expliquée par Freud, qui caractérise les affects même extrêmes liés à cette épreuve, ainsi que l’issue projetée comme potentielle-ment heureuse dans le cas d’un travail de deuil réussi14, permettent à l’endeuillé qui accepte d’en passer par le processus de deuil de pouvoir s’auto-riser ensuite une ouverture nouvelle à la vie en l’absence de la personne aimée.

Ainsi, Freud ouvre la voie à une pensée qui fait du deuil une source de cons-truction subjective. L’intérêt de Freud pour le deuil trouvera également son rayonnement dans la pensée de Lacan qui s’intéressera aussi à cette question en lien avec la pièce de Shakespeare, Hamlet. Il y montre l’importance des rituels d’exhumation : lorsque ces derniers ne satisfont pas les exigences du deuil, comment retrouver la possibilité d’un manque, à travers le deuil de l’objet perdu, dans ces conditions ? Comment désirer à nouveau si rien ne manque ? Comment continuer à vivre ?

On voit bien comment dans la pensée psychanalytique, la notion de deuil en tant que constructive pour le sujet a pu prendre son essor et se présenter comme un élément essentiel dans la vie psychique de l’individu. La lecture de Deuil et mélancolie montre l’aspect positif du deuil, comme ouverture possible vers une nouvelle position subjective à condition que soit mené un « travail » propre à ce deuil, aussi lourd et difficile puisse-t-il être. Le deuil n’apparaît plus comme une obligation pour la personne vivante de s’enfermer dans la perte subie et de poursuivre une vie recluse, mais au contraire, le texte de Freud engage à ce que l’être endeuillé parvienne à se séparer de l’objet aimé perdu pour se reconstruire et reconstruire sa vie sans lui.

13. S. Freud. « Deuil et Mélancolie », Métapsychologie, 1915, Folio/Essais, Gallimard, 1968, P.148.

14. « Le fait est que le moi après avoir achevé le travail du deuil redevient libre et sans inhibitions », Ibid., P.148.

C H A P I T R E

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Une violence insidieuse dans des

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