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Chapitre 2 : Penser le droit à la vie privée

2.4. Les entrées par la technique

2.4.1. Utopies communicationnelles, Big Data et Quantified Self

À partir des années 1970, un courant de pensée né de la rencontre entre la cybernétique (Wiener, 1962 [1950], 2014 [1948]), de l’informatique, des utopies contre-culturelles des années 1960, et d’un imaginaire du cyberespace89, donna naissance à diverses « utopies communicationnelles » ayant pour point commun une croyance enthousiaste en la capacité transformatrice positive des technologies numériques de l’information et de la communication, et de l’informatique en réseaux (Breton, 1997 ; Flichy, 2001 ; Turner, 2008). Selon les termes (critiques) d’Evgeny Morozov, ces technologies seraient capables d’offrir des « solutions » techniques à des problèmes économiques, sociaux ou encore environnementaux (Morozov, 2015). Ces utopies ont également pour point commun de souhaiter remettre en cause l’autorité de l’État.

have mattered; it would have easily been attained. »

89 Cet imaginaire d’un « cyberespace » comme « nouvelle frontière », né avec le roman de science-fiction de William Gibson, Le Neuromancien, en 1984 (Gibson, 1984). Il a donné lieu à la rédaction d’un texte fréquemment cité : la Déclaration d’indépendance du cyberespace, par John Perry Barlow (1996). Ce texte se trouve par exemple sur le site web de l’Electronic Frontier Foundation, une organisation non-gouvernementale états-unienne dont le nom évoque aussi cet imaginaire de la « Frontière », d’un nouvel espace à conquérir :

https://www.eff.org/fr/cyberspace-independence (page consultée le 19 juillet 2019). Le texte de Pierre Lévy intitulé « La montée vers la noosphère », publié en 2000, illustre aussi l’enthousiasme utopique et fantastique engendré par cet imaginaire (Lévy, 2000).

Nous verrons qu’elles ont eu, de ce point de vue, une influence certaine sur la constitution des arènes de gouvernance d’Internet90.

Notre propos n’est pas, ici, de dresser un panorama de ces utopies communicationnelles. Elles sont en effet très diverses ; utopie du Libre (Broca, 2013) et utopie transhumaniste (Kurzweil, 2010 ; Yudkowsky, 2001) ne sauraient être confondues. Également, comme le rappellent Fidelia Ibekwe-Sanjuan et Françoise Paquienséguy dans un article sur l’Open Data et le Big Data, il convient de distinguer les courants techno-utopistes néolibéraux (ou ultralibéraux) des courants libertariens, qui, s’ils peuvent avoir des revendications convergentes, n’en sont pas moins différents du point de vue du noyau de leurs convictions (Ibekwe-Sanjuan et Paquienséguy, 2015). De même, lorsque Benjamin Loveluck parle de « libéralisme informationnel », il montre bien que des inspirations axiologiques différentes aboutissent sur le Web à des modèles d’organisation différents selon les sites étudiés (Loveluck, 2015). Présenter ces théories de façon exhaustive demanderait donc un investissement considérable en temps et en écriture. De surcroît, toutes les utopies communicationnelles ne proposent pas nécessairement de discours sur la vie privée, ou sur les données à caractère personnel. Nous nous intéresseront donc ici à un type de discours particulier, au sein du paradigme « dataïste » (van Dijck, 2014) : le mouvement dit du « Quantified Self ».

Le Quantified Self Movement, ainsi qu’il est désigné par ses membres, bien que n'étant pas en tant que tel un mouvement politique au sens où il n'a pas vocation à participer au processus partisan institutionnel ni n'appelle explicitement à un changement de société, s'inscrit dans le mouvement utopiste de la Silicon Valley étudié entre autres par Fred Turner et, plus récemment, Félix Tréguer (Fotopoulou, 2014 ; Ruckenstein et Pantzar, 2019 [2017] ; Tréguer, 2019 ; Turner, 2008). Pour Minna Ruckenstein et Mika Pantzar, le « Quantified Self » est une « métaphore ontologique » (Ruckenstein et Pantzar, 2019, p. 57) qui désigne un ensemble de pratiques appuyées par des discours et « l’idée que divers outils et applications d’autosuivi, comme les dispositifs de suivi des émotions ou de l’alimentation ou les podomètres, présentent à tout un chacun une bonne opportunité de comprendre son corps, son esprit et sa vie quotidienne, exprimés en séries de mesures pouvant être étudiées et travaillées » (Ruckenstein et Pantzar, 2019, p. 57)91. Ces pratiques se sont développées notamment dans le domaine de la santé. Elles peuvent être des pratiques de groupe (Lanzing, 2016). Le Quantified Self s’inscrit dans la continuation de ce que Michel Foucault désigne par les « technologies de soi » (Foucault, 1988). Sa nouveauté réside dans l’utilisation croissante de capteurs connectés pour générer des données se présentant comme plus « objectives », et dans l’introduction d’un rapport cybernétique au corps. Les boucles de rétroaction générées à partir des données collectées – et de leur comparaison à des agrégats statistiques – doivent aider l’individu à s’améliorer. Ainsi, « dans le

90 Cf. sections 5.1. et 5.2.

91 Voir aussi, au sujet des pratiques de mesure de soi, les articles de Moustafa Zouinar (2019), Éric Dagiral et al. (2019), Anne-Sylvie Pharabod (2019) et Marjolein Lanzing (2016).

contexte du [Quantified Self], les flux de données personnelles, y compris les informations sur le matériel génétique, les réactions physiologiques et les mouvements quotidiens, s’inscrivent dans un cadre de communication plus large, dans lequel les données personnelles sont considérées comme dotées de sens et d’agentivité, en ce sens qu’elles favorisent de nouveaux modes de conduite et de relation aux autres » (Ruckenstein et Pantzar, 2019, p. 60).

Le magazine Wired a joué un rôle important dans la construction théorique de l’idéologie du Quantified Self. Il s’agit d’un magazine influent de la Silicon Valley ayant poursuivi l’œuvre entamée par les auteurs du Whole Earth Catalog (Turner, 2008), avec une ligne éditoriale techno- optimiste, et proposant un programme de transformation sociale par la technologie. C’est dans ce magazine qu’en 2008, Chris Anderson avait publié un article annonçant la « fin de la théorie », en raison du « déluge de données » (« data deluge ») qui rendrait une science hypothético-déductive s’attachant à la recherche de liens causaux obsolète (Anderson, 2008). Le « déluge de données » dont parle Chris Anderson dans son article évoque le volume de données qui sont l’une des trois caractéristiques du Big Data, aux côtés de la variété des données utilisées et de la vitesse de calcul permettant de les traiter de façon pertinente (Laney, 2001).

Quantified Self et Big Data appartiennent au même paradigme dataïste, selon lequel la

collecte d’une quantité massive de données doit permettre un meilleur accès au réel, en raison du caractère supposément immédiat des traces numériques (Jeanneret, 2011 ; Schmitt, 2015). De la même façon que les masses de données doivent permettre une connaissance en temps-réel de la réalité macroscopique – y compris sociale – le Quantified Self propose, à une échelle micro, aux individus de « vraiment » se connaître grâce à l’objectivité machinique (Bonenfant et al., 2015 ; Lanzing, 2016 ; Ruckenstein et Pantzar, 2019). Notons que les statistiques de mesure individuelle sont comparées aux statistiques agrégées de toutes les mesures individuelles collectées par un fournisseur de services de mesure de soi afin de pouvoir situer sa performance quantifiée au sein d’un groupe, d’une norme statistique.

Une telle mesure, quantification et mise en données du monde et de soi peut être perçue comme la participation à un dispositif disciplinaire, comme un « asservissement » à une « sémiotique machinique » (Bonenfant et al., 2015). D’autres peuvent s’inquiéter de la difficulté à garantir la confidentialité de ses données et l’absence de détournement des finalités pour lesquelles elles ont été collectées (voir : Lanzing, 2016). En bref, il est possible de faire une lecture aliénante et limitante pour l’autonomie individuelle des pratiques de quantification de soi. De telles lectures seraient cohérentes avec le paradigme libéral de la vie privée réactualisé par les théories foucaldiennes. Les partisans du Quantified Self voient au contraire quelque chose d’émancipateur dans ces pratiques. Pour eux, elles permettraient de renforcer le contrôle sur soi de l’individu.

Kevin Kelly, un ancien de la Whole Earth Review, co-fondateur de Wired, et Gary Wolf, contributeur dans ce dernier magazine, ont contribué à façonner le concept de Quantified Self dans un article de 2009, où ils exposent l’intérêt selon eux de la quantification de soi dans le but d’améliorer la connaissance de soi :

« Mon collègue auteur chez Wired Kevin Kelly et moi avons remarqué que beaucoup de nos proches commençaient à s’infliger cette chose terrible : trouver des façons astucieuses d’extraire des flux de nombres d’activités humaines ordinaires. Une nouvelle culture des données personnelles était en train de prendre forme. La cause immédiate de cette tendance était évidente : de nouveaux outils ont rendu le suivi de soi plus facile. Dans le passé, les méthodes d’évaluation quantitative étaient laborieuses et ésotériques. Vous deviez prendre les mesures à la main et les inscrire dans un registre ; vous deviez entrer les données dans des feuilles de calcul et opérer des calculs en utilisant des logiciels peu conviviaux ; vous deviez construire des graphs pour extraire une compréhension de ces nombres. Maintenant, une large part de cette collecte de données peut être automatisée, et la tenue de registres et l’analyse peuvent être déléguées à une foule d’applications Web simples. Accompagnant l’apparition presque quotidienne de nouveaux systèmes de suivi, nous avons décidé de créer un site Web pour les lister. Nous avons appelé notre projet le

Quantified Self. Nous n’avons pas de slogan, mais si nous devions en avoir un, ce serait

probablement : « La connaissance de soi par les nombres »92. » (Wolf93, 2009, non paginé)

Les auteurs de l’article cité ci-dessus ont fondé en Californie une compagnie appelée

Quantified Self Labs qui organise des conférences, réunions et expositions sur le thème du Quantified Self94. Cette compagnie est mécénée par Autodesk, Intel et Scanadu95.

92 Traduction et mise en forme de l’auteur. Texte original : « My fellow Wired writer Kevin Kelly and I noticed that many of our acquaintances were beginning to do this terrible thing to themselves, finding clever ways to extract streams of numbers from ordinary human activities. A new culture of personal data was taking shape. The immediate cause of this trend was obvious: New tools had made self-tracking easier. In the past, the methods of quantitative assessment were laborious and arcane. You had to take measurements manually and record them in a log; you had to enter data into spreadsheets and perform operations using unfriendly software; you had to build graphs to tease understanding out of the numbers. Now much of the data-gathering can be automated, and the record-keeping and analysis can be delegated to a host of simple Web apps. With new tracking systems popping up almost daily, we decided to create a Web site to track them. We called our project the Quantified Self. We don't have a slogan, but if we did it would probably be "Self-knowledge through numbers." »

93 L’article est rédigé à la deuxième personne du pluriel. Gary Wolf parle bien de « Kevin Kelly » et lui. Toutefois, Kevin Kelly n’est pas crédité sur le site de Wired comme co-auteur de l’article.

94 Voir leur site Internet : www.quantifiedself.com (page consultée le 19 juillet 2019).

95 Information indiquée sur la page d'accueil du site Internet www.quantifiedself.com (page consultée le 29 avril 2016).

Sans qu’ils ne cherchent à dialoguer avec le paradigme libéral de la vie privée, nous voyons se dessiner dans la citation tirée de leur article les contours d’un discours sur la collecte de données à caractère personnel alternatif à celui selon lequel la mise en données numériques ferait courir des risques à la vie privée et, ce faisant, à l’autonomie individuelle.

Selon Marjolein Lanzing (2016), l'idée fondamentale sous-tendant le mouvement du

Quantified Self est que la collecte de données sur ses activités renforce l'auto-transparence,

permet une meilleure connaissance de soi, débarrassée de biais car quantifiée et mesurable. L'utilisateur d'objets mesurant ses activités en voit sa capacité d'action sur soi accrue, permettant une extension de sa volonté à travers eux. Se mesurer soi-même permet de suivre sa performance, de s'améliorer, d'agir sur soi (Lanzing, 2016 ; Ruckenstein et Pantzar, 2019). Vu sous cet angle, la collecte de données personnelles est un facteur d'émancipation, de construction d'un individu autonome agissant. Marjolein Lanzing illustre cela en citant le cas d'une femme atteinte de Parkinson qui, lors d'une conférence à Amsterdam sur le Quantified Self, avait expliqué que grâce à des capteurs numériques, elle était désormais capable de fixer elle-même la posologie de ses médicaments, renforçant son autonomie vis-à-vis de ses médecins (Lanzing, 2016, p. 3). L’article signé par Gary Wolf en 2009 mentionnait aussi d'autres objectifs, comme celui d'améliorer sa performance sportive ou de perdre du poids (Wolf, 2009), qui sont ceux repris et promus par les entreprises fabriquant des objets connectés comme FitBit :

Figure 9 : Capture d'écran du site Internet www.fitbit.com/fr prise le vendredi 29 avril 2016

Les pratiques de suivi de soi (self-tracking) ne se limitent pas à la mesure ubiquitaire et continue de données souvent physiologiques sur ses activités. Elles s'accompagnent de pratiques de dévoilement de soi :

« Fitbit et Strava emploient des stratégies sociales différentes. À travers ces stratégies, l’utilisateur autorise quelqu’un d’autre à exercer un contrôle sur lui ou sur elle. Des exemples de stratégies sociales sont les dates butoirs, le travail d’équipe et la quête de la « bonne » compagnie pour soutenir le comportement désiré. Fitbit et Strava offrent des fonctionnalités de médias sociaux, des forums et des groupes où les utilisateurs peuvent partager de l’information tant avec des « amis » qu’avec des étrangers virtuels. C’est ainsi que les utilisateurs peuvent se surveiller et s’encourager mutuellement.

Beaucoup de self-trackers96 sont fiers de partager leurs informations personnelles. Pourtant, beaucoup d’entre eux sont préoccupés par leur vie privée. Les producteurs de technologies de suivi de soi ont intérêt à encourager l’auto-divulgation d’informations personnelles ; la vente de données personnelles de santé agrégées est un commerce lucratif97. » (Lanzing, 2016, p. 5)

Ce partage de données, loin toutefois d'être jugé négativement par le Quantified Self

Movement, est au contraire perçu comme positif, et comme le signe que la pratique du traçage de

soi n'est pas simplement narcissique :

« Bizarrement, toutefois, la culture du self-tracking n’est pas particulièrement individualiste. En fait, il y a une tendance forte parmi les self-trackers à partager les données et à collaborer sur de nouvelles façons de s’en servir. Les gens surveillent leur régime en utilisant Tweet What You Eart!, peuvent profiter de compteurs de calories crowdsourcés ; les gens peuvent suivre le rythme du sommeil de leurs bébés avec Trixier

Tracker et le comparer à celui d’autres enfants ; les femmes peuvent observer leur cycle

menstruel avec MyMonthlyCycles et utiliser des outils en ligne pour corréler leurs diagrammes avec celui des autres. Les sites les plus ambitieux agrègent les données personnelles pour des tests pharmaceutiques conduits par les patients et la recherche médicale.

Les self-trackers semblent impatients de contribuer à notre connaissance de la vie humaine.98 » (Wolf, 2009, non paginé).

96 NdT : le mot anglais « self-tracker » était difficile à traduire. Nous avons choisi de le laisser en anglais afin de faciliter la traduction, sa compréhension en français étant de plus suffisamment transparente pour ne pas gêner la lecture. Une traduction par périphrase aurait pu être : « personnes pratiquant la quantification de soi à des fins de suivi personnel ».

97 Traduction de l’auteur. Texte original : « Fitbit and Strava employ social strategies. Through these strategies the user authorizes someone else to exercise control over her. Examples of social strategies are deadlines, teamwork and seeking out of the “right” company to support the desired behavior. Fitbit and Strava offer social media options, forums and groups where users can share information with anyone ranging from “friends” to virtual strangers. Hence users can check on and encourage each other.

Many self-trackers proudly share their personal information. Yet, many of them are concerned about privacy. Producers of self-tracking technologies have an interest in encouraging self-disclosures of personal information; selling aggregated personal health data is a lucractive business. »

Ainsi, la quantification de soi permet pour les partisans du Quantified Self une émancipation par l'autonomisation99 par la génération de données personnelles à partir de leurs activités et le suivi de ces données quantitatives. Leur partage est perçu comme un acte altruiste permettant d'accroître la quantité d'information disponible, de la faire circuler, et ainsi d'améliorer nos vies100. Enfin, le contrôle par les pairs est sous ce paradigme un exercice disciplinaire utile aux fins poursuivies par l'usager de capteurs connectés. Le mouvement du Quantified Self s'oppose donc au paradigme libéral de la vie privée selon lequel la protection de la sphère de l'intime (privacy) est une condition nécessaire et essentielle à l'autonomie de l'individu, puisqu'il avance au contraire l'idée que la collecte et le partage ubiquitaires de données personnelles permet une autonomisation des individus tout en augmentant le bien être social.