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Chapitre 2 : Penser le droit à la vie privée

2.3. Les critiques du paradigme libéral de la vie privée

2.3.1. La critique néolibérale par l’École de Chicago

Les économistes néolibéraux de l'école de Chicago, à laquelle appartenait Milton Friedman, se sont intéressés à la question de la vie privée à l'occasion de leur opposition au

Privacy Act 1974 aux États-Unis d’Amérique. Richard A. Posner45 (1977, 1981) et George J. Stigler (Stigler, 1980), prix « Nobel » d'économie en 1982, en particulier, se sont intéressés de près à la question.

Précisons à ce stade que malgré un certain rapport de filiation entre les philosophies néolibérales46 et les philosophies libérales classiques, néolibéralisme et libéralisme présentent

45 Juriste de formation mais ayant publié des analyses économiques s'inscrivant dans le paradigme monétariste. 46 Le pluriel a été choisi pour ne pas occulter l’existence de fortes différences entre, par exemple, la philosophie de

Friedrich Hayek et celle de Milton Friedman. Frédéric Marty et Thierry Kirat (2018) ont montré qu’il y avait eu également de nombreuses évolutions entre une première et une seconde école de Chicago. Notre thèse ne portant

d’importantes différences et ne doivent pas être confondus. Cela est d’ailleurs bien illustré par le fait que l’une des critiques les plus radicales du paradigme libéral de la vie privée soit l’œuvre de penseurs néolibéraux.

L'école de Chicago a développé une théorie économique libérale favorable au laisser-faire et à la régulation de marché : le monétarisme, fortement inspiré des théories économiques néoclassiques (Friedman, 1960 ; Friedman, 1962). Selon la théorie économique néoclassique, pour être efficace, le marché doit reposer sur une concurrence pure et parfaite, laquelle repose à son tour sur cinq piliers (Knight, 1921) :

• L'atomicité, qui suppose qu'aucun acteur économique ne soit en mesure de déterminer les prix sur le marché ;

• La libre-entrée et libre-sortie : chaque acteur économique peut librement et sans coût entrer ou sortir d'un marché ;

• La libre-circulation des facteurs de production (travail et capital) ;

• L'homogénéité : il existe un marché par chaque type de produit, ce qui signifie, en d’autres termes, que sur un marché donné tous les produits concurrents doivent avoir exactement les mêmes caractéristiques ;

• La transparence, qui suppose un libre accès à une information exhaustive.

Or, pour les économistes de l'école de Chicago, qui avaient travaillé dès les années 1960 sur l'économie de l'information47, la vie privée est un comportement de dissimulation de l'information dans la sphère privée (Posner, 1977, p. 393). Non seulement il s'agit pour Richard Posner d'un comportement suspect48, mais ce comportement est selon lui socialement nuisible, puisqu'il ferait obstruction à cette condition de transparence des marchés de la concurrence pure et parfaite. Suivant ce raisonnement, le droit à la vie privée est alors un obstacle à l'efficacité allocative de tout marché, qu’il s’agisse des biens de consommation, ou d’autres sphères de la vie sociale que les économistes néolibéraux ont conceptualisé comme des marchés : le travail, la famille, le choix des partenaires romantiques… Une telle vision est cohérente avec une anthropologie néolibérale de l'homo economicus, qui est à la fois marchandise – par exemple sur le marché du travail – et aussi un acteur économique rationnel poursuivant son intérêt économique, matériel et égoïste. Si bien que :

pas sur le néolibéralisme en général, nous n’entrerons toutefois pas plus dans les détails. 47 Voir par exemple : Stigler, 1961.

48 « Pourquoi quelqu'un voudrait-il dissimuler un fait, si ce n'est pour induire en erreur les autres afin de faire des transactions avec eux ? » (Posner, 1981, p. 408 cité par : Rochelandet, 2010, p. 30).

« Cela n’est pas une réponse de dire que […] les individus ont « le droit d’être laissés tranquilles » […]. Très peu de gens veulent être laissés tranquilles. Ils veulent manipuler le monde autour d’eux par la révélation sélective d’information à leur sujet49. » (Posner, 1977, p. 400)

Les informations personnelles sont pour Richard Posner des biens intermédiaires instrumentaux (Posner, 1977, p. 394) que certains voudront dépenser comme du temps ou de l’argent à cacher, tandis que d'autres, comme les services fiscaux, un fiancé, un concurrent ou encore les organismes de crédit, chercheront à se les approprier (Posner, 1977, p. 394-395). Protéger la vie privée et les données personnelles par la Loi réduirait la quantité d'information disponible sur un marché et sur un produit (humain).

La solution que Richard Posner préconise est l'instauration de droits de propriété aliénables sur certaines données personnelles dont la dissimulation n'aurait pas d'impact social négatif. Il s'oppose par exemple à l'octroi d'un droit de propriété sur les informations dont les organismes de statistique ont besoin, en raison des coûts de transaction trop élevés que cela engendrerait pour ces derniers, mais il donne l'exemple d'une photographie nue de soi comme d'un bien informationnel personnel sur lequel l'individu concerné dispose d'un droit de propriété aliénable (Posner, 1977, p. 400).

Richard Posner ne s'oppose pas à toute idée de vie privée. En appliquant un raisonnement économique néoclassique, il conclut que l'intimité permet de se passer de certains artifices gourmands en temps et en énergie, qui sont pour lui des ressources économiques. Ainsi, la brièveté du langage familier, permis par l'intimité, ou les normes d'habillement relâchées dans l'intimité de son propre logement, sont sources d'économie, et doivent donc pouvoir être conservées (Posner, 1977, p. 403). Cette conception de la « vie privée » n’est toutefois pas celle que met en valeur le paradigme libéral de la vie privée, fondé sur l’idée de « contrôle » opéré par l’individu sur les informations qui le concernent, mais repose au contraire sur l’idée d’une frontière à défendre entre espaces public et privé.

Quoi qu’il en soit, l'utilité, reconnue dans ces cas, d'une protection de la sphère privée de l'individu a pour fondement un raisonnement de nature économique néoclassique et matérialiste, et non la nécessité de protéger un droit à l'autonomie. Ainsi, Richard Posner conteste l'idée que l'absence de vie privée empêche l'émergence de créativité, en citant que ces qualités ont pu émerger chez des individus de la Renaissance italienne ou de l'Angleterre élisabéthaine, où, selon lui, la vie privée était nettement moins bien protégée que dans les États-Unis de la seconde moitié du XXe siècle (Posner, 1977, p. 407). Il poursuit sa critique du paradigme libéral de la vie privée en indiquant que si la protection de la vie privée est présentée comme une condition d'émergence

49 Traduction de l’auteur. Texte original : « It is no answer that […] individuals have “the right to be let alone” […]. Very few people want to be left alone. They want to manipulate the world around them by selective disclosure of facts about themselves ».

de la confiance, elle demeure à cet effet un mauvais substitut à la disponibilité de l’information et à la transparence (Posner, 1977, p. 408). Enfin, il évacue sommairement la question de la surveillance d’État, qu'il juge certes indésirable, mais anecdotique par rapport à la surveillance entre individus privés (Posner, 1977, p. 409).

Ainsi, au terme de son raisonnement, Richard Posner aboutit à la conclusion que protéger les données personnelles serait un mauvais choix économique, et donc un choix socialement indésirable. Quant aux autres considérations en rapport avec la protection de la vie privée, notamment en rapport avec la sécurité de la personne, ou les risques de diffamation, il les juge, à l'instar de Judith Thomson (1975), couvertes par les autres droits fondamentaux. Contrairement au paradigme libéral de la vie privée, sa critique néolibérale appartient donc à l’école réductionniste de la vie privée, selon laquelle l’expression « droit à la vie privée » ne fait que désigner un ensemble disparate et incohérent d’éléments qui sont déjà protégés par d’autres catégories de droits préexistantes.

Le raisonnement économique tenu tant par Richard Posner – dont nous avons brièvement détaillé la pensée – que par George Stigler a été critiqué par Jack Hirshleiffer (1971, 1980), un autre économiste de l’école de Chicago selon lequel il existe des défaillances sur le marché des données personnelles. Les agents économiques ont en effet tendance à surinvestir dans la collecte de données personnelles et dans leur dissimulation. Ce comportement est inefficace au niveau macroéconomique, car cela affecte une partie du revenu disponible de cette activité qui, en elle- même n'est pas productive. Une législation sur les données personnelles réduirait selon Jack Hirshleifer de tels comportements.

Richard Posner (1977, 1978) et George Stigler (1980) rejettent cet argument en soulignant le fait qu'une législation sur les données personnelles augmenterait fortement les coûts de collecte, et donc une hausse des prix et une baisse du bien-être collectif. Cette idée renvoie à l'anthropologie néolibérale : en effet, si, comme le pense Richard Posner, l'être humain a tendance à chercher à manipuler autrui par ses comportements de dissimulation afin de maximiser son utilité, alors la Loi n'y changera rien et ne réduira pas de tels comportements coûteux.

Si l'école de Chicago s'oppose au principe même d'une protection des données personnelles, notons que Richard Posner ne conteste pas le principe de l’existence d'une protection des informations commerciales et industrielles. Là où le paradigme libéral de la vie privée s’est désintéressé progressivement de la vie privée des groupes, il déclare ainsi :

« Je remarque en passant l’ironie que la vie privée personnelle semble être plus valorisée que la vie privée organisationnelle, si l’on en juge des tendances actuelles en matière de

politiques publiques, alors qu’un renversement de ce rapport serait plus cohérent avec l’économie du problème50. » (Posner, 1977, p. 393-394)

Il s'oppose donc logiquement aux politiques de liberté de l'information, dont le Freedom

of Information Act de 1966, qui organise le libre-accès aux informations détenues par

l’administration aux États-Unis d’Amérique, en violation selon lui de ce droit à la vie privée des organisations (et non des individus) (Posner, 1977, p. 404).

Il convient de souligner que ces approches néolibérales de la vie privée développées par l’école de Chicago ont fait l’objet de nombreuses critiques. Parmi celles-ci, Fabrice Rochelandet leur reproche ainsi un racisme latent. Selon ce dernier, George Stigler et Richard Posner défendent une « position conservatrice tournée vers les intérêts des industriels » (Rochelandet, 2010, p. 33) et rappelle les préjugés racistes présents dans un texte de Richard Posner qu'il cite :

« En fait, la privacy informationnelle bénéficierait essentiellement aux individus « à risques » : ancien criminels, mauvais payeurs, salariés non qualifiés, assurés fraudeurs, fiancés non solvables… De manière symptomatique, Posner [1981] va jusqu'à assimiler ces groupes à risques aux populations noires et hispaniques. Se fondant sur un test économétrique rudimentaire, il prétend que : « les principaux bénéficiaires d'une telle législation sont des gens caractérisés par plus d'arrestations ou de condamnations, ou de rapports de crédit pires que la moyenne. Ces groupes ne sont vraisemblablement pas suffisamment cohésifs […] pour former des coalitions politiques, mais ils recoupent fortement les groupes ethniques noirs et hispaniques, qui sont organisés politiquement. [….] Il peut être très probablement dans leur intérêt de faire pression pour le passage de lois qui interdisent la « discrimination » […] Si les employeurs et les organismes de crédit sont dans l'incapacité d'utiliser ces critères pour trier les risques […], une redistribution de richesse des Blancs vers les membres de ces groupes raciaux et ethniques pourrait bien en résulter. » (Rochelandet, 2010, p. 34 citant : Posner, 1981, p. 407)

L’idée de remplacer le droit de la protection des données à caractère personnel par la création de droits de propriété cessibles sur ces dernières ne s’est retrouvée ni dans les débats à l’OCDE et au Conseil de l’Europe dans les années 1970, ni dans les débats ayant entouré le RGPD, ni au sein des groupes dédiés à la protection de la vie privée du W3C. Cette idée semble donc périphérique au sous-système de politique publique de protection des données à caractère personnel. Elle n’a toutefois pas tout à fait disparu. En France, Gaspard Koenig défend ainsi

50 Traduction de l’auteur. Texte original : « I remark in passing the irony that personal privacy seems to be valued more highly than organizational privacy, judging by current public policy trends, although a reverse ordering would be more consistent with the economics of the problem. »

depuis plusieurs années, dans des conférences et des interviews, l’idée qu’il doit être possible de « vendre ses données personnelles » (Auffray, 2019 ; Mouron, 2018 ; Schmitt et Madelaine, 2018). Pierre Bellanger, auteur d’un livre sur la « souveraineté numérique51 », défend également cette idée (Bellanger, 2014, p. 202).

Le RGPD et, de façon générale, le droit de la protection des données à caractère personnel en Europe s’est cependant construit en opposition à cette logique de patrimonialisation des données à caractère personnel. En France, la présidente de la CNIL, Isabelle Falque-Pierrotin, s’était d’ailleurs publiquement opposée à plusieurs reprises pour dénoncer cette idée (Auffray, 2019). Dans les corpus de documents analysés dans le cadre de l’étude de terrain sur l’adoption du RGPD, cette approche était marginale, les remises en cause du paradigme libéral de la vie privée, y compris par les acteurs de la coalition industrielle, ayant été elles-mêmes assez rares52. Ainsi, comme l’ont écrit Arnaud Anciaux, Joëlle Farchy et Cécile Méadel, « la mise en place de droits de propriété sur les données personnelles peut dès lors apparaître comme une revendication mort-née » (Anciaux, Farchy et Méadel, 2017, p. 37).