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Chapitre 2 : Penser le droit à la vie privée

2.1. Introduction : défaire l’illusion du consensus

Les discours des acteurs ayant participé à la rédaction ou à la controverse autour de la rédaction de textes normatifs de protection des données à caractère personnel, qu’il s’agisse de textes de droit dur ou de droit souple, font référence à des corpus d’idées et des façons de concevoir le droit à la vie privée ou le droit à la protection des données à caractère personnel. Ces conceptions portent à la fois sur le contenu de ce qui doit être protégé, et sur le « pourquoi », sur la valeur philosophique et morale de ce droit. Leurs expressions peuvent se retrouver dans l’espace public : dans des essais, des ouvrages scientifiques, des articles de presse ou de revues scientifiques, ou même dans des romans ou d’autres œuvres littéraires.

Ces questions ne sont toutefois que très rarement abordées de façon explicite dans les documents institutionnels ou les discours d’acteurs ayant pris part à l’élaboration des droits de la vie privée et de la protection des données personnelles. L’idée que le « droit à la vie privée », ou la « vie privée » en général soient désirables, normativement de « bonnes » choses, y est souvent présentée comme faisant consensus. Dans d’autres cas, comme au W3C, nous observons une volonté délibérée d’éviter de délibérer et de s’exprimer sur ces questions, pour ne pas risquer de perdre du temps à chercher un consensus perçu comme impossible1. La justification axiologique de l’engagement des acteurs en faveur de leur conception du droit à la vie privée – ou contre la conception des acteurs de la coalition rivale – est souvent renvoyée à un plan implicite.

Afin de répondre à la question de recherche sur l’objet de la protection des textes normatifs de protection des données à caractère personnel, l’une des étapes essentielles de l’analyse consiste à relier les discours d’acteurs aux conceptions théoriques servant de soubassement à leur action, auxquelles ils font référence, souvent implicitement, parfois explicitement, notamment en réponse à des questions en entretien semi-directif.

Les documents officiels ou de doctrine juridique discutant ou établissant le droit à la vie privée ne perdent en général pas beaucoup de temps en explications et justifications de ce droit. Par exemple, le deuxième considérant de la directive 95/46/CE2 est la seule disposition dans ce texte qui mentionne des arguments généraux et philosophiques en faveur de la protection des données à caractère personnel, et même là, la protection de la vie privée y est un allant-de-soi auquel il est brièvement fait allusion :

1 Cf. section 5.5.3.

2 Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil, du 24 octobre 1995, relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données

« (2) considérant que les systèmes de traitement de données sont au service de l'homme; qu'ils doivent, quelle que soit la nationalité ou la résidence des personnes physiques, respecter les libertés et droits fondamentaux de ces personnes, notamment la vie privée, et contribuer au progrès économique et social, au développement des échanges ainsi qu'au bien-être des individus ; » (directive 95/46/CE, considérant 2)

Cela est vrai également dans les documents produits dans des arènes de production de standards techniques d’Internet s’intéressant à la protection de la vie privée. Ainsi, la description sur la page d'accueil du Privacy Interest Group du W3C3 indique :

« L’évolution des technologies du Web a augmenté la collecte, le traitement et la publication de données à caractère personnel. Des inquiétudes liées à la vie privée sont exprimées plus souvent, au fur et à mesure que les applications construites sur la plateforme du Web gagnent l’accès à plus de données sensibles – incluant la localisation, la santé et les informations de réseau social – et que l’activité des utilisateurs sur le Web est pistée de façon ubiquitaire. L’Activité Vie Privée du W3C coordonne les travaux de standardisation pour améliorer le support de la vie privée des utilisateurs dans le Web et développer une expertise générale dans le domaine de la Vie privée dès la conception pour les standards du Web4 » 5

Les citations ci-dessus illustrent une façon commune de poser le problème de la vie privée conjuguée à la problématique de la société informationnelle : le développement de nouvelles technologies y est lié à des risques accrus pour la vie privée, et la nécessité de protéger la vie privée comme un bien y est implicitement admise sans qu'il soit nécessaire de l'expliciter dans un texte. D’ailleurs, aucun des position papers de notre corpus, rédigés par des groupes d’intérêt pendant la phase d’adoption du RGPD, n’attaque frontalement ou fondamentalement le bien- fondé philosophique et moral du droit à la vie privée.

La société Google, sanctionnée et condamnée à de nombreuses reprises pour avoir enfreint le droit de la protection des données à caractère personnel6, diffuse aujourd'hui un discours officiel en faveur de la vie privée :

3 Voir en-ligne (page consultée le 21 mars 2016) : https://www.w3.org/Privacy/

4 Traduction de l’auteur. Texte original : « The evolution of Web technologies has increased collection, processing and publication of personal data. Privacy concerns are raised more often as applications built on the Web platform have access to more sensitive data — including location, health and social network information — and users' activity on the Web is ubiquitously tracked. The W3C Privacy Activity coordinates standardization work to improve support for user privacy on the Web and develops general expertise in privacy-by-design for Web standards. »

5 Extrait de la page web « W3C Privacy Interest Group » du site web du W3C. Page consultée le 21 mars 2016 à l’URL : https://www.w3.org/Privacy/

6 Voir notamment : CNIL (France) Délibération n°2013-420 du 3 janvier 2014 prononçant une sanction pécuniaire à l'encontre de la société Google Inc., Garante Privacy (Italie) Provvedimento del 10 gennaio 2019 [9090292], Garante Privacy (Italie) Ordinanza di ingiunzione nei confronti di Google Inc. - 18 dicembre 2013, AEPD (Espagne) Resolución R/02892/2013 del 19 de Diciembre de 2013

Figure 6 : Capture d'écran du site Internet https://privacy.google.com en date du 18 juillet 2017. Le texte en police plus petite, en bas à gauche, suggère l’importance que l’entreprise Google dit accorder à la confidentialité des données de l’internaute qui consulte cette page.

Même un site comme ResearchGate, qui impose l’installation de cookies traceurs sur le terminal de l’internaute, en flagrante infraction avec l’article 5 paragraphe 3 de la directive 2002/58/CE amendée en 2009, lu en conjonction avec le RGPD, prétend « accorder de la valeur à [notre] vie privée7 » :

Figure 7 : Extrait de capture d’écran de la page

https://www.researchgate.net/publication/228198982_Privacy_As_Contextual_Integrity, du 19 juillet 2019

L’illusion de consensus autour de la définition et du contenu du droit à la vie privée et à

la protection des données à caractère personnel est également entretenue par une partie de la

littérature académique. Différentes études sur le paradoxe de la vie privée ont elles aussi tendance à supposer que le sens du mot « vie privée » (ou « privacy » en anglais) est transparent, et que les enquêtés en partagent avec les enquêteurs une même compréhension. Ainsi, Alessandro Acquisti et Ralph Gross (2006), lorsqu’ils comparent les comportements d’utilisateurs de Facebook avec leurs niveaux déclarés de préoccupation pour la protection de leur « vie privée », ne leur posent aucune question sur le sens que ces derniers donnent à ces mots. Dans une autre étude, sur les liens entre réglementation sur la protection de la « vie privée », perception des risques, confiance et comportements d’utilisateurs, Caroline Miltgen et Jeff Smith (2015) entament leur propos en rappelant l’importance prise à partir des années 1970 par les questions de protection de la vie privée, sans pour autant chercher à définir cette notion, à en délimiter le contenu, ou même à expliquer ou justifier cette importance. Dans une étude publiée en 2018 par l’Institut d’économie de Zagreb au terme d’un projet de recherche sur la sensibilité à la « vie privée8 », les auteurs ont bien pris le temps de préciser quelle était leur définition de la « vie privée », y compris en faisant référence à des travaux de théoriciens de la vie privée (Anić et al., 2018, p. 14-28). Ils précisent que toute mesure quantitative de sensibilité à la vie privée est difficile car « hautement

8 Il s’agit du projet PRICON, pour « Extended Model of Online Privacy Concern », financé par la Fondation croate pour la science. Voir : (Anić et al., 2018).

subjective »9 (Anić et al., 2018, p. 34). Toutefois, malgré la sophistication et l’intérêt considérables du modèle proposé, cette étude n’a pas non plus cherché à faire émerger du terrain une ou des définitions de la « vie privée » et du « droit à la vie privée ». Enfin, bien que la critique communautariste de la vie privée10 y soit évoquée, le chapitre de cette étude consacrée à la présentation de la définition adoptée par les auteurs de la « vie privée » est construit de telle sorte à aboutir à une forme de consensus sur ce « qu’est » la vie privée, pour en tirer une définition opérationnelle. Cela a pour effet de gommer les clivages entre approches antagonistes, et de renforcer l’impression qu’il existerait un consensus général sur l’idée même du bien-fondé du droit à la vie privée.

Plusieurs voix de dissensus se font pourtant parfois entendre dans le débat public. En 2010, Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, déclarait ainsi que « la vie privée n’est plus une norme sociale11 » (Barnett, 2010). Vint Cerf, un des cadres dirigeants de Google, a affirmé en 2013 devant la Federal Trade Commission américaine que « la vie privée pourrait bien en fait être une anomalie12 » (Cerf, 2013, p. 147).

Par ailleurs, nous trouvons y compris dans la littérature académique des voix prenant partie contre le droit à la vie privée. C’est le cas à la fois de Richard Posner (1977, 1981), George Stigler (1980) ou encore – pour des raisons différentes – Catherine MacKinnon (1989). D’autres critiquèrent l’existence ontologique d’une catégorie de droit qui serait un droit à la vie privée. Selon cette critique – connue sous le nom de critique « réductionniste » (DeCew, 2018) – le droit

à la « vie privée » désignerait un ensemble incohérent de droits déjà protégés par ailleurs, par

exemple par le droit à la propriété, ou à la sécurité (Thomson, 1975).

La valeur, la désirabilité même du droit à la vie privée ne fait donc pas tout à fait consensus, et même entre partisans d’un tel droit, il existe des débats sur sa justification philosophique et morale, sur ses limites, ou encore sur ses modalités.

Le but du présent chapitre n’est pas de faire un état de l’art sur les conceptions existantes du droit à la vie privée en poursuivant un idéal inatteignable d’exhaustivité, mais de présenter les grandes lignes des débats théoriques que nous avons repérés dans l’espace public pour essayer de distinguer plusieurs courants de pensée. Il n’est pas non plus de prendre position en faveur de l’une ou de l’autre, même si j’ai effectivement un avis sur le sujet. Cette présentation est fondée sur un travail de recherche et de lecture de nombreux textes théoriques sur la vie privée, qui a précédé la conduite des terrains présentés dans les trois prochains chapitres. Régulièrement, nous

9 Traduction de l’auteur. Texte original : « highly subjective ». 10 Cf. section 2.3.4.

11 Traduction de l’auteur. Texte original : « privacy is no longer a social norm ». 12 Traduction de l’auteur. Texte original : « privacy may actually be an anomaly ».

ferons des renvois vers ce chapitre, lorsque nous serons en présence d’un discours d’acteur qui nous paraît faire référence à l’une des conceptions du droit à la vie privée présentée ici, ou tout du moins la refléter, s’en approcher.

Notons que pour ne pas s’écarter du cadre de l’objet de recherche de la thèse, seuls seront présentés ici dans les grandes lignes des théories sur le droit à la vie privée ou sur le droit à la protection des données à caractère personnel. Tous les discours sur les données en général ne seront pas présentés. Ceci nous a par exemple amené à exclure de notre champ d’étude la présentation et l’analyse des discours sur le Big Data, dont la généalogie remonte aux travaux et projets anciens sur la statistique et la gestion des probabilités (Bernstein, 1998 ; Desrosières, 2014 ; Rouvroy et Berns, 2013), couplée à l’idée que les traces numériques sont des indices fiables du réel tendant à l’exhaustivité et capables de révolutionner par l’obsolescence de la recherche d’hypothèses explicatives les méthodes scientifiques et l’innovation industrielle (Bonenfant et al., 2015 ; Boullier, 2015 ; Bourdeloie, 2014 ; Jeanneret, 2011 ; Rouvroy et Berns, 2013 ; Schmitt, 2015) et à des imaginaires techno-libertaires ou néolibéraux (Ibekwe-Sanjuan et Paquienséguy, 2015).

À l’inverse, des discours partant d’une réflexion sur la technique ont eux été intégrés s’ils contenaient des éléments sur le droit à la vie privée ou à la protection des données à caractère personnel, mais ne seront pas présentés dans leur ensemble. C’est notamment le cas du

Quantified Self, qui repose par ailleurs sur le paradigme dataïste incarné par les discours sur le Big Data, sans pour autant en représenter l’intégralité.

Les conceptions, ou courants de pensée, sur la vie privée qui sont présentés dans ce chapitre sont par ailleurs construits et présentés comme des ensembles cohérents, et clairement délimités entre eux. Si cette présentation s’est fondée sur des clivages et des filiations intellectuelles dont nous avons vérifié l’existence dans la littérature, elle est dans le même temps le fruit d’un processus de simplification. Par exemple, bien que le paradigme libéral de la vie privée soit dans l’ensemble individualiste, et qu’il motive un projet de reconnaissance d’un droit

à la vie privée dans le chef des individus et non des groupes pour protéger des intérêts conçus

comme individuels avant tout, Alan Westin, l’un des principaux théoriciens cités par la première génération de défenseurs de la vie privée dans les années 1970, évoquait encore de temps en temps dans ses écrits la possibilité et l’utilité pour des groupes de bénéficier d’une vie privée. Les catégories présentées dans ce chapitre sont donc des catégories idéal-typiques, en ce qu’elles sont une mise en cohérence artificielle et simplificatrice des phénomènes étudiés qui sont malgré tout un préalable indispensable à la compréhension et donc à l’étude de ces mêmes phénomènes.

Enfin, le fait qu’un corpus de discours soit présenté ici sous la forme d’une conception théorique de la vie privée ne signifie pas nécessairement qu’elle se soit retrouvée reflétée sur les terrains étudiés. Le travail de repérage a commencé avant les études de terrain, même si ce chapitre a été rédigé après la rédaction initiale des quatre suivants. De ce fait, certains des discours et conceptions présentés, détectés dans la littérature ou dans la presse sans critère de

ciblage particulier, ont été intégrés bien qu’ils n’aient que marginalement ou pas circulé dans les terrains de notre recherche.

2.2. Le paradigme libéral de la vie privée et son évolution